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L’enseignement LCO comme « droit linguistique » : reconnaissance par les politiques

Force est de constater qu’en dépit de la réserve politique à l’égard de la migration, le soutien à l’enseignement des langues de la migration (donc l’enseignement LCO) jouit d’une reconnaissance relativement ancienne. En effet, la Suisse soutient l’enseignement de cours de langue et culture d’origine depuis 1972 déjà, en particulier à travers les recommandations émises par la Conférence suisse des Directeurs de l’Instruction Publique (désormais CDIP). A cette époque, l’enjeu premier de ces recommandations était en effet de donner un cadre aux différents cantons pour la mise en œuvre de mesures permettant une meilleure prise en compte des élèves issus de la migration. Il s’agissait par ailleurs de favoriser un retour éventuel aux pays de ces enfants. Rappelons en effet que dans les années 70, la majorité de

159 la migration en suisse est constituée de travailleurs saisonniers. Même si une grande partie d’entre-deux s’installe progressivement en Suisse, les projets de vie à moyen termes sont encore largement pensés dans le pays d’origine (Piguet, 2004). Dans cette optique, ce premier texte institutionnel, intitulé « principes relatifs à la scolarisation des enfants de travailleurs migrants » et daté du 2 novembre 1972 (recommandations et décisions, CDIP, 1995), thématise pour la première fois la question de l’enseignement LCO (parmi eux, l’enseignement du portugais pour les filles et fils d’immigrés):

Principes relatifs à la scolarisation des enfants de travailleurs migrants

La Conférence des directeurs cantonaux de l'instruction publique incite les cantons à prendre les mesures permettant que les enfants de travailleurs migrants ne souffrent pas de discrimination à l'école et de leur offrir, dans la mesure du possible, les mêmes possibilités d'accès aux écoles secondaires qu'aux enfants suisses.

Convaincue que tout doit être entrepris pour que les enfants de travailleurs migrants soient intégrés dans les écoles publiques - sans qu'ils en subissent des préjudices – la Conférence recommande :

- de permettre la fixation de deux heures hebdomadaires, au minimum, d'enseignement de langue, d'histoire et de civilisation du pays d'origine, dans le programme scolaire ordinaire;

- d'ajouter au certificat de fin d'études une attestation sur la fréquentation de ces cours;

- d'autoriser - durant un certain temps - la fréquentation d'écoles privées étrangères à ceux qui ont l'intention de rentrer dans leur pays d'origine. Afin de supprimer toute tension et tout malentendu il serait d'autre part indiqué de développer les services d'information à l'intention des consulats, des parents et des élèves.

(Recommandations et décisions, p. 14, CDIP, 1995)

On observe, dans ce premier texte, deux orientations complémentaires qui sont encore à l’heure actuelle à l’agenda de la CDIP. D’une part, il s’agit d’éviter la discrimination de ces

160 enfants au sein du système éducatif suisse (prendre les mesures permettant que les enfants de travailleurs migrants ne souffrent pas de discrimination à l'école) et d’autre part, il est question de permettre la poursuite des apprentissages en langue d’origine.

Entre 1972 et 1991, ces recommandations seront modifiées à plusieurs reprises. Sans présenter l’ensemble de ces textes, je m’attarderai ici sur les changements principaux impactant les cours LCOP. En 1976, le texte initial sera parachevé au travers des « Recommandations complétant les principes relatifs à la scolarisation des enfants de travailleurs migrants » (recommandations et décisions, CDIP, 1995). De manière générale, ce texte se veut plus précis par rapport aux différentes mesures à suivre pour la scolarisation des enfants migrants. En ce qui concerne spécifiquement les cours LCO, un seul nouveau point est mentionné :

Recommandations complétant les principes relatifs à la scolarisation des enfants de travailleurs migrants

[…]

- d'aménager au minimum deux heures par semaine pour l'enseignement de la langue et de la civilisation du pays d'origine; à l'école primaire, cet aménagement se fera dans le programme d'enseignement obligatoire; au degré secondaire, il se fera dans le cadre des disciplines facultatives.

(Recommandations et décision, p.55, CDIP, 1995)

Il n’y a donc pas de changement majeur en 1976. En revanche, on observe une volonté politique délibérée de renouveler le soutien institutionnel à l’enseignement LCO en précisant notamment son importance pour le degré secondaire. Plus tard, en 1985, les recommandations vont à nouveau être remaniées à travers un nouveau texte intitulé : « Recommandations concernant la scolarisation des enfants de langue étrangère » (CDIP, 1985). Ces recommandations, édictées par la CDIP plus de dix ans après les premières, offrent une terminologie nouvelle qui mérite que l’on s’y attarde. En effet, la CDIP ne s’adresse plus à des enfants de travailleurs migrants, mais bien à des enfants de langue étrangère. Cette transformation lexicale n’est pas le fruit du hasard, elle est la trace

161 discursive d’un changement de paradigme autour des langues à cette époque en Europe, et dont l’influence se fera ressentir également en Suisse. Le milieu des années 80 marque en effet un tournant idéologique autour des langues en Europe : les langues étrangères des enfants issus de la migration ne sont plus envisagées comme un déficit, mais comme une chance et une plus-value pour leur parcours scolaire et professionnel. Le texte de 1985 suit pleinement cette nouvelle direction :

Recommandations concernant la scolarisation des enfants de langue étrangère

[…]

1. La CDIP réaffirme le principe selon lequel il importe d'intégrer les enfants de langue étrangère dans les écoles publiques en évitant toute discrimination. Simultanément, elle souligne que l'intégration s'accompagne d'un droit au respect de l'identité culturelle transmise par les parents.

2. La CDIP recommande aux cantons : […]

- de tenir compte dans une mesure appropriée de l'allophonie et des connaissances supplémentaires dans la langue et la culture du pays d'origine lors des décisions portant sur la promotion et la sélection. Il importe avant tout d'éviter que les élèves de langue étrangère soient placés dans des classes spéciales en raison de carences dans la langue d'enseignement;

[…]

- de préparer le corps enseignant, lors de sa formation ou dans des cours de perfectionnement, à la prise en charge d'enfants étrangers, et de promouvoir la collaboration entre les enseignants étrangers et autochtones;

- de prévoir au moins deux heures par semaine à l'école obligatoire pour l'enseignement de la langue et de la culture du pays d'origine ;

162 - d'autoriser et, au besoin, de subventionner des contacts et des formes

d'enseignement interculturels à tous les niveaux.

3. Il est recommandé aux communes de mettre leurs installations et le matériel scolaire adéquat à la disposition des enfants et des parents étrangers afin de contribuer à leur intégration dans les domaines de l'éducation et de la formation.

(Recommandations et décisions, p. 119-120, CDIP, 1995)

Les principales nouveautés de ce texte sont illustrées à travers l’émergence de la notion de droit culturel et identitaire [l'intégration s'accompagne d'un droit au respect de l'identité culturelle] et la prise en compte [des connaissances supplémentaires dans la langue et la culture du pays d'origine]. Cette reconnaissance et ce droit à la « diversité », non plus seulement envisagé comme un handicap mais bien comme un atout potentiel, présente une rupture avec la politique assimilationniste dominante jusqu’alors. En effet, pour la pédagogie assimilationniste, les « élèves étrangers » étaient considérés en fonction de leurs lacunes ou déficits qu’ils devaient combler. En même temps, ils étaient sommés de s’assimiler au groupe dominant en effaçant tout particularisme culturel ou linguistique (Diehm & Radkte, 1999). Ainsi, le droit culturel ainsi que la reconnaissance du bagage linguistique des migrants témoignent de l’arrivée d’un nouveau courant, celui de la pédagogie interculturelle, matérialisée pour la première fois dans un texte de la CDIP [subventionner des contacts et des formes d'enseignement interculturels à tous les niveaux]. Le contexte politique, économique et social en pleine transformation de l’époque (les pays traditionnels d’émigration que sont l’Italie, l’Espagne et le Portugal voient leur économie respective se stabiliser, création de la communauté européenne, accord de Schengen) couplé au constat d’échec des pédagogies compensatoires et déficitaires ont largement concouru à l’émergence de la pédagogie interculturelle. Celle-ci se présente comme une grille de lecture de la réalité scolaire dont l’objectif consiste à « [… ] une éducation à l’altérité, à la diversité et à la communication dans un contexte marqué par la pluralisme » (Abdallah-Pretceille, 1994, p.200).

Quelques années plus tard, en 1991, la CDIP renouvelle son soutien politique pour les enfants de langue étrangère en prenant appui sur les versions précédentes (1972, 1976, 1985). Dans cette ultime version (il s’agit à ce jour de la dernière recommandation à l’intention des élèves de langues étrangère), la CDIP réaffirme les principes adoptés dans les

163 versions précédentes. Par ailleurs, deux nouveautés méritent d’être relevées. Premièrement, elle recommande « de désigner des responsables cantonaux et/ou de mettre en place des cellules de travail chargés d'encourager et de coordonner la mise en application des recommandations de la CDIP » (Recommandations et décisions, p. 209, CDIP, 1995) témoignant d’une volonté de voir s’opérationnaliser ces mesures au niveau cantonal, notamment par des mesures très concrètes. Par ailleurs, le texte renforce son ancrage dans la pédagogie interculturel recommandant aux cantons de : « prendre en compte les besoins des enfants de langue étrangère et les exigences d'une éducation interculturelle pour tous les élèves lors de l'élaboration des moyens et matériels didactiques, des plans d'études et des grilles horaires » (Recommandations et décisions, p. 209, CDIP, 1995). Le fait que désormais les approches interculturelles doivent être pensées comme un moyen pour tous les élèves (et plus seulement les élèves issus de la migration) témoignent d’un glissement de la pédagogie interculturelle adressée désormais à l’ensemble du public scolaire.

En définitive, on observe dans cette section que l’évolution des différentes recommandations de la CDIP de 1972 à 1991 sont le reflet des transitions politiques et sociales qui s’opèrent en Suisse et en Europe aux mêmes périodes. D’une idéologie de société homogène dans lequel l’étranger est « toléré » dans la mesure où il ne revendique ni n’affiche son altérité, on passe progressivement à la célébration d’une société hétérogène. De ce fait, si la question de la reconnaissance des langues de la migration dans les politiques éducatives et scolaires s’est vue renforcée durant les presque vingt années qui séparent les premières des dernières recommandations, il apparait néanmoins nécessaire de clarifier le champ d’action de la CDIP afin de mieux saisir la portée de ces recommandations. Le système éducatif de la Suisse est tel que le domaine de l’instruction publique relève majoritairement de la responsabilité des cantons. Toutefois, la CDIP a pour but d’offrir un espace politique et institutionnel au sein duquel les cantons peuvent coordonner leurs actions. Le travail de la CDIP peut se matérialiser par le biais de trois instruments : (1) Les accords intercantonaux : chaque canton est libre d’y adhérer, mais l’adhésion rend son contenu juridiquement contraignant pour ces membres ; (2) Les recommandations : travail consensuel entraînant la participation de tous les cantons, mais dont la portée du texte n’est pas juridiquement contraignante. L’objectif de ces dernières n’est donc pas de contraindre, mais bien d’inviter les cantons à harmoniser leurs pratiques et (3) Les déclarations politiques : texte ayant pour but de prendre position sur un sujet de politique éducative d’actualité.

164 On comprend dès lors que si l’ambition de reconnaissance véhiculée dans ces recommandations est louable, force est de constater que la liberté laissée aux cantons et la prudence des textes se voulant en aucun cas coercitifs constituent en ce sens un soutien politique dont le relai pragmatique sur le terrain est laissé à la liberté des cantons.

5.3 Les langues de la migration au sein du renouveau politique pour l’enseignement