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POLITIQUE ET PROJET DE DÉVELOPPEMENT

II. INFLATION ET DÉVELOPPEMENT

2. Analyse socio-politique de l’inflation

Les premiers indices d’une théorie originale de l’inflation sont donc posés par Hirschman en 1963.C’est dans un article postérieur d’une quinzaine d’année qu’il présente sa théorie socio-politique de l’inflation.

Les grandes explications économiques de l’inflation soulignent toutes l’importance des facteurs socio-politiques. En revanche, si ces explications de nature économiques se présentent, en dépit des divergences, comme un véritable corpus

205 Ibid., p. 221.

206 « L'inflation propose alors une façon presque miraculeuse de transiger, dans une situation où les parties - deux ou plus-, qui ne sont pas prêtes psychologiquement à un compromis pacifique, semblent lancées dans une course qui les mènent droit dans le mur», ibid., p. 223.

207 « Il est possible qu'après avoir joué plusieurs fois à ce jeu, les parties en présence vont se rendre compte de sa futilité. Ou alors, un nouvel élément fera son apparition qui rendra possible une accalmie, une trêve ou un accord », ibid., p. 223.

d’éléments théoriques et de directives pratiques, il n’en est pas de même pour l’analyse socio-politique. Celle-ci s’appuie généralement sur des notions floues et bien peu opérationnelles telle que les défauts de la cohésion sociale, la crise de gouvernabilité, etc. L’inflation en Amérique Latine constitue pourtant un excellent terrain pour renforcer les bases de la théorie socio-politique de l’inflation.

En dépit de certaines convergences, deux thèses assez distinctes se partagent en Amérique Latine l’explication du phénomène inflationniste.

Formulée à la fin des années 50, la thèse structuraliste procède du rejet de l’explication monétaire de l’inflation ; elle insiste sur le fait qu’en raison de déséquilibres structurels tels que le poids de l’agriculture ou l’importance des industries d’exportation à l’origine de goulets d’étranglement, les économies latino-américaines souffrent d’une insuffisance de l’offre dans certains secteurs clés. Si les dimensions économiques du phénomène sont immédiatement apparentes, l’explication se concentre sur les raisons socio-politiques. L’inflation procède, in fine, « de quelque défaut fondamental dans la structure économique et sociale qui ne peut sans doute être corrigé que par le biais de l’action politique »208. A l’origine centrée sur des faiblesses sectorielles, ce type de thèse à évolué vers la recherche de déterminants globaux ; la volonté de formuler une « explication structuraliste généralisée de l’inflation», a rendu cette approche extrêmement vulnérable à l’accusation de biais idéologique.

Mais Hirschman souligne plutôt deux défauts plus graves : premièrement, en considérant que le traitement de l’inflation nécessite des mesures d’ampleur plus vaste, par exemple, le changement du type de propriété, l’approche structuraliste décourage le changement209 ; deuxièmement en dévaluant les solutions courantes, par exemple la gestion « seulement » monétaire de l’inflation, le structuralisme prive le pouvoir d’un

208 A. O. Hirschman, « The social and political matrix of inflation : elaboration on the Lain American perspective » (1978), repris dans A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 181.

209 « Au lieu de contribuer à la réalisation de cette solution fondamentale dont on a tant fait l'éloge, la stratégie structuraliste pourrait entraîner le développement d'un sentiment d'incapacité à faire face », ibid., p. 183.

instrument immédiat de gestion, par exemple dans les cas sensibles de crise aiguë.

L’autre thèse insiste sur les conflits sociaux. Hirschman l’associe au terme espagnol empate : « Cela correspond moins à un résultat définitif et équitable du jeu social … qu'à des efforts revendicatifs continus de chacun des partenaires sociaux, sans qu'aucun ne remporte la manche de manière décisive »210. En Amérique Latine, c’est contre cette thèse assez banale, tout autant que contre l’interprétation monétariste, que s’est élevée l’objection structuraliste. En effet, le recours à cette interprétation sociologique servit, en particulier au Chili dans les années quarante, à faire passer l’idée que le retour à l’harmonie sociale ne pouvait passer que par des sacrifices partagés, eux-mêmes indices d’une amélioration généralisée des comportements face à l’inflation. La faiblesse majeure de cette approche, outre le caractère un peu incantatoire de ses directives politiques, réside selon Hirschman dans le manque de teneur théorique de ses propositions : « La théorie sociologique, peut-être simplement parce qu'elle est instinctivement convaincante, n'a pas réussi à "bien" articuler les distinctions, les propositions et les hypothèses dans une même structure»211. C’est néanmoins dans cette direction qu’un effort doit être réalisé.

L’apport de l’analyse économique ne doit pas être sous-estimé ; la thèse hayekienne du rôle de l’épargne forcée dans le déroulement du cycle a constitué ici un véritable apport en attirant l’attention vers les conséquences redistributives de l’inflation. Cet apport pouvait parfaitement concorder avec le diagnostic de F. W. Fetter sur l’inflation chilienne : tous deux mettaient l’accent sur l’irresponsabilité d’un acteur économique dominant, l’Etat dans un cas, l’élite latifundiaire dans l’autre cas.

Un peu plus tard avec l’expérience Peron en Argentine (1946-1955), la responsabilité sera reportée vers les régimes soutenus par les classes populaires et, finalement pourra servir de leitmotiv aux arguments anti-keynesiens. Selon Hirschman l’analyse économique fit ici faire un premier progrès à l’analyse sociologique de l’inflation. En effet, bien que surtout attachée à la démonstration de l’inanité de telles politiques, le retour à la

210 Ibid., p. 178.

211 Ibid., p. 185.

normale se faisant inexorablement après l’épisode inflationniste, l’analyse hayekienne ne pouvait manquer de soulever un problème majeur : comment expliquer que dans une situation caractérisée par la lucidité économique des différents partenaires ayant graduellement fait l’apprentissage et tiré les conséquences du jeu inflationniste, des décalages initiaux puissent encore se produire ?

Un des éléments de réponse est justement apporté par l’analyse de l’inflation dans les pays latino-américains après 1945.

Hirschman insiste particulièrement sur l’apport des économistes brésiliens, A. Kafka et C. Furtado. Ces derniers ont souligné que, au classique conflit salaire-profit se superposent dans ces économies en voie de développement des conflits peut-être plus importants entre secteurs : évoquant les prétentions salariales, Hirschman note de façon synthétique, « mais puisqu'elles jouent un rôle au sommet des conflits entre secteurs, la possibilité d'une situation mettant en relation trois acteurs ou plus naît immédiatement, au lieu du scénario plus simple -salaire-bénéfice- de l'analyse économique traditionnelle. Et, avec cette augmentation du nombre d'acteurs, apparaît la possibilité d'un changement d'alliances qui fournit une clé aux dynamiques changeantes de l'inflation»212.

Néanmoins, la question des déterminants socio-politiques de l’inflation demeure. En effet, Hirschman relève la véritable singularité du phénomène si on le compare à d’autres types de mobilisation collective apparemment beaucoup plus rentable :

« Pourquoi un groupe social choisirait-il une stratégie inflationniste d'augmentation du revenu, c'est-à-dire une stratégie qui apporte une amélioration strictement provisoire, mais dont l'issue est incertaine et peut empirer la situation ? »213. Deux réponses peuvent être apportées :

* premièrement, le phénomène peut s’expliquer par la naïveté et l’immaturité des acteurs. Mais demeure alors le cas, de plus en plus fréquent, dans lequel les acteurs sont désormais parfaitement informés des rapides réactions que va susciter dans les autres groupes sociaux une inflation initiale provoquée par leur initiative. Dans ce cas, une réponse apportée a été que les

212 Ibid., p. 192.

213 Ibid., p. 195.

différents groupes n’ont pas vraiment le choix et que l’initiative inflationniste répond simplement à la nécessité de bouger le premier pour ne pas être en situation défensive. Selon Hirschman il y a là un raisonnement en tous points commun à celui que prévoit dans le dilemme du prisonnier la situation de non-coopération, raisonnement qu’il ne peut accepter : « Tandis que cette analyse correspond visiblement à une partie de la réalité, son rejet total de la responsabilité ou de la liberté d’action des groupes sociaux considérés comme puissants ne me paraît pas convaincant»214.

* deuxièmement, le phénomène peut s’expliquer, à l’inverse, par la rationalité des acteurs. Mais ici, cette rationalité doit être détaillée, car elle ne se résume nullement à la très étroite, très utilitaire et très individualiste conception de la rationalité trop souvent utilisée par les économistes. Une première complication, inspirée des travaux tant de J. S.

Duesenberry que de T. Scitovsky peut résider dans le fait que, plutôt que de jouir d’un niveau médian de revenu dans un contexte de stabilité des prix, certains groupes peuvent préférer expérimenter sur des périodes courtes des revenus gonflés par l’inflation, quitte à en payer plus tard le prix. Mais concernant ces bénéfices latents de l’inflation, Hirschman préfère insister sur un tout autre aspect qui le conduit à douter de la pertinence de la dichotomie classique entre rationalité des fins et rationalité des moyens : « On pourrait en venir à utiliser une telle conduite, moins pour les conséquences matérielles qui en résultent normalement - un revenu réel supplémentaire- que parce qu'elle est mise à profit pour elle-même, dans un contexte où tensions sociales et conflits entre groupes sont au plus haut»215. Dans ce cas, le conflit apparaît comme la véritable finalité du processus, les gains et pertes dues à l’inflation n’en étant donc que les moyens. L’inflation n’est alors qu’un jeu qui tisse le lien social.

Dans ce cadre il est bien sûr inopportun de viser un quelconque consensus préalable : « Avec l'inflation, les parties en litige parviennent d'une façon ou d'une autre à obtenir le conflit et la division, en même temps»216. C’est donc ici la procédure qui

214 Ibid., p. 197.

215 Ibid., p. 200.

216 Ibid., p. 200.

importe : « Avec l'inflation, chaque groupe est capable de se lancer dans une conduite conflictuelle et de démontrer sa puissance et son opposition aux autres groupes… Alors, l'inflation est une invention remarquable qui permet à une société d'exister dans une situation intermédiaire entre les deux extrêmes que sont l'harmonie sociale et la guerre civile»217. L’inflation peut certainement dégénérer dans un véritable affrontement, mais, d’une part, elle euphémise le conflit, d’autre part, invite à l’acceptation du jeu et de ses règles et prépare alors la reconnaissance mutuelle des joueurs dans leur désaccord. Ce qui est important, c’est donc que ce jeu puisse être joué incessamment.

Si les causes socio-politiques de l’inflation sont donc telles, qu’en est-il des effets ? Une distinction s’impose immédiatement :

l’hyper-inflation a naturellement des effets socio-politiques désastreux. Hirschman est cependant sceptique concernant la maxime attribuée à Lénine suivant laquelle l’un des moyens les plus sûr pour provoquer une révolution dans un pays est au préalable de débaucher sa monnaie. Il estime plutôt que l’hyper-inflation, plus qu’une cause est un symptôme du délitement social. Ce qui en revanche est avéré, c’est que l’hyper-inflation en Amérique Latine n’a nullement conduit à la révolution sociale, mais plutôt à l’installation de pouvoirs autoritaires solidaires des anciennes élites économiques218.

L’inflation modérée a des conséquences politiques beaucoup plus intéressantes. Elle place en douceur une collectivité devant la nécessité de contrôler son économie ; le contrôle signifie ici transaction entre groupes sociaux, arbitrage et négociation.

L’inflation modérée peut alors inaugurer une gestion démocratique plus ambitieuse de l’économique et du social.

Comme le relève Hirschman dans sa conclusion l’apprentissage du jeu inflationniste fait graduellement prendre conscience aux syndicats d’enjeux économiques plus vitaux : « En se rendant compte que la quête de salaires et de bénéfices plus élevés peut être futile à cause de l'inflation ou sommée, par les politiques

217 Ibid., p. 201.

218 « Dans la grande majorité des cas, l'hyperinflation a conduit non pas à la révolution, mais à l'intervention militaire, à la répression et à la tentative de supprimer l'activité syndicale», ibid., p. 204.

officielles, d'adhérer à des "lignes directrices" non inflationnistes, les syndicats ont demandé une plus grande participation dans la prise de décision par les instances directrices, ainsi que dans les profits de l'entreprise, comme une contrepartie aux réductions du salaire. Il paraît de plus en plus probable que les expériences inflationnistes que sont en train de traverser les pays capitalistes conduiront, pour un certain nombre d'entre eux, à une modification du système économique et social actuellement en vigueur »219.

Il y a donc ici apparemment jeu en deux sens : premièrement l’inflation permet de comprendre que pour que la machine économique fonctionne, il faut qu’il y ait jeu entre les éléments qui la composent. Pas assez de jeu, et il y a arrêt du mouvement ; trop de jeu et la machine se disloque. L’important est de pérenniser le mouvement, le changement ; deuxièmement, le jeu économique de l’inflation n’est pas très sérieux, il est ce qui permet de passer à des problèmes plus sérieux, ayant de réels enjeux.

Délaisser la perspective du jeu et lui substituer la perspective du bricolage allait permettre à Hirschman de poser plus nettement la question en terme de conscience et de volonté des acteurs et d’affiner sa remise en question de la rationalité standard, trop strictement limitée à la rationalité des moyens : conscience que le bricolage économique n’est pas jeu dans la mesure où, il n’est ni arbitraire, ni métaphorique, mais se pose plutôt en termes d’adaptation.