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III ESPERER

I. GENESE DU COUPLE DEFECTION / PRISE DE PAROLE

2. Observation et théorie

391 Ibid, p. 33.

392 Ibid., p. 36.

Une telle formalisation se prête a priori à un degré de généralité qui peut contredire l’approche micro-sociale soutenue par Hirschman. Ne va t-on pas être conduit à étendre sans cesse les mécanismes de Prise de parole et de Défection à de nouveaux domaines réduisant de fait la complexité de la “ réalité sociale ” ? Les variations apportées à la première écriture d’Exit, voice and loyalty, que nous abordons dans le point III, ont permis en ce sens d’éviter une simplification de la réalité que présuppose tout schéma d’explication générale, A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 99.

Hirschman tend à rechercher dans la réalité des expériences pouvant troubler l’ordre de la théorie. Cette démarche contribue à fonder le savoir non pas sur des catégories abstraites mais sur des perceptions et des intuitions pouvant entraîner une remise en cause des concepts théoriques utilisés jusque là. Cette perspective est liée à un souci de réalisme que l’économiste a perdu par son discours trop généraliste.

Hirschman applique cette méthode tout autant à la théorie dominante qu’à ses propres constructions théoriques.

Les sciences économique et politique ne sauraient prétendre à l’exhaustivité ; il existe toujours dans la “ réalité sociale ” de nouveaux faits pouvant remettre en cause l’explication théorique usuelle. Cette recherche constante de phénomènes contraires à la théorie participe de la méthode “ possibiliste ” dans A bias for hope393. Il s’agit donc de trouver la

“ rationalité cachée ” des situations sociales qui pourra très bien se voir ultérieurement réfutée par l’irruption de faits additionnels contradictoires.

Les circonstances ayant donné naissance aux concepts de Prise de parole et de Défection sont à ce titre caractéristiques.

Hirschman rappelle dès le début d’Exit, voice and loyalty qu’il tient la construction du couple Prise de parole et Défection de l’étude des transports ferroviaires Nigérian394. Ce cas illustre de façon topique certaines faillites du mécanisme concurrentiel. La situation du système ferroviaire Nigérian est analysée dans les Development projects observed395 aux côtés d’autres projets de développement financés par la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement

393 Cette attitude conduit M. S. McPherson a nommer Hirschman de “ sceptique constructif ” ; sceptique car il doute toujours de la pertinence des explications théoriques dont il est amené à se servir, et, constructif car il n’en reste pas à une seule critique négative mais fait figure de théoricien par les concepts (les effets de liaison en économie du développement, Prise de parole et Défection, les figures de la rhétorique, etc.) qu’il a introduit dans les sciences sociales, M. S. McPherson,

“The social scientist as constructive skeptic : on Hirschman’s role”, in Development, Democracy, and the Art of Trespassing : Essays in Honor of Albert Hirschman, Foxley , M. S. McPherson & G. O’Donnel (ed.), 1986, pp. 315.1986, pp. 305-315.

394 A. O. Hirschman, Défection et prise de parole, ouv. cit., p. 7, pp. 75-77.

395 Ouv. cit., pp. 139-148.

(BIRD). Hirschman étudie sur l’échantillon des pays sélectionnés les rapports entre investissements et

“ caractéristiques structurelles ”396 de façon à déterminer toutes les conditions requises, implicites ou explicites, de la part des investisseurs pour s’assurer de la réussite relative de leur projet de développement. Dans cette perspective, le succès d’un investissement dépend de son adaptation aux

“ caractéristiques structurelles ” du pays dans lequel il est réalisé ; toute expérience de développement d’un pays reste donc étroitement liée aux types de projets qu’il a mis en place397.

L’exemple du Nigeria illustre pour Hirschman les difficultés auxquelles peut être confronté un projet de développement.

Globalement, un projet de développement doit composer avec deux réalités398 : d’une part, accepter l’existence de certaines caractéristiques non modifiables (Trait-taking) propres à chaque pays à partir desquelles l’investissement doit se développer, et d’autre part, décider sur quelles autres caractéristiques (Trait-making) l’investissement doit s’appuyer pour s’assurer de la réussite du projet399. La prise en compte de ces deux types de contraintes peut améliorer la réalisation d’un projet d’investissement de deux façons différentes. Premièrement, elle peut aider à délimiter les domaines dans lesquels l’investissement “ peut avantageusement et sans risque indus remplacer une situation où les caractéristiques sont difficilement modifiables”400. Deuxièmement, elle peut définir des domaines dans lesquelles soit le projet, même s’il est a priori adapté, s’avère irréalisable, ou soit la réussite du projet demande une prise de conscience de la part des experts de l’importance des caractéristiques induites par le projet (Trait-making). La situation du système ferroviaire Nigérian constitue ainsi une bonne illustration de ce dernier principe dans lequel la réussite d’un projet (l’implantation des chemins de fer) dépend de

396 Allant des attributs économiques et technologiques aux propriétés organisationnelles et administratives.

397 Ibid., pp. 4-5.

398 Nous reprenons ici en partie des éléments du point 4 du Chapitre 1.

399 Ibid., pp. 130-139.

400 Ibid., p. 139.

l’attention portée sur les mécanismes introduits par l’investissement401. Dans ce cas, le projet ferroviaire (Trait-making) entre en effet directement en concurrence avec le transport routier (Trait-taking).

Aussi, la compréhension de ce dernier projet demande de tenir compte de quatre facteurs relatifs à la situation sociale Nigérienne. Le premier concerne l’existence de tensions tribales entre régions. Le succès du système ferroviaire dépend dans cette perspective d’une organisation des lignes de chemins de fer capable de dépasser ces antagonismes entre groupes régionaux en sachant que le mode concurrent du transport routier n’est pas affecté par ce problème. Le second facteur tient à l’utilisation du pouvoir économique à des fins politiques et inversement du pouvoir politique à des fins économiques402. Le système ferroviaire en tant qu’institution publique ne permet pas la formation de groupes politiques par l’activité économique ce que le transport routier à l’inverse favorise. Le troisième facteur décrit la corruption étendue dont est affectée le Nigeria ; l’organisation responsable de la construction du “ rail ” étant partie prenante de celle responsable du transport, la corruption empêche le bon fonctionnement du chemin de fer. Enfin, le quatrième facteur a trait au phénomène de “ Nigérianization ” provoquant le remplacement rapide des travailleurs expatriés par du personnel local ; le fonctionnement du réseau ferroviaire nécessite au moins transitoirement l’appel à des employés non régionaux posant alors un problème d’organisation du travail certain. Il convient aussi d’ajouter l’infériorité en termes d’efficacité économique dont souffre le “ rail ” comparativement au transport routier : le premier repose, contrairement au second, sur une organisation centralisée qui compte tenu des quatre facteurs précédents entraîne des rendements décroissants.

401 Il s’agit de situations “ dans lesquelles les directeurs de projet ne savaient pas dans quelle mesure la réussite de leur projet reposait implicitement sur des caractéristiques modifiables, c’est-à-dire sur le réaménagement possible des réalités sociales, économiques et humaines de leur pays, d’une façon ou d’une autre“, ibid., p. 140.

402 Notamment la distribution d’avantages économiques aux proches des détenteurs du pouvoir.

Tout projet d’investissement doit ainsi tenir compte des effets qu’il risque de causer sur la structure économique, sociale et politique; or dans le cas présent du Nigeria, “ une incapacité durable à remarquer ces liens, nombreux et bien réels, entre la structure socio-politique et la gestion de projets laisse entrevoir l’oubli grave et systématique de tout un domaine qui peut s’avérer crucial à la réalisation du projet ”403. Le développement du système ferroviaire se voit donc concurrencé par le transport routier qui en outre possède un

“ avantage ” intrinsèque du fait de sa meilleure adaptation aux caractéristiques économiques, politiques, sociales et culturelles (Trait-taking) du Nigeria404. Mais un autre obstacle, plus important encore, explique l’échec du “ rail ”. Il tient au constat de l’inefficacité du mécanisme concurrentiel ne provoquant pas les réformes de l’organisation ferroviaire susceptibles de conduire au succès économique, politique et social du projet d’investissement405. Les personnes mécontentes des prestations dispensées par les chemins de fer trouvent en effet dans le transport routier un substitut satisfaisant. Dans le même temps, l’assurance du financement public du “ rail ” rend insensible les dirigeants de l’organisation ferroviaire à la nécessité de correctifs pouvant leur permettre de conserver toute leur clientèle. On reconnaît dans cet exemple la Défection des usagers des chemins de fer délaissant le “ rail ” pour la “ route ”, et, l’absence de Prise de parole de la part de ces mêmes usagers, les plus insatisfaits, qui préfèrent manifester leur mécontentement silencieusement plutôt que publiquement. Par leurs comportements, ils ne fournissent pas à l’organisation toute l’information qui lui aurait été nécessaire pour engager des mesures de redressement. De fait, les predictions de la théorie sont

403 Ibid., p. 145.

404 On peut comme le propose Hirschman promouvoir un tel projet en dépit de son infériorité initiale pour la raison qu’il peut aider à vaincre la désorganisation sociale (corruption, conflits régionaux, etc.) dans laquelle se trouve le pays ; en ce sens, l’investissement devient un déterminant positif à la coopération entre les Nigériens.

Néanmoins, le transport routier n’est pas dénué non plus d’externalités positives en permettant la mobilité sociale, l’entrepreneuriat, etc.

405 C’est ce point précis que cite Hirschman dans Exit, voice and loyalty, constitutif selon lui de sa réflexion sur les concepts de Prise de parole et de Défection, Défection et prise de parole, ouv. cit., pp. 76-77.

inversées puisque “ l’existence de la concurrence dans les chemins de fer semble moins constituer un moteur aux bonnes performances qu’une espèce d’incitation aux mauvaises”406. Par conséquent, la réussite du projet reposerait davantage sur l’engagement des individus sur de nouvelles valeurs plutôt que sur un apprentissage progressif des nouvelles compétences nécessaires à la réalisation de l’investissement. Devant l’inefficacité de la concurrence, une politique adaptée alors consisterait à développer des mécanismes institutionnels (institutional devices) garantissant une bonne circulation de l’information entre les usagers et l’organisation ; la Prise de parole, spontanée ou encouragée institutionnellement, représente une des voies qu’Hirschman développe dans Exit, voice and loyalty.

Le changement économique, politique et social, préalable à la réussite du projet d’investissement, ici au niveau du système ferroviaire Nigérian, pour lequel la théorie économique suppose qu’il se réalise spontanément par l’action de la pression concurrentielle, demande un principe institutionnel alternatif dont Hirschman trouve les fondements dans la science politique. L’observation d’un fait social non conforme à la théorie économique, fondée sur le principe de la concurrence, incita donc Hirschman à s’engager dans une réflexion qui déboucha sur les concepts de Prise de parole et de Défection407. On retrouve dans cet exemple les éléments

406 A. O. Hirschman, Development projects observed, ouv. cit., p. 147.

407 L’écriture d’Exit, voice and loyalty doit aussi beaucoup aux travaux d’économie du développement entrepris par Hirschman ; nombreux en effet sont les mécanismes théoriques présents dans La stratégie du développement que l’on retrouve implicitement ou explicitement dans Exit, voice and loyalty ; voir E. Furió-Blasco,

“Introduccion. “La Estrategia del desarollo économico” y la construccion de una ciencia social Hirschmaniana”, in Albert O. Hirschman y el camino hacia el desarollo economico, E. Furio-Blasco (ed.), Fondo de Cultura economica, Mexico, 1998, pp. 66-74. et L. Meldolesi, Discovering the possible : the surprising world of Albert Hirschman, University of Notre Dame Press, London, 1995, pp. 141-161.

Hirschman découvre rapidement que les principes issus de son expérience dans les pays en voie de développement s’appliquent simultanément aux pays capitalistes. Il montre par exemple la parenté involontaire des concepts de Latitude et de Prise de parole : “ je ne remarque qu’aujourd’hui la réelle affinité entre ces deux mécanismes, que j’ai étudiés jusqu’ici indépendamment l’un de l’autre ”, A. O.

Hirschman, « A Dissenter’s Confession : Revisiting The Strategy of Economic Development », in G. Meier and D. Seers (ed.), Pioneers in Development, 1984,

constitutifs de sa méthode. La construction d’une théorie ne part pas d’une démarche globale et disciplinaire mais de l’analyse de phénomènes “ a-typiques ” desquels sont déduits certaines hypothèses théoriques, toujours partielles excluant un trop grand niveau de généralité.

Les perspectives de recherche sur lesquelles Hirschman appuie son travail théorique rejoignent les investigations récentes de la “ micro-histoire ”, notamment celles développées par C. Ginzburg408. Ce dernier en effet s’inspire d’une “ méthode indiciaire ” qui promeut la recherche d’anomalies, de fissures ou d’indices susceptibles de révéler un réel échappant aux invariants et régularités théoriques.

L’opacité de la “ réalité sociale ” peut ainsi être déchiffrée par une analyse rapprochée privilégiant davantage l’étude minutieuse de détails individuels que de principes généraux.

Ginzburg oppose aux méthodes quantitatives, expérimentales et mathématiques fondées sur des règles a priori, la recherche

“ indiciaire ”, conjecturale et aléatoire s’appuyant principalement sur l’intuition du chercheur. En ce sens, la démarche suivie par Hirschman offre des similitudes réelles.

Pour prendre le cas d’Exit, voice and loyalty, on a vu que son écriture fait suite à une observation économique, politique et sociale singulière non conforme à la prédiction théorique. Le développement des concepts de Prise de parole et de Défection permet ainsi de poser un nouveau regard sur la

“ réalité sociale ” donnant une interprétation différente du discours économique “ dominant ” et se démarquant d’un contexte théorique où la formalisation quantitative et expérimentale prédomine409.

traduction française dans A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, Paris : Gallimard, 1984, p. 84. Ce précédent d’économiste du développement le conduit à élaborer une approche plus générale “ pour comprendre le changement et la croissance ”, ibid., p. 84.

408 C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Flammarion, 1989, traduction française de Miti, emblemi, spie, 1986, Giulio Einaudi éd., Turin., et, Le sabbat des sorcières, Editions Gallimard, 1992, traduction française de Storia notturna. Una decifrazione del sabba, Guilio Einaudi Editore s.p.a., Turin, 1989.

409 Néanmoins, cette conception méthodologique n’empêche pas Ginzburg et Hirschman de rester favorables à la généralisation constitutive de la théorie.

L’originalité d’Hirschman apparaît ainsi aussi bien au niveau de l’interdisciplinarité qu’au niveau d’une démarche

“ microsociale ” attentive à la marge d’autonomie jamais inexistante des acteurs.

II. PRESENTATION DU COUPLE