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Les sections précédentes ont permis de comprendre la genèse – particulière à l’État portugais et suisse – du lien entre nation et langue nationale. En ce qui concerne la Suisse, on a vu que le lien entre langue et appartenance nationale est particulier, puisque cette dernière a fondé sa légitimité sur la diversité linguistique. En revanche, pour le Portugal, l’analyse a mis en lumière l’existence d’un sentiment national fort qui s’exporte jusque dans les communautés portugaises de Suisse, qui maintiennent un lien étroit avec le pays d’origine. La langue (et son enseignement), en tant que marqueur national et identitaire, tient une place de choix dans

73 la sauvegarde et la reproduction d’un nationalisme portugais de longue distance (Anderson, 1983). À partir de ce constat, il sera question, dans cette section, de montrer la manière selon laquelle les nouvelles idéologies langagières apportées par le capitalisme tardif contribuent à déstabiliser, d’une part, le consensus et l’ordre établi entre nation portugaise, langue et diaspora et, d’autre part, à ébranler le régime plurilingue de la Suisse.

En effet, si, au Portugal, la langue, en tant qu’emblème de la nation et ciment du peuple, a fonctionné dans cette mission pendant plusieurs décennies, force est de constater que cette idéologie moderniste est confrontée à de nouveaux enjeux politiques, économiques et politiques venant bousculer les codes établis jusqu’alors. Les prémisses de ces changements sont à relier au tournant néolibéral qu’ont pris, à partir des années 70-80, la plupart des économies du monde. Caractérisé par une volonté d’accroître la productivité par la libération du marché économique (Harvey, 2005), le modèle néolibéral s’est développé de manière fulgurante grâce à l’avènement des nouvelles technologies facilitant les échanges internationaux. Cette nouvelle économie néolibérale et globalisée – appelée capitalisme tardif (ou haute modernité) – caractérisée par les échanges internationaux d’individus, de services et de biens a bousculé la capacité des États-nations à réglementer de manière adéquate les marchés, les ressources et les populations. En affaiblissant le rôle de l’État au profit d’une gouvernance interétatique, mondialisée et financiarisée (Canut & Duchêne, 2011), le capitalisme tardif force les États-nations à devoir se positionner sur un marché transnational, au sein duquel ni la production, ni la consommation ne sont restreintes à des zones nationales. Ainsi, une nouvelle forme de marché transnational émerge, au sein duquel la compétition afin d’avoir accès aux forces de travail et aux capitaux étrangers devient un enjeu central pour tous les États. Ces nouvelles conditions économiques, politiques et sociales ont concouru à changer le rôle et les pratiques attribués à la langue. Jusqu’alors attribués aux questions de citoyenneté et d’identité, le discours sur la langue va se déplacer progressivement sur les activités économiques (Heller & Boutet, 2006).

Premièrement, la langue devient la matière première permettant la gestion des réseaux mondiaux. Elle devient, dès lors, un capital symbolique hautement valorisé, car elle est associée à la productivité économique (Duchêne & Heller, 2012, Duchêne 2009). La parole « d’œuvre » (Duchêne 2009) ou « la part langagière du travail » (Boutet, 2011) expriment très bien cette valorisation du langage : ce dernier ne fait plus simplement partie intégrante des processus de travail, il devient également le produit du travail lui-même.

74 Cette nouvelle valeur économique du langage sera mise à profit des États-nations qui, comme je l’ai déjà mentionné plus haut, sont obligés de se repositionner et de redéfinir leur stratégie en vue de maintenir ou de gagner une position de pouvoir au sein de l’échiquier international. Dans ce contexte, les anciens discours sur la langue ne suffisent plus pour maintenir la légitimité des États-nations, forçant donc ceux-ci à développer de nouveaux cadres idéologiques afin de maintenir leur position dominante (Pujolar, 2007). Ceux-ci vont tendre à construire la langue comme un argument « marketing », comme une ressource de « distinction » et de valeur ajoutée (Bourdieu, 1982), rendant le produit en promotion hautement valorisé sur le marché (Del Percio, 2013 ; Duchêne, 2009 ; Heller 2006, 2008). Dans cet effort de redéfinition idéologique, on observe un transfert de la logique du capitalisme d’entreprise à la politique linguistique dans une logique de propagande nationale ou de nation branding (Pujolar, 2007 ; Del Percio, 2013). En effet, la libéralisation du marché et la concurrence internationale encouragent les politiques linguistiques à substituer les stratégies et les discours purement politiques pour des stratégies économiques matérialisées dans des discours et des pratiques du capitalisme d’entreprise (Pujolar 2007). La grande cause linguistique et nationale, à l’agenda des États-nations jusqu’ici, va peu à peu être délaissée au profit d’un nouvel engouement pour la création et le développement de nouveaux marchés du travail (Heller, 2007 ; Gee et al. 1996). On assiste donc à une redéfinition du rôle de l’État, passant du rôle de protecteur à un rôle de producteur d’opportunités économiques (Da Silva & Heller, 2009). Ces processus conduisent l’État à considérer ses citoyens comme des clients qui doivent se frayer leur propre chemin au sein de l’économie mondiale (Heller, 2008). Cette transition vers une politique linguistique néolibérale se caractérise par la transition d’un locuteur « citoyen » à un locuteur « client » (Heller & Boutet, 2006).

De plus, parallèlement à son nouvel attribut économique, la langue maintient son rôle en tant que marqueur identitaire, symbole d’appartenance et d’authenticité. Le tourisme et la culture constituent notamment des espaces privilégiés où la langue et l’identité continuent à être valorisées comme appartenant à un endroit, à une nation, à un peuple, à son héritage et à son identité (Heller 1999, Duchêne & Heller 2012; Del Percio, 2013 ; Pietikäinen 2012). Le capitalisme tardif n’a donc pas contribué à remplacer une idéologie langagière par une autre. Au contraire, les nouvelles conditions économiques, sociales et politiques ont complexifié le discours sur les langues en ajoutant aux arguments modernistes un discours

75 néolibéral. Symbole de fierté de la nation, ciment du peuple, cette idée de la langue cohabite avec celle de la langue comme source de profit économique. Si deux visions présentent l’avantage de se nourrir mutuellement des forces de l’une et de l’autre (Duchêne & Heller, 2012), force est de constater que l’un des enjeux majeurs du capitalisme tardif réside dans la poursuite d’un équilibre – pourtant fragile – entre le discours néolibéral et le discours moderniste de la langue.

Pourtant, si leur mise en œuvre est différente, la finalité des deux types de discours n’en reste pas moins semblable. Qu’elle soit construite comme symbole d’authenticité nationale ou qu’elle soit valorisée comme tremplin à la propagande des États, la langue reste, dans les deux types de discours, un instrument dont le seul but est de servir les intérêts politiques et économiques de l’État Duchêne & Heller, 2012). Il y a donc une forme de continuité idéologique au moins sur deux aspects. D’une part, les deux discours opèrent en tant qu’instrument de pouvoir et, d’autre part, ils sont tous deux le résultat autant que les conditions d’un marché linguistique affectant les processus de structuration de la société (Bourdieu, 1982).

En me basant sur la notion foucaldienne de dispositif (Foucault 1971, 1994), j’avance que cette continuité idéologique peut être comprise dans un ensemble plus vaste, à travers l’acceptation de la politique linguistique en tant que « dispositif » de gouvernementalité (à côté d’autres dispositifs comme l’éducation, l’armée, la politique étrangère). En ce sens, la coexistence du discours nationaliste et du discours néolibéral doit être comprise non pas comme la manifestation d’une rupture idéologique, mais plutôt comme la matrice d’« événements sociaux » répondant aux problèmes posés par les changements des conditions historiques, politiques et sociales inhérentes au contexte dans lequel le dispositif évolue. En ce sens, le « dispositif politique linguistique » constitue en lui-même une continuité idéologique, dont l’intérêt n’est autre que de contrôler l’accès, le développement, la production de la langue ainsi que sa diffusion afin de garantir la prospérité et la compétitivité économique de l’État, et ce, envers et contre les différents événements sociaux qui s’y déroulent. Cette compréhension de la politique linguistique en tant que dispositif complète ainsi la notion de « régime linguistique » proposée par Cardinal et Sonntag (2015), en lui apposant, en plus de sa dimension idéologique, une dimension historicisante.

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