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DESEQUILIBRE, RATIONALITES CACHEES ET LIAISON

2. L’analyse des effets de liaison

Le concept de liaison est introduit initialement comme une interrogation portant sur les effets d’induction au sein des activités directement productives. En 1954, Hirschman ne parle encore que de « l’impact des productions de second rang sur les

94 Ibid., p. 104.

95 Ibid., p. 112.

96 Ibid., p. 112-113.

productions de premier rang»97. C’est dans l’ouvrage de 1958 qu’il baptise et définit plus précisément cette notion de liaison. Il revient ultérieurement sur le thème à de nombreuses reprises, en particulier dans plusieurs articles basiques publiés à la fin des années 7098.

Deux mécanismes d’induction peuvent jouer au sein des activités productives :

 Premièrement, les liaisons en amont correspondant aux effets nés des approvisionnements en inputs ; Hirschman les définit en soulignant que « toute activité économique non primaire déterminera des efforts pour produire localement les inputs qui lui sont nécessaires »99.

 Deuxièmement, les liaisons en aval liées aux utilisations des inputs ; c’est donc « toute activité qui, par nature, ne répond pas exclusivement à des demandes finales déterminera des efforts pour utiliser ses outputs comme inputs dans des activités nouvelles »100.

Les deux phénomènes sont connus des économistes qui évoquent fréquemment les économies externes, les complémentarités et les causalités cumulatives. Toutefois la notion n’a pas véritablement donné lieu à des tentatives de mesures précises. Hirschman propose alors de distinguer deux phénomènes jouant dans l’impact qu’une industrie A peut exercer sur une industrie B : L’importance potentielle des nouvelles industries pouvant être lancée ; la force de cet effet, c’est-à-dire la probabilité que ces nouvelles industries soient effectivement créées. Les résultats statistiques de l’analyse input-output peuvent-ils alors permettre d’améliorer la maximisation des effets de liaison ? S’appuyant

97 A. O. Hirschman, « Economics and investment planning : reflections based on experience in Colombia », repris dans A bias for hope, ouv. cit., 1971.

98 A. O. Hirschman, « A generalized linkage approach to development, with special reference to staples », Economic development and cultural change, 1977, repris in Essays in trespassing, ouv. cit., 1981. Voir également l’entrée « linkage » dans The New Palgrave, (reproduit en français sous le titre « Les effets de liaison dans le développement économique », in A. O. Hirschman, Vers une économie politique élargie, ouv. cit., 1986).

99 A. O. Hirschman, Stratégie du développement économique, ouv. cit., p. 119.

100 Ibid., p. 119.

sur une étude de H. B. Chenery et T. Watanabe101, il souligne que des informations précieuses sur les complémentarités entre secteurs et industries sont fournies par ce type d’instrument ; mais l’emploi a ici des limites car, statique, il ne s’applique au développement séquentiel qu’au prix d’un « exercice mental » assez malaisé. Les extrapolations à partir de ce type de matrice sont intéressantes, néanmoins, « il est beaucoup plus utile d’étudier la structure des pays sous-développés et de voir comment les effets de liaison y font normalement leur apparition »102. Le modèle de Chenery et Watanabe offre cependant une autre possibilité ; il indique opportunément que la quasi-totalité des flux intersectoriels obéit à une logique triangulaire et non à une simple succession de stades de production. Comme le précise Hirschman, « dans une organisation triangulaire de la matrice entrée-sortie, il y a un

« dernier » secteur dont la production va entièrement à la demande finale et qui effectue des achats à un certain nombre d’autres secteurs ; l’avant-dernier secteur vend sa production à la demande finale et au dernier secteur et achète à une partie ou à la totalité des autres secteurs à l’exclusion du dernier ; et il en va ainsi de suite jusqu’à ce que nous arrivions au « premier » secteur, dont la production va à tous les secteurs suivants et peut-être aussi à la demande finale, mais qui n’utilise pas les produits venant d’autres secteurs »103. Deux possibilités s’offrent alors pour enclencher le développement industriel : soit, favoriser les industries transformant les produits primaires locaux ou importés en biens répondant à des demandes finales ; soit favoriser les industries transformant des produits semi-finis importés en biens répondant à des demandes finales. Si la première solution s’est imposée nécessairement dans les premiers pays industriels, il semble que la seconde solution soit plus appropriée pour les actuels pays sous-développés ; pour ces derniers, « les industries textiles et alimentaires et les industries de matériaux de construction, fondées sur des matières premières locales, gardent encore une grande importance mais,

101 H. B. Chenery et T. Watanabe, « International comparisons of the structure of production », exposé présenté au congrès de l’Econometric Society à Cleveland en 1956. Publié ultérieurement dans Econometrica.

102 A. O. Hirschman, Stratégie du développement économique, ouv. cit., p. 128.

103 Ibid., p. 130.

dans une très large mesure, leur industrialisation commence de la seconde façon, par des entreprises donnant les « touches finales » à des produits industriels presque finis importés de l’extérieur »104. L’intérêt de ces « industries d’importation enclavée » est de stimuler un grand nombre d’effets de liaison en amont et en aval qui peuvent alors se combiner de façon originale, Hirschman évoquant la possibilité d’un effet de tenaille. Il précise ici, « cette sorte d’effet de tenailles avec rétroaction ne peut être obtenu que grâce aux industries qui, dans la matrice triangularisée des relations intersectorielles, se trouvent à quelques distances des lignes supérieures ; autrement dit, grâce aux industries dont les produits sont distribués à beaucoup d’autres secteurs industriels, tout en allant directement à la demande finale »105.

Ces conseils sur le modèle d’industrialisation propre aux pays sous-développés ne peuvent donner lieu à des applications trop rigides. Il ne prétendent pas vérifier les critères stricts d’opérationalité technocratiques alors en cours et qu’Hirschman associe à certains fantasmes du théoricien ou de l’expert. On le voit très clairement dès l’ouvrage de 1958 lorsqu’il développe des considérations iconoclastes sur induction et liaison dans le cadre de la croissance de la firme dans les situations de développement ; on le voit également aux rectifications et élargissements ultérieurs qu’il propose du concept de liaison.

Hirschman s’interroge très tôt sur les conditions du maintien d’un fonctionnement efficient de la firme. La question constitue une subdivision du problème plus général du développement, mais présente quelques traits originaux106 ; il s’agit en effet d’impulser et d’entretenir, au sein de cette institution basique, une certaine attitude vis-à-vis de la coopération et du changement ; or, « toute tentative pour résoudre les difficultés des nouvelles entreprises en pays sous-développés uniquement

104 Ibid., p. 131.

105 Ibid., p. 138.

106 Clairement défini dans la remarque suivante d’Hirschman, « il apparaît que les difficultés qui compromettent la bonne marche des nouvelles entreprises sont les mêmes que celles qui font obstacles à leur promotion plus quelques autres. Nous avons découvert un nouveau type de déséquilibre susceptible de se produire dans les pays sous-développés : à un certain stade de leur croissance, ils peuvent être davantage capables de promouvoir de nouvelles entreprises que d’en assurer une gestion efficace », ibid., p. 161-162.

grâce à des pressions extérieures doit nécessairement faire appel à des forces de progrès qui sont censés être déjà à l’œuvre dans la société ou l’entreprise »107. Le problème se pose principalement au niveau de l’entretien du capital, activité de nature préventive devant être impérativement assurée de façon régulière. L’entretien est cependant un processus d’organisation vis-à-vis duquel les contraintes et rappels sont faibles en particulier dans le court terme ; Hirschman souligne alors que dans les pays peu développés dans lequel il n’y a pas initialement d’habitudes et de routines liées à l’entretien il convient, paradoxalement, de privilégier les processus sollicitant un outillage compliqué et dont la détérioration sera rapidement sanctionnée. Seule cette configuration exigeante est en mesure d’induire un comportement vigilant de la part des acteurs et peut donc permettre un apprentissage graduel108. Cette première analyse à donné lieu chez Hirschman à des prolongements originaux et une nouvelle fois assez surprenants ; par exemple, il a distingué les opérations dont le rythme est réglé par la machine à celle dont le rythme est réglé par l’exécutant, de même qu’il a insisté sur la distinction entre activités industrielles centrées sur un processus et activités industrielles centrées sur un produit.

Dans chaque cas, il s’est prononcé en faveur des processus les plus contraignants en soulignant qu’une marge mince de tolérance, en raison des risques évidents de rupture, induit graduellement certaines compétences industrielles chez les acteurs. En l’absence initiale de ces compétences, il faut favoriser les processus qui en contraignent l’apparition puis le maintien109.

107 Ibid., p. 157.

108 Voir aussi, A. O. Hirschman, « Economics and investment planning : reflections based on experience in Colombia », art. cit., 1954, et A. O. Hirschman et G. Sirkin

« Investment criteria and capital intensive once again », Quaterly Journal of Economics, 72, 1958.

109 Sur ce point, voir S. Teitel, « Productivity, mechanisation and skills. A test of the Hirschman hypothesis for Latin American industry », World Development, (9) 4, 1981. Egalement S. Lall, Learning to industrialise. The acquisition of technological capability by India, MacMillan, Londres, 1987. Ces processus d’apprentissage, à l’envers, sont repris et développés dans A. O. Hirschman, Development project observed, ouv. cit., 1967. Sur cette conception de l’apprentissage voir aussi D. A.

Schön, « Hirschman’s elusive theory of social learning », in L. Rodwin et D. A.

Schön (eds.), Rethinking the development experience. Essays provoked by the work of Albert O. Hirschman, Brooking Institution, Washington, 1984.

Les articles plus tardifs que consacre Hirschman au concept de liaison signalent également sa volonté d’en augmenter surtout le contenu qualitatif. Il prend note des difficultés rencontrées par ses propositions initiales : les modèles de développement par substitution d’importation ont enregistré des critiques sévères et des échecs ; les tentatives de mesure précises de la notion de liaison, en particulier à partir des modèles input-output, n’ont pas donné de résultats véritablement probants. Hirschman rappelle toutefois que « étant donné les difficultés de calcul, le concept de liaison a plus servi de guide général pour les stratégies de développement que d’outil précis et pratique en vue de la planification de projets »110. Le revers de cette difficulté à quantifier et à expertiser sur la base de certaines propositions contenues dans Stratégie du Développement Economique, a donc été un élargissement et un approfondissement qualitatifs dans l’analyse de la notion de liaison et, plus largement, de celle de développement. Ainsi, deux autres types de liaisons sont dégagés :

 en premier lieu, les liaisons par consommation décrivant une « incitation à une fabrication nationale de produits de consommation qui se fera sentir à mesure que des revenus accrus seront consacrés à l’achat de ces biens »111. Il s’agit d’effets de liaisons plus larges et moins directs que les classiques effets amont et aval. Ils conduisent néanmoins à des résultats intéressant l’analyse stratégique ; par exemple, dans une perspective typiquement keynésienne, Hirschman montre l’importance pour la diffusion de ce type d’effet d’une répartition évitant les trop fortes inégalités ; ou également, il mentionne le fait que la prise en considération des liaisons par consommation peut conduire à rectifier certains diagnostics trop unilatéraux concernant la supériorité d’un développement à base industrielle sur un développement s’appuyant sur les activités agricoles.

110 A. O. Hirschman, « Les effets de liaison dans le développement économique », in A. O. Hirschman, Vers une économie politique élargie, ouv. cit., p. 35.

111 Ibid., p. 41.

 En second lieu les liaisons fiscales. En effet, directes ou indirectes (selon qu’elles se manifestent par une taxe initiale sur les exportations ou par des droits de douanes sur les importations), elles rendent possible

« un autre processus de génération d’entreprises nouvelles [qui] peut résulter de l’ingérence de l’Etat dans les mécanismes du marché »112.

C’est en définitive à un complexe extrêmement changeant de divers types de liaisons qu’est confrontée chaque situation de développement. L’approche stratégique consiste, dans chaque cas, à favoriser les inductions et à éviter les enlisements113 : « les différents effets de liaison, leur éventuel échec et leurs combinaisons variables déterminent un champ complexe de possibilités »114. C’est donc à une enquête attentive aux caractéristiques de chaque situation et vigilantes vis-à-vis des opportunités réelles qu’est conviée, à travers cette notion, la recherche sur le développement.