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DESEQUILIBRE, RATIONALITES CACHEES ET LIAISON

1. La croissance non équilibrée

Présentée dans Stratégie du Développement Economique, la notion de croissance non équilibrée vise à répondre au défi que pose le problème spécifique du développement ; Hirschman le rappelle judicieusement : « l’avantage de ce type de développement par saccades sur la « croissance équilibrée », où toutes les branches d’activité progressent absolument de pair, est qu’il laisse une marge considérable aux décisions d’investissement « induites » et qu’il économise ainsi notre ressource la plus rare : l’aptitude à prendre des décisions »81.

79 A. O. Hirschman, « Confessions d’un dissident », art. cit., p. 74.

80 A. O. Hirschman, Stratégie du développement économique, ouv. cit., p. 116.

81 Ibid., p. 80.

Il faut donc porter attention aux « distorsions du processus de croissance ». Or, les économistes commettent une double erreur à ce niveau : premièrement, ils estiment que ces distorsions, manifestes d’un processus intermédiaire, doivent être éliminées ; deuxièmement, ils considèrent que les forces du marché constituent le meilleur instrument de cette élimination. Là encore, Hirschman éclaire très simplement la question en notant que la préoccupation basique des économistes est de déterminer si « en situation de déséquilibre, les forces de marché peuvent à elles seules restaurer l’équilibre »82.

Une première objection est donc soulevée ; le processus d’ajustement élu par les économistes est trop simple. Dans la réalité des tensions et déséquilibres, les réactions aux signaux prix pour maintenir les marges de profit ne sont pas les seuls motifs d’action ; une revendication collective s’adressant à une institution publique peut également être correctrice si les responsables publics craignent, par exemple, pour leur situation ; dès lors, un complément doit être apporté à cette conception de l’ajustement : « les forces extérieures au marché ne sont pas nécessairement moins « automatiques » que les forces de marché »83.

Une seconde objection adressée aux économistes porte sur la faveur accordée à la statique comparative, à la comparaison entre deux états d’équilibre. Cette attitude est révélatrice d’une

« certaine hâte d’en finir avec le processus qui sépare ces deux points – c’est-à-dire avec le processus de développement »84. Par contraste, une approche adaptée au problème du développement doit solliciter un tout autre point de vue et s’intéresser aux séquences éloignant de l’équilibre : « Notre but doit être d’entretenir plutôt que d’éliminer les déséquilibres dont les profits et les pertes sont les symptômes en économie de concurrence. Pour que l’économie continue de progresser, la politique de développement doit viser à maintenir les tensions, les disproportions, les déséquilibres. Ce cauchemar de la théorie de l’équilibre, l’araignée tissant sans fin sa toile, constitue justement le mécanisme qu’il nous faut assidûment rechercher,

82 Ibid., p. 80.

83 Ibid., p. 81.

84 Ibid., p. 82-83.

pour son inappréciable contribution au processus de développement »85.

L’enquête invite alors à approfondir et élargir le concept de complémentarité que, traditionnellement, la littérature standard associe aux économies de dimension. Hirschman en propose d’abord un premier élargissement en considérant qu’il y a complémentarité lorsque l’accroissement de production d’une unité A augmente la rentabilité d’une unité B pour l’un des trois motifs suivants : baisse des coûts marginaux de B ; augmentation de la demande de B ; pour ces deux motifs à la fois. Franchissant une étape supplémentaire, et prenant en considération l’entremêlement des unités publiques et privées assurant le développement économique, il présente ensuite une définition plus large encore de cette notion, centrée sur l’idée de pression :

« En un sens encore plus général, la complémentarité signifie qu’une hausse de la production de A déterminera une pression pour obtenir une augmentation de l’offre de B. Lorsque B est un bien ou un service produit par le secteur privé, cette pression aura pour résultat des importations ou une hausse de la production intérieure parce qu’il sera de l’intérêt des importateurs et des producteurs de B d’y répondre. Lorsque B n’est pas produit par le secteur privé, cette pression ne prendra pas la forme d’un intérêt personnel d’ordre pécuniaire, mais celle d’une pression politique pour obtenir B… La complémentarité se traduit alors par des réclamations à propos des pénuries, des goulots d’étranglement et des divers obstacles au développement. En ce cas, l’action n’est pas déterminée par le mobile du profit, mais par des pressions collectives exercées sur les autorités et les organismes publics »86.

L’élargissement de la notion de complémentarité conduit à une analyse plus fine du concept d’investissement induit. Là encore, l’enjeu du développement nécessite de compléter la conception initiale, l’investissement induit ne pouvant être seulement l’investissement directement lié aux accroissements antérieurs de la production. Hirschman souligne en outre que la distinction entre investissement autonome et investissement induit, proposée dans le cadre de l’analyse des économies avancées n’est pas très

85 Ibid., p. 84.

86 Ibid., p. 87.

claire : dans les deux cas, un élément commun détermine la catégorie : « l’investissement est entrepris non parce que la demande a augmenté dans le passé, mais parce que l’expérience du passé sert de guide pour le futur »87. Mais en quoi la notion hirschmanienne de complémentarité permet-elle de mieux distinguer les investissements induits, qui constituent le problème central du développement, et les investissements autonomes (préoccupations plus caractéristiques des économies avancées) ? C’est qu’il invite à s’intéresser en priorité aux économies externes créées par un investissement initial.

Hirschman note donc, « nous pouvons donc définir notre concept d’investissement induit en précisant que les projets entrant dans cette catégorie ont un bénéfice net d’économies externes »88. Il s’agit ici, une nouvelle fois, d’un élargissement de la notion de multiplicateur, les enchaînements successifs à partir d’une impulsion initiale étant convergents. Mais cela désigne alors précisément l’objectif que doit se fixer une politique de développement concernée par les déséquilibres créateurs : « en pratique, les séquences de croissance montreront les tendances à la convergence et des possibilités de divergence, et une politique de développement a pour objet, dans une large mesure, d’empêcher une convergence trop rapide et de favoriser les possibilités de divergence »89.

Cette approche, qu’Hirschman reconnaît partager avec d’autres90, permet déjà de se prononcer sur certains critères standards d’investissement et de relativiser ceux basés sur une conception trop stricte de la rentabilité. Dans les situations de développement le choix consiste essentiellement à promouvoir certains projets, à en ajourner d’autres. Dès lors, « il est

87 Ibid., p. 88.

88 Ibid., p. 89.

89 Ibid., p. 89. Il note un peu plus loin, « la propriété qu’a l’investissement induit de susciter d’autres investissements par l’intermédiaire des complémentarités et des économies externes constitue une « aide » inappréciable qu’il importe d’utiliser consciemment au cours du processus de développement. Elle exerce une poussée sur une masse d’investissement et contribue ainsi à accroître la capacité de prendre de nouvelles décisions d’investissement, cette ressource rare et impossible à économiser dans les pays sous-développés », ibid., p. 90.

90 Il mentionne F. Perroux, « Note sur la notion de pôles de croissance », Economie Appliquée, 1953 ; I. Svennilson, Growth and Stagnation of the European Economy ; enfin, W. Fellner, Trends and Cycles in Economic Activity, 1957.

nécessaire de recourir à ce qu’on pourrait appeler une solution en séquence ou en chaîne »91. Cette particularité rend en grande partie caducs les critères forgés pour les situations avancées92. De fait, un nouveau territoire s’offre à l’investigation : « la différence entre les séquences « facilitante » et

« contraignante », le fait qu’il peut être rationnel de violer la règle « commencer par le commencement », et le fait que la difficulté de prendre une décision de développement n’est pas nécessairement proportionnelle au montant de capital qu’elle requiert »93. L’alternative entre investissement dans le domaine des infrastructures économiques et sociales (IES) et activités directement productives (ADP) permet de cerner une première fois la difficulté de ce pari théorique et pratique. Hirschman va ici critiquer la priorité traditionnelle accordée trop vite aux IES.

Dans la littérature courante, les IES se définissent par trois critères officiels plus un critère officieux ; officiellement, ils facilitent et constituent les bases des activités ultérieures, ils sont majoritairement assurés et contrôlés par la puissance publique, enfin, ils ne peuvent être importés ; officieusement, les investissements qu’ils assurent sont indissociables et surtout, ils sont à fort coefficient d’intensité en capital. Cette dernière condition ne fait ici que traduire les sympathies de la Banque Internationale du Développement et de la Reconstruction pour les imposantes infrastructures en énergie et en transport. Mais Hirschman souligne que les IES ne peuvent donner lieu à un rigoureux calcul ex ante et ont également ex post le défaut, dû à leur lourdeur et à leur mode d’administration, de ne pas être très réactives aux dysfonctionnements. Les statistiques démontrent bien que l’investissement en IES constitue toujours une composante importante du développement. Néanmoins, ces statistiques « ne peuvent nous indiquer dans quelle mesure l’investissement en IES précède ou suit l’investissement dans les

91 Ibid., p. 96.

92 Hirschman écrit, « pour ces décisions de développement fondamentales, il ne suffit donc pas de compléter, de nuancer et de perfectionner de toute autre manière les critères habituels de l’investissement. Il nous faut élaborer des supports absolument nouveaux pour la pensée et l’action dans ce domaine largement inexploré des séquences efficaces et des stratégies optimales de développement », ibid., p. 96.

93 Ibid., p. 99.

ADP, et c’est justement la question qui nous intéresse »94. Si le problème du développement consiste à favoriser la « capacité d’investir », et si le problème concerne la priorité des ADP ou des IES, alors le choix doit s’effectuer en privilégiant la séquence maximisant les décisions induites. Deux possibilités sont donc en présence : premièrement, le développement par excès de capacité d’IES, le plus souvent jusqu’alors sélectionné, et, deuxièmement, le développement par insuffisance de capacité d’IES. Hirschman délivre ici un diagnostic « dissident », bien qu’il rappelle naturellement qu’il existe toujours un rapport IES/ADP minimum. En effet, il estime que le développement par excès est peut être stratégiquement moins intéressant. La pression qu’il induit s’apparente plus à une invitation au développement – il met simplement à la disposition des ADP une structure - alors que le développement par insuffisance créant rapidement des goulets, des tensions, des revendications exerce des pressions beaucoup plus fortes à la création des IES ;

« quand les motivations sont faibles, il paraît donc plus sûr de compter sur le développement par insuffisance d’IES que sur le développement par excès d’IES »95, note-t-il. Prenant le cas encore plus topique des régions les plus pauvres dans les Pays en Voie de Développement (PVD) il insiste sur les défauts du développement par excès, relevant, « nous avons ici des régions qui se sont, pour ainsi dire, sclérosées dans leur répugnance à se développer, et il semble assez improbable qu’un système purement facultatif – au reste très onéreux – soit efficace… cette foi dans les vertus propitiatoires de l’infrastructure ne devrait pas constituer les fondements d’une politique de développement »96.