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2.2 Le Portugal : un cas d’école

2.2.3 La fin de l’empire colonial et le début de l’empire linguistique

Les Portugais ont été les premiers à réaliser des conquêtes et les derniers à s’en défaire (Torgal, 2005). Amorcé après la Deuxième guerre mondiale dans la plupart des pays colonialistes, il faudra attendre la fin du règne de Salazar pour voir un tel mouvement s’amorcer du côté du Portugal. À partir de 1968, en effet, sous l’impulsion du nouveau ministre Marcello Caetano, se met en place une politique d’autonomie des provinces d’outre- mer. Toutefois, face aux résistances des ultras du régime, les discussions avec les colonies se retrouvent le plus souvent au point mort. Tant et si bien qu’il faudra attendre la révolution des œillets de 1974 pour qu’une véritable politique de décolonisation puisse voir le jour. Et celle-ci sera fulgurante, puisqu’en une année à peine, la décolonisation sera terminée. Tout en respectant l’indépendance de ces anciens territoires, le Portugal mettra tout en œuvre pour maintenir des liens de coopération avec les pays lusophones (Reis Torgal, 2005). Cet effort sera encore renforcé dans les années 90, avec notamment la création de délégations de l’Institut Camões dans les pays lusophones (1992) et la création de la communauté des pays de langue portugaise13 (CPLP) en 1996. Ces deux événements marquant la politique

extérieure du Portugal à partir des années 90 et jusqu’à aujourd’hui méritent que l’on y prête une attention particulière.

L’Institut Camões est intéressant dans la mesure où il cristallise une grande partie de la politique culturelle et linguistique de l’État portugais depuis la fin des années 20. Par ailleurs, c’est ce même institut qui, aujourd’hui, a la responsabilité de l’enseignement des LCOP pour les communautés portugaises émigrées. L’histoire vaut donc le détour. Les fondements de l’Institut remontent à 1929 (Rollo et al, 2012). Le nouveau régime républicain de l’époque souhaite se doter d’un instrument étatique permettant de promouvoir la recherche scientifique, le développement artistique et l’expansion de la langue portugaise. C’est ainsi que sera créée la junte d’éducation nationale ( Junta de Educação Nacional ) qui ne durera

13 Les pays membres de la CPLP sont l’Angola, le Brésil, le Cap-Vert, la Guinée-Bissau, la Guinée équatoriale, le

Mozambique, le Portugal, Sao Tomé-et-Principe et le Timor-Leste. L’intégralité des informations sur la CPLP est consultable sur https://www.cplp.org (dernier accès le 23/11/2017).

66 que quelques années, puisque le gouvernement de Salazar, avec l’Estado Novo, la remplacera par l’Institut pour la haute culture (IAC, Instituto para a Alta Cultura ) en 1936. Outre le changement d’intitulé, traduisant l’idéologie coloniale de Salazar et la suprématie de la culture portugaise sur les autres (en tout cas sur celle des peuples colonisés), les transformations se révèlent également être structurelles (Da Silva, 2010). L’IAC sera désormais rattaché au domaine de l’éducation, et à ses missions précédentes s’ajoute la volonté d’accroître la collaboration scientifique avec d’autres institutions étrangères. En 1952, l’Institut pour la haute culture devient l’Institut de la haute culture. Cette réforme, poussée par les transformations sociales, économiques et politiques de l’Europe d’après- guerre, vise à octroyer plus d’autonomie financière à l’Institut. L’octroi de cette liberté financière avait notamment pour but de permettre au nouveau IAC d’être compétitif au niveau de la recherche scientifique (et notamment nucléaire) face aux institutions analogues des pays voisins. Durant la décennie qui a précédé la révolution, on peut relever deux évolutions intéressantes. La première concerne la création de la « junte nationale pour la recherche scientifique et technologique », délestant progressivement l’IAC de sa mission scientifique. Corollaire de la première, la seconde évolution a trait au développement fulgurant des missions culturelles et linguistiques de l’Institut de la haute culture (Rollo et al, 2012). En effet, la fin de vie de l’IAC est marquée par une volonté d’intense expansion de la langue portugaise à l’étranger : création de lectorats, appui à l’enseignement du portugais à l’étranger (pour les étrangers) et traductions de publications portugaises. Après la révolution de 1974, l’Institut de la haute culture sera remplacé par l’Institut national de recherche scientifique et l’Institut de culture portugaise. Ce dernier sera rebaptisé Institut Camões en 1992. Encore rattaché au ministère de l’Éducation, le rôle de l’Institut de culture portugaise dans les années 80 était de renforcer la promotion de la langue portugaise, tant dans ses relations avec les anciennes colonies qu’au sein de la Communauté européenne naissante. Ces missions ont été reprises dès 1992 par l’Institut Camões, avec néanmoins un fort accent sur la dimension politique et diplomatique, puisque, en 1994, l’Institut Camões passera sous tutelle du ministère des Affaires étrangères (Rollo et al, 2012).

La CPLP, communauté des pays de langue portugaise, est une organisation interétatique créée officiellement en 1996 et dont les buts principaux sont la concertation politique et diplomatique entre les pays membres, le renforcement de la présence de la nouvelle communauté dans les espaces internationaux, une meilleure coopération des pays dans les domaines culturels et technoscientifiques et un plus grand activisme pour la promotion et la

67 diffusion de la langue portugaise. Elle donne une forme officielle aux nombreuses collaborations et aux relations étroites que le Portugal a activement mises en place depuis la décolonisation. Plusieurs auteurs (Pinto et al., 2005 ; Cahen, 2010 ; Lourenço, 1999) ont porté un regard critique sur cette communauté. Sa dimension inconsciemment postcoloniale fait partie des reproches les plus virulents qui lui sont adressés. Il y a, de la part de Lisbonne, une volonté à peine dissimulée de faire croire que les pays de langue portugaise ont créé une communauté qui représente une identité commune. En ce sens, le concept de lusophonie, conçu et désiré par le Portugal, constitue une sorte de prolongement de l’imaginaire colonial (Cahen 2010). Plus qu’un espace culturel, c’est un espace postcolonial permettant l’expansion de la portugalité en dehors de son territoire (Lourenço, 1999 ; Caen, 2010). À l’empire colonial se substitue donc, avec la CPLP, un empire linguistique, tel que décrit par Pessoa dans son mythe du cinquième empire.

2.3 Le cas particulier de la Confédération helvétique

Un détour historique est nécessaire pour comprendre le lien particulier que la Suisse entretient avec ses langues nationales. L’acte de médiation rédigé sous Napoléon en 1803 octroie un statut de confédération à la Suisse qui est officiellement constituée de 19 cantons représentant chacun un micro-État souverain. La chute de Napoléon en 1813, et donc la fin de l’acte de médiation, favorisera la résurgence de conflits internes entre les différents cantons, conflits qui, soit dit en passant, ne sont pas d’origine linguistique, mais plutôt d’origine territoriale. C’est au congrès de Vienne que seront posées les balises d’une entente entre les cantons. En effet, des représentants de différents cantons suisses se rendent au Congrès de Vienne avec l’espoir de faire entendre leurs intérêts auprès des diplomates du comité suisse (Jost 2009). À la fin du Congrès, une solution de transition est trouvée, conférant à la Suisse ses frontières et sa neutralité (même si l’interprétation de la neutralité de l’époque n’est pas la même qu’aujourd’hui). Cette solution sera complétée par le Pacte fédéral de 1815 attribuant, et c’est un élément crucial, l’égalité entre tous les cantons. La reconnaissance de l’égalité entre les cantons sera un élément fondamental pour la reconnaissance des trois langues nationales. En effet, dans sa première constitution de 1848, la Confédération accorde, en vertu de l’article 109, le statut de langue nationale aux trois langues principales du territoire, à savoir l’allemand, le français et l’italien (Constitution

68 fédérale de 1848). Il faudra toutefois attendre 1938 pour que les Suisses octroient, à travers un vote, le statut de langue nationale au romanche.

Ce rapide retour historique permet de comprendre que, contrairement à ses voisins européens, et notamment le Portugal, la Suisse moderne (soit du XIXe siècle) s’est constituée non pas autour de la triple concordance entre l’État et la nation, la nation et le peuple, le peuple et la langue, mais bien autour de l’affirmation de sa diversité linguistique : français, allemand, italien et, plus tard, romanche (Grin, 2010). Conscient de sa spécificité dans un contexte européen dominé par l’idéologie « une langue – un peuple », la Suisse, à partir du XIXe siècle, doit imposer sa légitimité à l’extérieur de ses frontières en prônant « l’unité dans la diversité ». Cesaspects constitutifs de la Suisse moderne ramènent à une tradition étatique qui envisage le plurilinguisme de la Confédération helvétique non pas comme une contrainte, mais comme une force unificatrice. Le terme allemand de « Willensnation », littéralement « nation de volonté » traduit bien l’idée selon laquelle la Suisse ne s’est pas fondée sur la base d’une communauté unifiée par une langue et une culture commune (quand bien même cette idéologie de la nation « organique » est sujette à critique), mais bien sur la base d’une volonté politique de faire front ensemble. Cette idée se retrouve clairement dans les premières lignes de la Constitution de 1848 : « La Confédération suisse, voulant affermir l’alliance des confédérés, maintenir et accroître l’unité, la force et l’honneur de la nation suisse, à adopter la Constitution fédérale suivante »14 (Confédération suisse du 12 avril 1848,

p.1).

Toutefois, en dépit de cette particularité, la Suisse, comme le Portugal, entretient également une forme de mythe national, institutionnalisé à partir du XIXe siècle :

« Dans cette imagerie parfois un peu sulpicienne, les cantons, micro-États souverains, s’étaient réunis pour préserver ensemble leur liberté, forgeant un peuple (auquel on prit soin d’accoler dès que possible toutes sortes d’images d’Épinal, en particulier celle du montagnard farouchement attaché à son indépendance) uni, par-delà les différences de langue, dans l’amour de la

14 L’ensemble de la Constitution suisse est consultable ici

https://www.parlament.ch/centers/documents/de/Constitution1848.pdf (dernier accès le 12.12.2017).

69 démocratie et la résistance à l’impérialisme d’empereurs autrichiens, de princes

allemands, de ducs italiens, et de rois français » (Grin 2010, p.8-9).

Cette image d’Épinal demande nécessairement à être nuancée par la réalité historique des conflits intérieurs auxquels la Suisse a dû faire face. Comme le souligne Grin (2010), à partir du XXe siècle, d’autres conflits politiques et idéologiques ont contribué à déshabiliter

l’entente entre les différentes régions linguistiques, bousculant ainsi le mythe de l’unité dans la diversité. Depuis sa constitution moderne, la Suisse n’a eu de cesse de travailler sur sa représentation et sur son mythe national à travers la négociation et la recherche constante de consensus visant à assurer la paix des langues (ici les langues nationales) et donc d’assurer de faire perdurer cette nation fondée par et à travers sa volonté. Pour ce faire, la structure fédérale reconnaissant les quatre langues nationales (allemand, français, italien et romanche), tout en conférant une grande marge de manœuvre aux cantons, contribue à diminuer les éventuelles tensions linguistiques et, par ailleurs, considère les cantons comme la structure étatique par laquelle s’exprime l’appartenance nationale (Grin, 2010). Par ailleurs, la paix des langues, c’est-à-dire la cohabitation harmonieuse des différentes régions linguistiques de Suisse est un sujet sans cesse remis à l’agenda des politiques linguistiques et éducatives. La plus récente décision politique en la matière est sans nul doute la loi fédérale du 5 octobre 2007 sur les langues nationales et la compréhension entre les communautés linguistiques (Loi sur les langues, LLC15). Les objectifs de cette loi sont les suivants :

Art 2 But

Par la présente loi, la Confédération vise :

a. à renforcer le quadrilinguisme qui caractérise la Suisse b. à consolider la cohésion nationale

c. à encourager le plurilinguisme individuel et institutionnel dans la pratique des langues nationales

15 L’intégralité du texte de loi est consultable à cette adresse : https://www.admin.ch/opc/fr/classified-

70 d. à sauvegarder et à promouvoir le romanche et l'italien en tant que langues

nationales.

On comprend, à travers ces objectifs, que la question des langues nationales n’est pas une question qui peut être réglée une fois pour toutes et que la notion de « nation de volonté » s’exprime également par la recherche constante d’un équilibre linguistique satisfaisant les différentes régions, comme ici à travers cette loi. Nous verrons, dans le chapitre 6, la manière dont sont traitées les langues de la migration dans les politiques suisses, dans un contexte où les langues nationales font déjà passablement l’objet de débats et de négociations.

2.4 Les « autres » de la nation : l’importance de la langue pour la communauté portugaise émigrée

La description de l’évolution du rôle de la langue, respectivement des langues dans la construction du Portugal et de la Confédération helvétique, nous permet de nous intéresser à la communauté portugaise émigrée, qui jongle entre statut d’émigré et d’immigré, avec un pied au Portugal et l’autre en Suisse. Comme l’a écrit Lourenço (1999), le Portugal n’est pas ni pays, ni un peuple qui a – en dépit de ses rebondissements historiques – souffert de crise d’identité. Il va même jusqu’à dire que les Portugais ont plutôt souffert d’une crise d’hyper- identité. La langue, en tant qu’élément tangible d’homogénéité nationale (en place depuis 800 ans) ainsi que comme symbole de la colonisation, a joué un rôle déterminant dans la constitution de cette forte identité nationale commune. Ces deux aspects liés à la langue, mais également à tous les symboles de la patrie, ont été renforcés durant tout le régime de Salazar. Si l’émigration portugaise n’a pas cessé durant les 40 années de dictature, force est de constater qu’à partir de cette période, tout a été savamment orchestré pour s’assurer que les émigrés portugais resteraient fortement attachés à leur pays d’origine (Perreira, 2002). S’il ne pouvait complètement empêcher l’émigration, Salazar s’assurait que les conditions de vie des émigrés étaient telles qu’ils ne puissent s’imaginer s’installer définitivement dans leur pays d’accueil. En France, notamment, la mise en place d’une collaboration entre la police française et portugaise, les conditions de vie précaires ainsi que l’éclatement du noyau familial constituaient l’assurance que, d’une part, les émigrés rentreraient au pays et que, d’autre part, ils enverraient des devises dans les banques portugaises durant leur séjour à l’étranger (Perreira, 2002). Le comportement de Salazar vis-à-vis de l’émigration permet de

71 comprendre que, depuis de nombreuses décennies, l’émigration portugaise est vécue comme une forme de fatalité dont l’État peut néanmoins espérer tirer un profit économique en maintenant un lien avec les communautés émigrées.

Le terme de « diaspora », dans sa vision élargie (Schnapper et al., 2001), nous semble adéquat pour désigner les communautés portugaises, et notamment celle établie en Suisse, dans le sens qu’il désigne une communauté transnationale qui maintient des liens institutionnalisés, objectifs ou symboliques avec une nation d’origine16. Comme pour toutes les diasporas, mais peut-être de manière encore plus marquée pour la diaspora portugaise, dont l’identité nationale a toujours été très renforcée à coup de propagande, le lien avec la nation d’origine revêt une importance primordiale aux yeux des émigrés. De cet effort pour maintenir un lien avec la nation d’origine peut naître ce qu’Anderson (1983) nomme « le nationalisme de longue distance », c’est-à-dire un sentiment d’appartenance nationale qui – au vu de la distance et de l’éloignement – conduit à un attachement fort aux symboles et folklore nationaux. Ce « nationalisme de longue distance » apporte plus de profondeur à la notion de diaspora, à travers ce qu’Anderson (1983) nomme « la communauté imaginée », c’est-à-dire une communauté basée sur l’acceptation d’un langage partagé (lui-même imaginé), ce dernier agissant à la fois comme liant émotionnel entre les individus qui le possèdent et comme facteur de loyauté envers ce langage et la communauté qu’il est censé créer (del Valle 2008).

En Suisse, ce nationalisme de longue distance peut s’observer à travers l’étonnante vitalité des associations portugaises présentes sur le territoire. Entre 2005 et 2009, la Suisse comptait plus de 250 associations portugaises dont les activités sont essentiellement concentrées autour d’activités traditionnelles et populaires : fado, bals, musique, folklore et football. La dimension religieuse occupe également une place importante dans les relations intracommunautaires, comme en témoignent les messes célébrées en portugais qui sont pleines chaque dimanche (Bolzman et al, 2010). Finalement, on retrouve ici les 3 F chers à Salazar : folklore, foot et Fatima (pour la dimension religieuse). Ce lien avec la nation d’origine se trouve davantage renforcé par le maintien de la langue à travers les cours LCOP qui, comme je l’ai expliqué dans le chapitre introductif, ont été créés après la révolution des œillets et existent sur le territoire suisse depuis cette même période (années 70). La participation massive des émigrés à la vie communautaire ainsi que la fréquentation élevée

72 des enfants portugais issus de l’émigration aux cours de LCOP révèlent un attachement fort de la diaspora portugaise à sa nation d’origine. Toutefois, même si ce lien reste très marqué, y compris chez les migrants des deuxième et troisième générations, il est à noter que le rapport avec la nation d’accueil a fortement évolué, tant dans l’esprit des émigrés que dans le discours politique du Portugal vis-à-vis de ces derniers. D’abord mal perçus, puisque considérés comme mettant en danger l’unité nationale, les émigrés des années 70-80 ont vécu avec un discours politique du Portugal nourrissant l’idée de retour au pays et facilitant celui-ci (notamment avec la mise en place de l’enseignement LCOP, mais également avec des facilités bancaires pour envoyer des devises au Portugal à un taux d’intérêt intéressant). Dans l’idéologie moderniste des États-nations, l’objectif de l’État portugais était d’éviter l’enracinement des émigrés dans les pays d’accueil. À partir des années 90, et notamment avec l’entrée du Portugal dans l’Union européenne, on assiste à un autre type de discours de l’État portugais vis-à-vis de ces émigrés. Ce changement est emblématiquement illustré dans le discours du président Sempaio17 proclamé en Allemagne en 1998. Dans celui-ci, il exprimait le vœu que les Portugais s’intègrent dans leur société d’accueil tout en n’oubliant pas leurs racines portugaises (Klimt, 2000). L’attachement à la nation d’origine ne devenait ainsi plus aussi dogmatique que lors des premières vagues d’émigration. Toutefois, ce discours peut être considéré comme les prémisses d’une posture ambivalente de l’État portugais envers ses émigrés, et notamment en ce qui concerne la politique linguistique. Cette ambivalence ne cessera de s’accroître avec l’avènement du capitalisme tardif et les nouvelles idéologies langagières, comme je m’attacherai à le montrer dans les chapitres analytiques.