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À la lumière de ce qui précède, la sociolinguistique critique s’ancre préférentiellement dans la sociolinguistique interactionniste. Toutefois, elle se distingue de cette dernière dans sa volonté d’expliquer et d’analyser des phénomènes sociaux et langagiers vastes et de longue durée. Tout en étant fortement influencée par les travaux de Gumperz et Hymes, la sociolinguistique critique cherche davantage à lier la description des pratiques langagières aux conditions sociales, historiques, politiques et économiques dans lesquelles elles émergent. En expliquant les pratiques langagières à travers l’analyse historique des transformations sociales et des dynamiques de pouvoir dans lesquelles ces interactions prennent place, il s’agit de réaliser une analyse qui renforce les liens entre sociolinguistique interactionniste, ethnographie et théories sociales (Heller, 2002).

Une telle analyse se base sur une théorie combinant des théories sociales macro (structures) à des théories microsociales (actions ou agentivité). Les premières sont des théories touchant à la catégorisation et à la stratification sociale (Giddens, 1984), les dernières sont des théories qui envisagent le monde comme étant construit à travers des interactions et des pratiques locales (Gumperz 1982, 1989) ; et les deux théories sont reliées à la théorie sociale de Giddens (1984) et, à plus forte raison, à celle de Bourdieu (1979, 1980).

Dans cette combinaison, la théorie sociale de Bourdieu, notamment sa théorie de l’économie des échanges linguistiques (1982), joue un rôle central. Reposant sur les concepts de langue légitime, ressources linguistiques, capital symbolique et pouvoir symbolique, sa théorie invite à repenser certains concepts clés de la linguistique et de la sociolinguistique. Ce qui nous intéresse en particulier, dans ce travail, est la manière dont Bourdieu envisage l’étude de la langue, non pas en tant que sciences, mais plutôt en tant que science des usages sociaux de la langue. Il opère ainsi un quadruple déplacement des concepts de linguistique. En premier lieu, il substitue la notion de langue à celle de langue légitime : langue d’État, langue officielle dominante, normée et institutionnalisée. Deuxièmement, la compétence linguistique est remplacée par le capital linguistique, qui représente la compétence d’un

39 locuteur à maîtriser les lois de formation des prix linguistiques et les manipuler à son profit. Le troisième déplacement est un corollaire du précédent : en effet, puisqu’il y a capital linguistique, les échanges ne doivent pas être considérés simplement comme un système linguistique, mais comme un type d’économie spécifique, donnant lieu à un marché linguistique. Ce dernier est à la fois concret – il représente une situation sociale entre un ou plusieurs individus – et abstrait, dans le sens où il est constitué d’un ensemble de variables déterminant les prix et valeurs des produits linguistiques. Finalement, et c’est le dernier déplacement conceptuel, le marché linguistique est un lieu de rapports de force et de domination symbolique dans lequel les locuteurs ne s’engagent pas simplement dans des interactions linguistiques, mais bien dans des rapports de pouvoir symbolique (Bourdieu, 1982).

Le concept de marché linguistique nous invite à réfléchir sur, d’une part, la manière dont la valeur est attribuée aux différents produits linguistiques et, d’autre part, sur la légitimité des locuteurs au sein de celui-ci. Afin que les effets de capital linguistique s’exercent, le marché linguistique se doit d’être unifié, dans le sens où l’ensemble des locuteurs doivent être soumis à la même loi de formation des prix des productions linguistiques. Ainsi, dans une situation officielle (travail, formation, administration, etc.), le capital linguistique des locuteurs sera mesuré à partir de la maîtrise de la langue légitime. Un locuteur peut dès lors être considéré comme légitime, c’est-à-dire digne d’être écouté dans des conditions sociales spécifiques, lorsqu’il maîtrise suffisamment le capital linguistique de la langue standard :

« La constitution d'un marché linguistique crée les conditions d'une concurrence objective dans et par laquelle la compétence légitime peut fonctionner comme capital linguistique produisant, à l'occasion de chaque échange social, un profit de distinction. [...] Étant donné que le profit de distinction résulte du fait que l'offre de produits (ou de locuteurs) correspondant à un niveau déterminé de qualification linguistique (ou, plus généralement, culturelle) est inférieure à ce qu'elle serait si tous les locuteurs avaient bénéficié des conditions d'acquisition de la compétence légitime au même degré que les détenteurs de la compétence la plus rare, il est logiquement distribué en fonction des chances d'accès à ces conditions, c'est-à-dire en fonction de la position occupée dans la structure sociale. » (Bourdieu, 2001, pp.84-85)

40 En conséquence, la langue est importante en tant que manière dans et par laquelle les connaissances sont construites ainsi que comme ressource cruciale pour gagner ou contrôler l’accès à d’autres ressources. En ce sens, comme le souligne Duchêne (2009, p.134) : « La langue conditionne certaines formes de stratifications sociales, permet d’accéder à des positions de pouvoir, ou encore de les limiter. La langue devient ainsi un enjeu d’exclusion et d’inégalités sociales, au même titre qu’elle permet la reproduction sociale. »

Parmi la pléthore d’articles et d’ouvrages qui se sont intéressés à la langue en tant qu’instrument de pouvoir et de domination, « Language and Political economy », article écrit par Susan Gal en 1989 peut – à bien des égards – être considéré comme un tournant en termes de paradigme de recherche pour la sociolinguistique critique. Son article propose un cadre pour théoriser et analyser les liens entre structures linguistiques, usages langagiers et économie politique. Pour Gal, le langage ne fait pas que refléter la structure du monde social ainsi que ces inégalités, mais c’est bien également par et au travers de la langue que la réalité sociale se structure. Ce paradigme articulant de manière critique langue et économie politique a inspiré de nombreux chercheurs en sociolinguistique critique, notamment à travers les travaux récents de Heller (1999, 2002, 2008), Duchêne (2008, 2012), Martin Rojo (2001), Pujolar (2007), Jaffe (1999, 2007), del Valle (2007 , 2008) et Roberts (2013) qui s’attachent en particulier à démontrer la manière dont les changements de l’économie politique liés au capitalisme tardif impactent les idéologies langagières : la langue est avant tout désormais envisagée comme un bien qui se marchande.

Les travaux de Heller (1999, 2002, 2008) notamment ceux portant sur le Canada francophone, font figure de référence dans le domaine. Sur la base de différentes études ethnographiques, ses travaux mettent le doigt sur les transformations des idéologies, de la langue, de l’identité et de la nation au début du XXIe siècle et montrent que la mondialisation

et les enjeux économiques et politiques qui l’accompagnent impactent fortement les locuteurs, et notamment ceux des langues minoritaires, contribuant à contester le modèle de l’État-nation unilingue. À l’appui de recherches ethnographiques conduites sur le terrain scolaire, elle s’attache à démontrer la manière dont les idéologies sur la minorité francophone au Canada ont évolué sous l’impulsion de la mondialisation. Alors qu’avec le capitalisme tardif, la francophonie tend à être considérée comme un marché intéressant pour tous les locuteurs francophones, Heller démontre que la plus-value associée au « parler » français n’est rendue possible que sous certaines conditions. En effet, le français ne semble véritablement constituer un avantage que lorsqu’il fait partie du répertoire langagier de

41 locuteurs plurilingues formés au français standard, ce qui force dès lors la communauté francophone du Canada parlant un français vernaculaire à se réinventer une légitimité aux yeux de l’État-nation. Cette recherche de légitimité a lieu notamment à travers la célébration de l’authenticité par l’exacerbation de symboles culturels stéréotypés qui – en dépit de véhiculer une image fortement réifiante et essentialisante de la communauté francophone du Canada – ont le mérite de créer un nouveau marché, celui du tourisme qui cherche à vendre de l’authentique, du vrai dans un monde de plus en plus globalisé. Cette tension traversée par bon nombre de minorités linguistiques (l’auteure fait également des liens avec les minorités de l’Europe de l’Ouest), oscillant entre authenticité et standardisation linguistique et culturelle, est fortement corrélée à la valeur attribuée aux différentes variétés de langues et de plurilinguisme.

Avec son travail portant sur les Nations Unies et la construction discursive des minorités linguistiques, Alexandre Duchêne (2008) a montré que le terme « minorité linguistique » et tous les enjeux de sauvegarde, défense, protection qui l’accompagnent est une construction discursive (alors que bien souvent le terme est considéré comme un allant de soi) négociée dans des espaces comme ici, les Nations Unies, en fonction des intérêts politiques, économiques et sociaux des États membres. Toujours avec le même paradigme – celui de comprendre le rôle du langage dans un contexte social, économique et politique en pleine transformation – Duchêne, Moyer et Roberts (2013) s’intéressent plus particulièrement aux langues des migrants et à leur utilité dans le monde du travail. En particulier, ils cherchent à questionner la manière dont la langue opère comme instrument de pouvoir dans les différentes institutions et comment la valeur des langues (et leurs variations) est limitée par les agences de pouvoir autant qu’elle est contestée ou négociée par les migrants. En démontrant que la globalisation a eu un impact important sur la mobilité des individus et la migration, les auteurs montrent que la diversification des sociétés conduit à de nouveaux défis en termes de plurilinguisme : « there is a constant dialectic between what a host society considers to be regimented (language being one of the terrains on which control can be imposed) and the way migrant’s linguistic resources can serve economic interests which benefit either large institutions or small-scale minority business » (Duchêne, Moyer & Roberts, 2013, p.3)

En ce qui concerne la problématique de ma recherche, l’approche de sociolinguistique critique choisie (éclairée notamment par les travaux cités ci-dessus) me permet, d’une part, d’analyser les transformations de la politique linguistique portugaise, non seulement en

42 tenant compte de son contexte d’émergence, mais aussi en tant que produit d’interaction sociale. Il s’agit donc de connecter les pratiques observées avec leurs conditions politiques, économiques, historiques et idéologiques permettant leur survenue. Cette approche m’offre, d’autre part, le cadre théorique et conceptuel me permettant de comprendre, dans une perspective bourdieusienne, la façon dont les transformations de l’économique politique affectent la valeur attribuée à la langue et aux locuteurs et la manière dont ces transformations reproduisent ou créent de nouvelles hiérarchies sur la base de la langue. Enfin, à partir de ces analyses de la politique linguistique portugaise et suisse et de leurs conséquences sur les locuteurs, je peux mettre en lumière le rapport entre structure, agence (comment les acteurs se positionnent-ils par rapport aux nouvelles conditions imposées par la politique portugaise ? comment réagissent-ils ? quelles sont les actions de résistance, de contestation ou d’adaptation aux nouvelles conditions mises en place ? par qui ?) et contraintes structurelles de cette action (quelles sont les conditions, les limites de ces actions ?) (Heller, 2002).