• Aucun résultat trouvé

Conflits sociaux et société démocratique de marché L’article répondait au thème d’une rencontre organisée à Dresde

POLITIQUE ET PROJET DE DÉVELOPPEMENT

III. CONFLITS, BRICOLAGE, DÉMOCRATIE

2. Conflits sociaux et société démocratique de marché L’article répondait au thème d’une rencontre organisée à Dresde

en novembre 1993 : “ De combien d’esprit communautaire la société libérale a-t-elle besoin ? ” Dans ce travail, Hirschman soulignait immédiatement que le thème est périlleux et, de bien sinistre mémoire, en particulier en Allemagne. C’est en effet au moment de la République de Weimar que la passion d’un esprit communautaire s’y est épanouie facilitant par la suite l’arrivée au pouvoir des Nazis. Honnie après 1945, cette idée laissa sa place à une conception beaucoup plus modeste considérant suffisante le respect d’une constitution libérale garante des droits de l’homme et des droits civils.

La conjonction de deux facteurs, l’un historique l’autre intellectuel allait permettre à l’idée communautarienne d’effectuer un retour sur la scène de la culture politique et morale allemande : premièrement, les problèmes sociaux nés de la réunification en 1989-1990 ; deuxièmement, l’importation des débats ayant opposés aux Etats-Unis à partir du début des années soixante-dix, partisans du libéralisme politique, au premier chef J. Rawls, et critiques communautariens, M. Walzer, M. Sandel, Ch. Taylor, R. Bellah ou MacIntyre. Ils contribuèrent, en Allemagne à “ blanchir ” le concept au moment même où se faisait jour l’idée que le simple “ patriotisme enraciné dans la Constitution ” pouvait s’avérer insuffisant pour définir les droits et obligations des citoyens.

Cependant, les réticences vis-à-vis de toute forme de “ religion civile ” demeurait trop forte en Allemagne pour que le communautarisme s’y développe. Son impact fut cependant important non pas par son “ effet de persuasion ”, mais par son

227 J. A. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Fayard, 1984, p.

30.

“ effet de recrutement ”, c’est-à-dire, sa capacité à soulever un problème, à y concentrer l’attention des spécialistes et à générer des débats : comme le souligne Hirschman, cet effet “ rend l’influence des idées nouvelles beaucoup plus imprévisible que si l’on prenait en considération le seul effet de persuasion : il arrive que de nouveaux penseurs se laissent entraîner dans la discussion mais finissent par engendrer des idées très différentes de celles qui les avaient à l’origine “ séduits ” et attirés dans ce domaine ”228. La critique allemande du communautarisme allait ici permettre l’émergence d’une “ nouvelle position minimaliste ” présentée par Helmut Dubiel.

Vouloir établir l’harmonie sociale à partir d’un consensus préalable sur les valeurs politiques et morales ne constitue pas une solution. Mais, simultanément, Dubiel reconnaît que la simple acceptation des règles constitutionnelles n’est pas suffisant pour assurer l’intégration sociale. Une autre piste mérite d’être relevée : “ cette intégration des sociétés modernes doit résulter très simplement, à l’insu des citoyens, de leur expérience des conflits en tous genres, de la manière dont ils les traversent et les gèrent ou y veillent ”229. Les conflits ne dissolvent pas nécessairement, et ils peuvent même être créateurs du lien social démocratique.

Bien qu’assez paradoxale, la thèse de Dubiel n’est pas entièrement originale et s’inspire directement des idées de Marcel Gauchet. Celui-ci, dans une conjoncture de recul du marxisme, avait affirmait au début des années quatre-vingt que

“ le conflit est facteur essentiel de sociabilité… il est à sa manière producteur éminemment efficace d’intégration et de cohésion ”230. C’est ainsi le conflit qui serait à la source du

“ miracle démocratique ”. Hirschman souligne que bien avant Dubiel et Gauchet, la thèse du rôle constructeur des conflits sociaux avait été formulée, bien que le sujet demeure

228 A. O. Hirschman, « Des conflits sociaux comme piliers d’une société démocratique de marché », dans A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 342.

229 Ibid., p. 343.

230 Ibid., cité p. 344. La convergence avec l’œuvre de Claude Lefort est également très nette. Voir tout spécialement, « Machiavel : la dimension économique du politique » dans C. Lefort, Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978.

globalement tabou dans le champ d’une pensée sociale surtout préoccupée de sa disparition. Sans remonter à Héraclite ou à Machiavel une référence incontournable, au XXe siècle demeure celle du chapitre “ Streit ” de la Soziologie de Georg Simmel, publiée en 1908 qui allait avoir une grande influence aux Etats-Unis sur L. Coser ainsi que sur R. Dahrendorf. Mais plus nettement encore les recherches sur les conflits sociaux furent au centre des préoccupations d’auteurs, A. Gerschankron, D.

Rustow ou A. Hirschman qui dans les années soixante, voyaient dans l’idée suivant laquelle le changement était conditionné par des facteurs préalables, “ une manière de fuir la nécessaire praxis du développement économique ”231.

Le caractère clandestin de la réflexion sur les vertus du conflit permet de rendre compte d’une certaine timidité de la recherche dans ce secteur. En particulier l’un des principaux enjeux est certainement de pouvoir distinguer deux types de conflits :

“ ceux qui se soldent par un résidu positif d’intégration et ceux qui déchirent la société ”232. Aucune réponse générale ne peut ici être apportée et il est indispensable de scruter les rapports entre

“ un type de société donné et les conflits qui le caractérisent ”233. De fait, la thèse Dubiel-Gauchet s’applique au cadre des sociétés démocratiques de marché ; néanmoins, selon Hirschman, elle reste relativement obscure concernant les raisons pour lesquelles les conflits y joueraient possiblement un rôle providentiel. Cette lacune nécessite alors de s’appesantir sur “ l’économie politique d’une société démocratique de marché ”234.

Il faut pour cela revenir sur l’interprétation proposée dans Les Passions et les Intérêts. Pour Montesquieu ou pour James Steuart la vertu essentielle de l’économie de marché était sa

“ douceur ” ; les intérêts permettaient de brider les passions, en particulier les passions guerrières. Les faits ont cruellement démenti cet espoir. En revanche il convient de s’interroger sur une autre caractéristique, plus féconde car plus réelle, de l’économie de marché : “ la fréquence et l’ubiquité du conflit ! ”235.

231 Ibid., p. 348.

232 Ibid., p. 350.

233 Ibid., p. 353.

234 Ibid., p. 354.

235 Ibid., p. 354.

Les sociétés pluralistes de marché sont en situation de déséquilibre économique constant, créant continûment de multiples décalages et inégalités entre classes, secteurs, régions ; deuxièmement, sur le plan politique, ce sont des sociétés de libertés civiles et politiques, autorisant les prises de conscience, les revendications, les mobilisations . “ La société engendre ainsi un régime régulier de conflits qu’il convient de traiter et que la société doit apprendre à gérer ”236. Si la fréquence des conflits constitue ici un premier trait caractéristique, leur nature particulière en constitue un second. La plus grand partie des conflits dans les économies pluralistes de marché porte sur la répartition du produit social entre classes, secteurs, régions. Or,

“ si divers qu’ils puissent être, il s’agit généralement de conflits divisibles, de questions de plus ou de moins, par opposition aux conflits non-divisibles de types ou-ou qui sont caractéristiques des sociétés déchirées par des rivalités ethniques, linguistiques ou religieuses ”237. Si la gestion du premier type de conflit nécessite un effort constant d’ajustement et de compromis, celle du second, toujours hantée par la recherche d’une solution définitive prenant très souvent la forme de l’oppression ou de l’élimination pure et simple de la fraction concurrente est beaucoup plus périlleuse et présente beaucoup moins d’apprentissage démocratique.

Résumant son propos, Hirschman évoque “ l’expérience cumulée de la résolution de ces nombreux conflits par le bricolage »238 dans les sociétés pluralistes de marché. Trois grandes caractéristiques définissent finalement ces conflits :

“ 1. Ils se produisent à une fréquence considérable et revêtent une grande diversité de formes.

2. Ils sont en majorité de type divisible et se prêtent donc au compromis et à l’art de la négociation.

3. Du fait de ces deux caractéristiques, les compromis trouvés n’entretiennent jamais l’idée ni l’illusion qu’il s’agit de solutions définitives ”239.

Dans cette perspective les vieux poncifs relatifs à la “ lutte des classes ” méritent un réexamen. C’est très certainement la

236 Ibid., p. 355.

237 Ibid., p. 357.

238 Ibid., p. 359.

239 Ibid., p. 359.

proximité historique entre les premières luttes sociales, et les anciens conflits religieux, ethnique ou nationalistes qui permet d’expliquer le caractère funeste attribué à la lutte des classes,

“ la conviction que le conflit entre capital et travail appelait des solutions radicales : ou le socialisme et le communisme, qui élimineraient l’une des parties prenantes, ou le corporatisme et le fascisme, qui accoupleraient définitivement les deux parties ”240. Mais symétriquement, l’habitude des conflits de type non-antagonistes pendant les “ Trente Glorieuses ” ne doit pas masquer actuellement la renaissance de conflits beaucoup plus antagoniques nécessitant vraisemblablement d’autres types de gestion qui ne peuvent en aucun cas, note Hirschman, être ceux prévus par le modèle communautarien.