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1.3 L’examen des politiques linguistiques sous l’angle de la sociolinguistique critique

1.3.3 Le discours comme matérialisation des politiques linguistiques et éducatives

Si les politiques linguistiques sont des pratiques hégémoniques auxquelles les acteurs sociaux peuvent se soumettre, mais qu’ils peuvent également, dans certains cas, contester, reste à définir les moyens à travers lesquels tant les pratiques hégémoniques que celles possibles de contestation ou de soumission se révèlent. La notion de discours apparait donc centrale dans notre appareillage tant épistémologique qu’analytique. Je placerai d’emblée mon acception du discours dans une approche poststructuraliste inspirée par l’œuvre de Michel Foucault (1969). Partant de sa critique d’un structuralisme linguistique abstrait et d’une histoire linéaire et progressive des idées, Foucault a largement insisté sur la matérialité et l'historicité des pratiques langagières comme berceau d’émergence des savoirs. Pour cet auteur, il est nécessaire de dépasser la vision structuraliste qui se limite à une analyse synchronique des discours et des institutions pour en dégager l’ordre et le sens. À l’inverse des structuralistes, qui considèrent cette structure comme inchangeable, Foucault étudie donc la structure à un moment donné de l’histoire. L’évolution de l’homme et des sociétés à travers l’histoire est mise de côté. Ainsi, Foucault considère que :

« (…) les discours, tels qu’on peut les entendre, tels qu’on peut les lire dans leur forme de textes, ne sont pas, comme on pourrait s’y attendre, un pur et simple entrecroisement de choses et de mots : trame obscure des choses, chaîne manifeste, visible et colorée des mots : je voudrais montrer que le discours n’est pas une mince surface de contact, ou d’affrontement, entre une réalité et une langue, l’intrication d’un lexique et d’une expérience : je voudrais montrer sur des exemples précis, qu’en analysant les discours eux-mêmes, on voit se desserrer l’étreinte apparemment si forte des mots et des choses, et se dégager un ensemble de règles propres à la pratique discursive » (Foucault, 1969, p.71).

Comme nous le montre cet extrait, Foucault rompt avec l’épistémologie structuraliste à travers un premier postulat primordial pour la compréhension de la notion de discours. Il est

52 nécessaire, pour Foucault, de remettre en cause le paradigme postulant la transparence du monde, et l’existence d’une réalité objective cachée derrière les mots. En ce sens, il présente une distinction entre le signe et le référent : le langage et, à plus forte raison, le discours ne doit pas être considéré comme un miroir de la réalité qui reflèterait fidèlement les relations du monde objectif. Comme le relève Martin Rojo (2001), « Le discours est matière et la matérialité de ces discours est le fruit d’un processus contraint et orienté. On peut alors considérer que le discours n’est pas seulement objet d’analyse, mais qu’il est une trace d’une pratique sociale située institutionnellement, historiquement et idéologiquement. » (Martin Rojo 2001, p.135). Cette acceptation du discours favorise l’analyse de la matérialité des pratiques symboliques tout en considérant le sujet comme imbriqué dans des matrices de pouvoir sociales et historiques (Angermuller, 2007). En ce sens, le discours ne peut être appréhendé sans une prise en compte du locuteur, car ses perceptions et sa subjectivité participent à une certaine élaboration du discours.

Parallèlement à ce premier postulat, Foucault invite à étudier les discours à l’intérieur de leur contexte institutionnel, interactionnel, socioculturel, historique et économique : « Il s’agit de saisir l’énoncé dans l’étroitesse et la singularité de son événement, de déterminer ses conditions d’existence, d’en fixer au plus juste les limites, d’établir ses corrélations aux autres énoncés qui peuvent lui être liés, de montrer quelles autres formes d’énonciation il exclut. » (Foucault, 1969, p.40). Ce qui revient à dire qu’il est nécessaire d’étudier la manière dont les discours sont produits ainsi que les conditions qui ont permis leurs productions, étude nous envoyant ipso facto à leur historicité. Ainsi, la pratique discursive n’est jamais le produit du hasard, mais bien « […] un ensemble de règles anonymes, historiques, toujours déterminées dans le temps et l’espace qui ont défini à une époque donnée, et pour une aire sociale, économique, géographique ou linguistique donnée, les conditions d’exercice de la fonction énonciative » (Foucault, 1969, p.162). En ce sens, le chercheur se doit de considérer la pratique discursive comme étant une activité multiple s’exerçant conformément à des règles historiques et sociales et s’inscrivant au sein de rapports de pouvoir préétablis. Pour ces raisons, la lecture du discours et de sa signification doivent se garder d’échapper aux interrogations suivantes : qui a produit le discours ? quand ? dans quel contexte ? avec quelles conséquences et pour qui ?

Après cette première clarification conceptuelle de la notion de discours, nous pouvons maintenant aborder une autre dimension de celui-ci, qui est sa matérialité. Comme l’a souligné Martin Rojo (2001), le discours – quel que soit son support – est matière, et en ce

53 sens, il peut être traité comme la trace d’une pratique sociale. Ainsi considéré, le discours se trouve être le lieu d’élaboration de l’histoire :

« En effet, tout événement, toute expérience, tout souvenir, se matérialisent – et sont donc socialement rendus accessibles – par la médiation du discours. L’histoire en tant que discipline n’existerait pas sans le passage par le discours, et les changements sociaux deviennent perceptibles et préhensibles par leur matérialisation dans les discours. » (Duchêne, 2009, p.136)

Finalement, en tant que dernière considération, nous envisageons les discours comme étant situés et connectés à d’autres discours auxquels ils répondent. Il s’agit là de leur dimension intertextuelle (Bakhtine, 1970) désignant plus précisément le processus au moyen duquel tout discours peut se lire comme l'intégration et la transformation d'un ou de plusieurs autres discours. En ce sens, le discours ne doit pas être envisagé de manière isolée, mais bien comme une partie d’un ensemble plus vaste de discours interconnectés (Duchêne, 2008). Parce qu’ils révèlent et soulignent l’émergence, la cristallisation et le positionnement des acteurs et des institutions, les discours constituent la matière première de notre travail. Et ce, autant pour l’analyse critique des politiques linguistiques que pour celle des acteurs sociaux interrogés. Ils sont inextricablement et intimement liés à nos questions de recherche, car la politique linguistique en lien avec les cours de langue et culture d’origine s’est faite et continue de se faire à travers des discours institutionnels, législatifs, politiques et pédagogiques, mais également à travers les discours des acteurs concernés par cet enseignement. L’analyse critique des différents discours produits tant par les institutions que par les acteurs permettra de révéler les différentes positions idéologiques et, à travers elles, les intérêts sociaux, politiques et économiques conflictuels en présence. Enfin, elle permettra de mettre en lumière les différentes tensions qui se déroulent sur le terrain de la langue.