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POLITIQUE ET PROJET DE DÉVELOPPEMENT

III. CONFLITS, BRICOLAGE, DÉMOCRATIE

1. Marxisme et micro-marxisme

Hirschman entretient un rapport complexe au marxisme ; dans des entretiens récents, ou dans des notes autobiographiques il a souligné à quel point le marxisme avait été important dans sa période de formation. En Allemagne, dans les années trente, il lit K. Marx, R. Luxembourg, F. Engel, Kautsky, Lénine et en discute les théories lors des réunions des mouvements de jeunesse du Parti Social-Démocrate. Les écrits de 1917 de Lénine le fascinent, par leur sens du détail historique, surtout par leur lucidité tactique. A de nombreuses reprises, par la suite, Hirschman insistera de même sur le grand intérêt des textes de nature principalement historique de K. Marx.

Néanmoins, quelques cinquante ans plus tard, il émet un jugement franchement critique sur le rôle joué par l’Ecole néo-marxiste en Amérique Latine, insistant sur sa responsabilité dans le déclin de l’économie du développement. L’économie du développement s’est bâtie sur deux postulats originaux : le rejet du principe mono-économiste conduisant à la mise en lumière de la singularité des phénomènes de développement ; l’affirmation de la possibilité de la “ réciprocité des avantages ” pays riches et pays pauvres pouvant tirer un avantage réciproque du développement220. Ces deux postulats ont été l’un et l’autre

220 A. O. Hirschman, « Grandeur et décadence de l’économie du développement » (1981), in A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique , Paris, Gallimard, 1984, p. 45. Voir aussi, A. O. Hirschman, « On Hegel, Imperialism and Structural stagnation », reproduit dans Essays in trespassing, 1981.

rejetés, d’abord par R. Prebish et H. Singer insistant sur l’échange inégal entre le centre capitaliste et la périphérie, puis surtout par A. Gunder Franck et l’école de la Dependencia qui ont souligné les caractères structurels de la stagnation liés à la position dominée des pays latino-américain dans la division capitaliste du travail. Le jugement sur cet école est sans appel :

“ c’est une cohérence interne des plus douillette, qui cherche à simplifier (et à schématiser) le réel et prépare ainsi le terrain à l’idéologie ”221. Cependant, dans cet article Hirschman souligne que la position néo-marxiste doit être distinguée de certaines des analyses de K. Marx. Si ce dernier rejetait le postulat 2, celui de la réciprocité possible des avantages, il demeurait attentif, en particulier selon Hirschman dans ses textes historiques, à la pluralité et à la complexité des modes de développement possibles.

Le rapport constructif d’Hirschman au marxisme se situe dans le prolongement de cette évaluation ; il ne peut, en effet, qu’être hostile au déterminisme et au réductionnisme de la version du marxisme sollicitée par l’Ecole de la Dependencia. C’est en défense des véritables potentialités du marxisme qu’il va proposer dans les années soixante-dix la notion de micro-marxisme.

Dans l’introduction à A Bias for Hope, il se prononce en faveur de la “ transposition du schéma marxien aux processus de développement économique et politique à plus petite échelle ”222. Il remarque que ses recherches sur le développement ont permis de montrer sur des micro-cas comment le déséquilibre économique peut susciter un apprentissage politique, cet apprentissage permettant dans une phase ultérieure d’organiser ou de veiller le déséquilibre. Il note que dans Stratégie du Développement Economique, il montrait “ que les forces autres que celles du marché (i.e les forces politiques) ne sont pas forcément moins automatiques que les forces du marché. Il suggérait aussi comment de telles forces étaient susceptibles d’apparaître quand les mécanismes du marché, par eux-mêmes, provoquaient des pénuries générales de moyens, en conduisant à des déséquilibres régionaux ou à d’autres types de déséquilibres

221 Ibid., p. 46.

222 A. O. Hirschman, A bias for hope, ouv. cit., p. 18.

qui nécessitent – et peuvent entraîner- une intervention du corps politique”223. Or, ces recherches pouvaient apparaître comme une vérification de l’un des enseignements essentiels du marxisme : l’idée que les contradictions entre forces productives et rapports de production étaient au fondement du changement économique, social, historique. Ce passage du niveau des grandes généralisations à celui des cas particuliers de développement permettait néanmoins un véritable rafraîchissement du concept : d’une part, il désignait la solution révolutionnaire comme un cas particulier du changement social ; d’autre part, il complexifiait l’analyse des relations entre conflits économiques et sociaux et changements institutionnels. En effet plutôt que d’une disparition des anciens cadres obsolètes et leur remplacement par des rapports de production adéquat permettant d’envisager un état final stable et sans conflits, l’étude de cas permettait de mettre en lumière le fait que “ le changement socio-politique qu’entraînent ces contradictions est souvent partiel, se fait non sans réticence, et laisse de nombreux problèmes irrésolus ; ainsi le besoin de changements plus importants apparaît de nouveau très vite»224. Dans son article de 1977 sur les effets de liaison Hirschman est revenu sur la nature de son micro-marxisme pour en mieux préciser les contours : le micro-marxisme, note-il, “ est le terme qui pourrait définir de façon satisfaisante ces tentatives visant à montrer comment le type de développement économique, incluant les éléments sociaux et politiques, peut être relié aux activités économiques spécifiques choisies par un pays ”225. L’analyse des économies latino-américaines, souvent initialement mono-productrices, constitue un terrain privilégié pour ce type d’investigation. Néanmoins deux éléments permettent de nuancer ce qui pourrait constituer une conclusion trop tranchée : premièrement, “ il n’existe aucune relation nécessaire et unilatérale entre une activité économique spécifique et un régime socio-politique qui pourrait en résulter

223 Ibid., p. 17.

224 Ibid., p. 18.

225 A. O. Hirschman, « A generalized linkage approach to developement with special reference to staple », publié initialement en 1977 dans le volume 25 de Economic Developement and Cultural Change ; repris dans A. O. Hirschman, Essays in Trespassing, ouv. cit., p. 89. Voir également A. O. Hirschman, « Linkage », in New palgrave : a dictionary of economics, vol. 3, 1987, pp. 206-211.

” ; deuxièmement, lorsque relation de causalité il y a, elle ne va pas nécessairement dans tous les cas de l’économique au politique, les types d’interactions apparaissant souvent plus complexes. Ces nuances posées, Hirschman peut finalement résumer sa position : “ Ma théorie ne consiste pas à dire qu’un élément de base détermine entièrement un environnement socio-politique ; elle établit que systématiquement il marquera chaque environnement qu’il rencontrera de modèles qui lui sont propres, et que ce procédé peut et vaut la peine d’être étudié. On peut lier cette théorie à l’idée qu’il y a différents degrés d’affinité ou de compatibilité entre les activités économiques spécifiques d’une part et les variétés d’environnements socio-politiques d’autre part»226.

Qu’en est-il en définitive du micro-marxisme d’Hirschman ? Lui-même qualifie sa présentation de 1977 de puzzle ce qui constitue une invitation à reconstituer les multiples éléments qui composent son rapport au marxisme. Il est bien évident qu’une certaine vulgate marxiste lui est totalement étrangère, en particulier concernant la question des rapports économie/politique. Néanmoins, influence originelle et prégnante ou plus simplement convergence, l’économie politique d’Hirschman signale plusieurs proximités caractéristiques, bien que très générales, avec les idées marxistes : au niveau de l’anthropologie philosophique, en considérant que l’homme se créé en créant incessamment et en transformant collectivement et librement son milieu ; au niveau de la philosophie politique en souhaitant soumettre aux normes de la démocratie la réalité de la société civile, en particulier en donnant aux collectivités humaines les moyens de contrôler les prétendues lois économiques ; au niveau méthodologique, en insistant sur les effets émergents des actions individuelles, à l’origine des processus évolutifs Mais ici, le point le plus saillant concerne l’intérêt porté au rôle du conflit économique. C’est J.

Schumpeter qui notait qu’en prétendant que l’histoire de la société est l’histoire de la lutte des classes, « Marx a amplifié au maximum le rôle des conflits sociaux », présentant là une conception « presque aussi féconde que celle de l’interprétation

226 Ibid., p. 96.

économique de l’histoire »227. La notion de micro-marxisme constituait chez Hirschman une étape significative en vue de mieux définir cette conception. Son grand article de 1993 allait finalement lui permettre de mieux cerner cette conception du développement exploitant l’analyse des caractéristiques originales des conflits économiques.

2. Conflits sociaux et société démocratique de marché