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L’approche ethnographique critique permet au chercheur d’entrer dans le processus expérimental de la construction de données. Toutefois, comme le relèvent Cameron et al. (1992), il est indispensable que le chercheur prenne conscience de l’implication de sa propre subjectivité et de l’influence que son parcours de vie aura tant sur les questions qu’il se pose que sur sa manière d’y répondre. Ce chapitre a pour but de décrire la manière dont certaines de mes expériences biographiques ont contribué à dessiner les contours de cette recherche.

82 3.1.1 « Eu não falo português » : réflexivité sur ma posture

Je suis née d’une union mixte entre une mère brésilienne et un père suisse. Ma famille a déménagé du Brésil pour la Suisse lorsque j’avais 18 mois. Ma mère, ne parlant pas encore le français, a tout naturellement continué à me parler en portugais. Les années passant, mes sœurs aînées ont commencé leur scolarité et, petit à petit, la langue familiale est devenue le français, si bien que même ma mère s’est mise à nous parler pratiquement exclusivement en français. Le portugais qui avait bercé mes oreilles durant ma toute petite enfance a été remplacé exclusivement par le français. Par conséquent, malgré de bonnes compétences en compréhension orale, je ne me suis jamais considérée comme une locutrice lusophone. Bien que possédant quelques notions linguistiques de base me permettant de m’exprimer, parler en portugais me gênait : les mots me manquaient, je n’avais pas l’accent correct. Malgré tout et bien que ne parlant pas la langue de mon pays d’origine, mon extranéité restait évidente : ma peau brune renvoyait de facto à la question de mon origine. À chaque interaction avec un nouvel interlocuteur, mon stigmate physique, au sens goffmanien du terme, me forçait à une explication sur mes origines. Si cette première question en soi ne m’a jamais dérangée, je me suis toujours sentie quelque peu embarrassée face à celle qui suivait inexorablement ma réponse : « Alors, vous parlez portugais ? » Au début, je crois qu’un simple « non » accompagné d’une esquisse d’explication suffisait généralement pour mettre un terme à la conversation sur mon origine. Les années passant, je performais toujours davantage dans l’invention d’une explication cohérente quant à mes racines brésiliennes et à ma non-maîtrise de la langue. D’une explication simpliste : « ma mère n’avait pas jugé nécessaire d’insister auprès de nous pour le maintien de cette langue », j’ai pu passer à un discours plus élaboré fait d’arguments vaguement politiques : « vous savez, à l’époque, le bilinguisme ne jouissait pas du prestige d’aujourd’hui » associé à des arguments de types péda-psycho-sociaux : « les enfants n’aiment pas être différents des autres, ma mère l’a très vite compris ».

Toutefois, la gêne occasionnée par ce genre de situation a augmenté d’un cran lorsque, jeune adulte, je me suis rendue à des manifestations culturelles brésiliennes au cours desquelles je devais répondre en français aux personnes qui s’adressaient à moi en portugais. Durant ces échanges, la personne en face de moi semblait tout autant mal à l’aise que je ne l’étais moi- même. Ce genre de situation embarrassante a été relevé dans une recherche menée par Francis et al. (2009) au Royaume-Uni. Ils se sont intéressés aux représentations que les élèves d’origine chinoise avaient sur le bien-fondé et le sens accordé à l’apprentissage de

83 leur langue d’origine. Pour les élèves interrogés pour cette étude, le facteur identitaire est très présent dans le discours de ces jeunes élèves. Il semble ainsi indispensable de parler chinois lorsque l’on est Chinois et que l’origine est évidente (à travers des caractéristiques physiques notamment). L’une des élèves interrogées dans le cadre de cette recherche relève bien la gêne que peuvent engendrer certaines situations comme celles que j’ai vécues : « sometimes when you see some people that are obviously Chinese but they don’t know how to speak it, it’s very embarrassing » (Francis et al., 2009, p.529).

À cette époque, j’ai clairement regretté de ne pas grandir dans une famille plus investie dans mon éducation « brésilienne », ou du moins dans le maintien du lien avec mon pays d’origine. Lorsque, plus tard, j’ai interrogé ma mère sur la question linguistique, lui reprochant en quelque sorte mes lacunes en portugais, sa réponse est sortie très naturellement. Premièrement, nous parler en français lui semblait la meilleure option pour garantir notre réussite scolaire. D’autre part, elle m’a rappelé avoir essayé de maintenir cette langue avec moi, mais en tant qu’enfant, je refusais de lui parler en portugais, si bien qu’elle a, petit à petit, fini par abandonner. Enfin, elle a mentionné qu’il n’y avait pas d’école brésilienne dans la région et qu’elle n’avait pas imaginé, une seule seconde, m’envoyer à l’école portugaise.

Est-ce un hasard si mon mémoire de master s’est porté sur les cours de langue et culture d’origine et si ma thèse porte sur la langue d’origine portugaise ? Je n’ai pas de réponse à cette question et je ne suis pas certaine qu’y répondre ajouterait des éléments pertinents pour mon analyse. En revanche, expliquer et comprendre la manière dont mes liens particuliers avec ma langue d’origine ont influencé certains de mes choix dans le cadre de la récolte des données semble indispensable.

3.1.2 Implications méthodologiques

Dans une démarche ethnographique encore plus que dans toute autre démarche, le chercheur doit composer avec la signification accordée à son statut et à sa légitimité (Heller, 2002). En ce qui concerne ma personne et ce travail, je me suis beaucoup interrogée sur le fait de mener les entretiens en portugais ou non et sur la signification que ce choix pourrait prendre aux yeux des acteurs sociaux interrogés. Cette réflexion a été guidée par plusieurs facteurs que je présente ci-dessous.

84 Mon degré de maîtrise de la langue portugaise : à l’époque des premiers entretiens, je ne me sentais pas du tout à l’aise pour conduire des entretiens dans cette langue. Si je maîtrisais le vocabulaire associé à la vie quotidienne (et encore), il me semblait impossible d’aborder des sujets plus spécifiques dans cette langue. Par ailleurs, l’accent portugais diffère de celui du Brésil (comme certains mots de vocabulaire par ailleurs) rendant parfois la compréhension difficile. En tant que jeune chercheuse, je trouvais extrêmement embrassant d’imaginer demander à mes interlocuteurs de répéter leurs phrases à plusieurs reprises. La transcription écrite de mes entretiens constituait par ailleurs un autre obstacle que j’ai identifié au cours de ma réflexion. Ma méconnaissance du code écrit constituait un enjeu de taille pour la transcription des données.

Le statut de la langue portugaise du Brésil : la langue qui unit ces deux pays est identique et à la fois singulière. Les liens politiques et historiques entre le Brésil et le Portugal n’ont pas toujours été placés sous le signe de la franche camaraderie. Par ailleurs, dans le cadre de mes entretiens, j’avais prévu d’aborder des questions aussi sensibles que le lien entre le Portugal et le Brésil dans la question de l’accord orthographique harmonisant les deux normes d’écriture, ainsi que des aspects liés à l’histoire coloniale du Portugal. Ne nous méprenons pas, parler le portugais du Brésil avec un Portugais, ce n’est pas être considérée comme une insider. Potentiellement, en parlant le portugais du Brésil, je me positionne – aux yeux de mes participants – comme autant étrangère que si je me présente en parlant français. Toutefois, il est évident que les représentations autour du Brésil et celles autour de la Suisse ne sont pas identiques. Historiquement, le Portugal a été la nation puissante qui a colonisé le Brésil, alors que la Suisse représente un pays vers lequel la population portugaise précarisée a émigré en quête d’une meilleure qualité de vie. Dans les deux cas, les acteurs sociaux seront influencés par la manière dont ils me construisent et par les représentations qu’ils se font de ma personne.

Ma décision finale me ramenait donc à deux choix : être une outsider francophone ou une outsider lusophone. La première alternative comporte l’avantage de me placer en situation de force puisque je maîtrise le français parfaitement, ce qui n’est pas le cas de mes interlocuteurs pour qui le français est une langue seconde. Ce faisant, cette dimension peut interférer sur la relation sociale s’établissant entre nous en renforçant une certaine forme d’asymétrie : universitaire détenant et maîtrisant la langue légitime de l’entretien versus immigré dont le français est partiellement maîtrisé. Le second choix, en revanche, inverse la

85 situation. C’est moi-même qui, ne parlant pas parfaitement le portugais, me placerais dans une position ne me permettant pas de contrôler la situation et les échanges.

Ce sont finalement mes appréhensions de jeune chercheuse qui ont pris le dessus. J’ai choisi de mener mes entretiens dans la langue dans laquelle je me sentais le plus à mon aise (autant pour la tenue des entretiens que pour leur transcription) ; par conséquent, les entretiens se sont déroulés en français. Il est arrivé qu’à la fin des entretiens, les personnes me demandent mon origine (ma couleur de peau les mettait sur la piste, ainsi que mon prénom, très répandu au Portugal). Dans ces cas-là, j’ai parlé très spontanément de ma double origine, en expliquant qu’en dépit de mon origine brésilienne, je ne maîtrisais pas le portugais.

La première conséquence objective de ce choix a été la sélection des participants. Je n’ai, en effet, pu mener des entretiens qu’avec des personnes qui parlaient suffisamment bien le français pour s’exprimer devant une inconnue. La seule exception à cette règle langagière est l’entretien que j’ai mené à l’Institut Camoes avec l’un des membres de la direction. Dans ce contexte, j’ai proposé de conduire la discussion en anglais.

L’autre répercussion liée à cette décision réside dans la fluidité des entretiens. J’ai en effet senti que certains parents d’élèves ou certains enseignants se sentaient parfois limités dans leurs explications en raison de lacunes en français. J’ai parfois dû essayer de terminer leurs phrases, chercher les mots pour eux et attendre leur validation par la suite. J’ai tenté de prendre en compte ce dernier point en précisant qu’à tout moment durant l’entretien, ils avaient la possibilité d’exprimer un mot ou une idée en portugais plutôt qu’en français. Toutefois, et malgré cette précaution, il est probable et même fort possible que les entretiens auraient été plus longs et plus fournis si la langue avait été le portugais.

En guise de conclusion, j’ai conscience que ce choix linguistique n’est pas neutre, qu’il a eu des conséquences sur mes entretiens, sur le choix des personnes interrogées, mais également sur mon positionnement. En préférant le français, j’ai implicitement renforcé ma position d’outsider par rapport à la communauté portugaise.

Finalement, mon malaise ressenti en tant que locutrice lusophone brésilienne illégitime (puisque n’en maîtrisant ni le code, ni l’accent) me conduit à certains aspects de ma problématique. En dépit de la promotion pour une communauté lusophone déterritorialisée, l’espace lusophone est hiérarchisé, et les inégalités entre les différents « parlers portugais » subsistent. Par ailleurs, le lien entre langue et identité, lien qui m’a passablement donné à

86 réfléchir durant ces dernières années, semble également être au cœur du discours des acteurs sociaux que j’ai interrogés, comme nous le verrons dans les chapitres analytiques.

Cette clarification étant faite, les sections suivantes vont s’atteler à montrer les données récoltées, la pertinence de celles-ci dans le cadre de mon travail et, enfin, les enjeux méthodologiques et analytiques que chaque type de donnée comporte.