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Critique de l’économiste en ricardien impénitent

CRITIQUE DE L’ECONOMISTE

1. Critique de l’économiste en ricardien impénitent

Ce qui est le plus souvent dénoncé par A. Hirschman est très proche de ce que Joseph Schumpeter a défini comme le « vice ricardien »54 de l’économiste : une tendance à l’abstraction faisant fi de tout réalisme et étant donc impropre à favoriser l’adaptation de l’homme à son environnement social et naturel.

Informé par son expérience concrète en Colombie, Hirschman a détecté l’apparition de cette tendance dès les premières grandes contributions théoriques au développement. Sa réaction, comme il l’a expliqué ultérieurement, l’a placé dans la situation d’un

« rebelle vis-à-vis de l’autorité, comme un dissident de la deuxième génération à l’égard de propositions qui, tout en étant par elles-mêmes neuves et hétérodoxes, étaient rapidement en train de prendre, au cours des années cinquante, la forme d’une nouvelle orthodoxie sur les problèmes du développement »55. Déjà dans l’immédiat après-guerre, il s’était interrogé sur la pertinence d’une application trop systématique des modèles keynésiens à l’Europe du Plan Marshall56 ; et, en 1954, son expérience en cours en Colombie lui avait permis d’avancer des doutes comparables concernant l’utilité de ces modèles aux

54 J. Schumpeter signale que Ricardo voulait clarifier et nettement formuler les propositions smithiennes ; « pour y arriver, il a découpé le système économique en morceaux, pour en mettre ensuite le plus possible en paquets qu’il rangeait bien au frais – pour qu’ainsi le maximum de choses fussent figées dans leur immobilité et

« données ». Ensuite, il a empilé postulat simplificateur sur postulat simplificateur, ayant en fait tout résolu par ces postulats, et il s’est retrouvé avec seulement un petit nombre de variables globales, entre lesquelles, dans le cadre de ces postulats, il a établi des relations simples et unilatérales, et c’est ainsi qu’au bout du compte les résultats recherchés ont découlé presque comme des tautologies », Histoire de l’analyse économique, vol. 2, Paris, Gallimard, 1984, p. 133

55 A. O. Hirschman, « Confession d’un dissident : retour sur Stratégie du Développement Economique », in A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, Paris, Gallimard, 1984, p. 69.

56 A. O. Hirschman, « France and Italy : patterns of reconstruction », Federal Reserve Bulletin, (33) 4, pp. 353-366.

situations de sous-développement57. C’est néanmoins dans l’ouvrage de 1958 qu’il intègre une longue critique de l’application des modèles de croissance équilibrée aux situations de développement.

Développés à la suite des premières contributions de R. F.

Harrod et E. D. Domar58, ces modèles reposent sur quelques concepts basiques : fonction d’épargne, investissement induit et autonome, productivité du capital. Hirschman reconnaît leur utilité dans les économies avancées où ils ont informé les politiques visant à réguler la croissance. Mais ces modèles ne peuvent être adaptés à la question du développement ; il écrit,

« si l’on pense que les relations fonctionnelles du modèle décrivent de façon valable le processus de développement, il peut arriver un moment où le modèle empêche de comprendre la situation réelle des pays sous-développés plutôt qu’il ne permet de le faire »59. Les situations, en effet, ne coïncident nullement ; à titre d’exemple, dans les économies « avancées », les déterminants de l’épargne et de l’investissement sont indépendants, alors que l’une des caractéristiques des économies du développement et qu’il y a interdépendance, le dégagement de l’épargne ainsi souvent causé par l’apparition de nouvelles opportunités d’investissement. Dans ces conditions, insiste Hirschman, « un modèle fondé sur la propension à épargner et sur le coefficient d’intensité du capital présente forcément beaucoup moins d’utilité que dans les économies avancées. Sa valeur prévisionnelle et opérationnelle est faible. En réalité, il ne nous donne guère d’informations sur les mécanismes-clés permettant de faire démarrer et avancer le progrès économique dans un environnement arriéré »60.

En effet, le cœur du problème du développement est immédiatement identifiable et concerne les « forces qui gouvernent le processus d’accumulation du capital ». L’analyse

57 A. O. Hirschman, « Economic and investment planning : reflections based on experience in Colombia », (1954), repris in Investment criteria and Economic Growth, MIT, Cambridges, 1961. Voir également A Bias for Hope, ouv. cit., pp. 41-62.

58 Hirschman cite les références classiques, R. F. Harrod, « An essay in dynamic theory », Economic Journal, (49), 1939 ; Toward a Dynamic Economics, 1948 ; E.

D. Domar ; Essays on the Theory of Economic Growth, 1957.

59 A. O. Hirschman, Stratégie du développement économique, ouv. cit., p. 46.

60 Ibid., p. 47.

doit donc se focaliser en priorité sur le problème de l’investissement, proposer précisément une théorie de l’investissement dans les situations de développement ; les analyses antérieures, proposées aussi bien par J. R. Hicks ou E.

D. Domar, ont avancé la distinction opportune entre investissement induit et investissement autonome ; l’un des principaux écueils concerne, dans les situations « avancées », la versatilité de l’investissement autonome responsable souvent des fluctuations irrégulières de l’activité économique. En revanche, dans les situations de développement la question de la composante autonome se pose moins en raison d’une abondance d’opportunités technologiques. Le problème se situe donc plutôt au niveau de l’investissement induit : « ce qui constitue leur problème, ce sont les processus qui, dans une large mesure vont de soi dans les pays avancés : à savoir la perception des occasions d’investissement et leur matérialisation en investissements effectifs »61. C’est donc une réflexion originale sur la « capacité d’investir » qui doit être menée. Le problème spécifique du développement se caractérise donc par l’état dans lequel une épargne virtuelle est « frustrée » alors même que les opportunités d’investissement sont présentes, en raison d’un handicap dans la « capacité d’investir ». L’enjeu de l’économie du développement est d’étudier cette situation normale de transition et de proposer des aides à l’amélioration de cette capacité, véritable force motrice du développement.

En effet, il est évident que durant cette phase délicate des forces opposées vont jouer, certaine d’entre-elles dopant cette capacité, d’autres la déprimant. Un effet positif est mis en lumière par Hirschman : l’effet de complémentarité de l’investissement ; il est nécessaire, explique-t-il, de « concevoir l’investissement engendré par la capacité d’investir non comme un plafond mais comme un plancher »62. Il y a un effet contagieux de la décision d’investissement si bien que des décisions prises dans le secteur moderne d’une économie en voie de développement peuvent

61 Ibid., p. 50. Il note un peu plus loin, « le développement est essentiellement entravé par la difficulté de canaliser l’épargne existante ou en puissance vers les occasions d’investissement productif offertes, c’est-à-dire par une carence de la capacité de prendre et de mettre en œuvre des décisions de développement », ibid., p. 50.

62 Ibid., p. 56.

servir d’exemple est rendre virtuel un « investissement additionnel », possibilité qu’une optique stratégique se doit de repérer et d’exploiter . Comme le signale encore Hirschman, insistant sur la proximité de ce processus avec la notion de multiplicateur63, « les investissements d’une période suscitent, à leur gré et avec une logique qui leur est propre, des investissements complémentaires dans la période suivante ; ils tracent une partie de la route à suivre et imposent pratiquement certaines décisions d’investissement supplémentaires »64. Mais, tout autant, durant cette phase de naissance et d’évolution de la

« capacité d’investir », vont jouer des forces opposées, corrosives. Dès le départ du processus de fortes contraintes rendent possible l’échec : le poids de l’incertitude, le coût social parfois exorbitant des premiers bouleversements… Là encore, l’optique stratégique doit analyser pour agir afin de ne pas laisser s’évanouir les possibilités de développement. Hirschman mentionne ici les enseignements du « modèle Berlitz » proposé par Herbert Simon qui suggérait de contourner certaines contraintes de l’apprentissage par une modulation appropriée du rythme de travail65. Sollicitant ce point de vue et l’adaptant au problème du développement, Hirschman avance que « ce modèle donne à penser qu’il faudrait un peu forcer l’allure dans les premiers stades du développement, de manière à vaincre les résistances, alors à leur maximum »66.

Hirschman peut alors mieux définir son « opposition instinctive » aux tentatives d’application, par P. N. Rosenstein-Rodan, R. Nurkse, A. Lewis ou T. Scitovsky, des modèles de croissance équilibrée aux situations de développement. Les tenants de l’approche équilibrée, s’appuyant sur la thèse du support mutuel, conseillent un développement simultané de tous les secteurs ; pour Hirschman, « la théorie de la croissance équilibrée aboutit à la conclusion qu’une économie industrielle

63 Cet effet complémentaire de l’investissement, jouant sur la « capacité d’investir », on peut « l’imaginer sous la forme d’une relation de type multiplicateur, chaque investissement déterminant dans la période suivante, des investissements d’un montant inférieur à celui de l’investissement initial », ibid., p. 58

64 Ibid., p. 57.

65 Hirschman cite ici, H. Simon, « Some strategic considerations in the construction of social science models », in P. F. Lazarfeld (ed.), Mathematical Thinking in the Social Sciences, 1954.

66 A. O. Hirschman, Stratégie du développement économique, ouv. cit., p. 63.

moderne entièrement nouvelle et autonome doit se superposer au secteur traditionnel stagnant également autonome »67. Il y a ici simplement duplication à la situation de développement du remède keynésien de sortie de l’équilibre de sous-emploi dans une économie avancée : c’est, à titre principal, à l’Etat d’agir car il est seul à même d’organiser cette « superposition ». Mais cette théorie combinent deux attitudes contradictoires : « l’un des plus curieux aspects de cette théorie est la façon dont elle combine une attitude défaitiste à l’égard des capacités des économies sous-développées avec une confiance absolument aberrante en leurs facultés créatrices », et Hirschman ajoute, « son application exige une énorme somme de ces aptitudes que nous avons reconnues comme très rares dans les pays sous-développés… en d’autres termes, si un pays était en mesure d’appliquer la théorie de la croissance équilibrée, il ne serait pas sous-développé au départ »68.

Le biais général des modèles de croissance équilibré appliqués aux situations de développement peut être désormais nettement repéré. Tous ces modèles, même ceux plus perfectionnés insistant sur les anticipations relatives en particulier aux économies externes, avec leur accent porté sur le rôle centralisateur de l’Etat exprime une véritable répugnance vis-à-vis de la praxis du développement. Le développement pose par définition un problème de métamorphose : « le développement économique signifie une transformation plutôt qu’une création ex novo : il entraîne un bouleversement des anciens modes de vie, de production et d’action, toujours responsables de lourdes pertes »69. C’est l’ampleur et la complexité de la tâche, aussi bien qu’une réticence naturelle à envisager certaines conséquences funestes du changement qui explique l’attrait exercé par des modèles qui justement, occultent le processus de transformation et dépeignent le développement comme une simple substitution.

Mais l’erreur est capitale si le développement, par nature, constitue un « processus de transformation d’un type d’économie en un autre type, plus avancé »70.

67 Ibid., p. 67.

68 Ibid., p. 68-69.

69 Ibid., p. 72.

70 Ibid., p. 67.

2. Critique de l’économiste en expert es développement