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Critique de l’économiste en expert es développement Albert Hirschman a souvent expliqué comment l’expérience

CRITIQUE DE L’ECONOMISTE

2. Critique de l’économiste en expert es développement Albert Hirschman a souvent expliqué comment l’expérience

de la montée des totalitarismes dans des années trente l’avait sensibilisé aux risques potentiels que faisaient naître certaines ambitions démesurées relatives au contrôle économique et social.

En outre, il a également souligné le caractère formateur de sa première expérience en Colombie où il se refusa à être relégué, comme l’invitait alors la Banque Mondiale, « à une sorte d’activité de programmation » : « comme je m’étais déjà plongé dans certains des vrais problèmes du pays, j’avais l’impression que l’une des choses dont la Colombie avait le moins besoin, c’était d’un plan de développement synthétique compilé sur la base d’estimations « héroïques » »71. La critique de l’expert économique sûr de l’opérationnalité et de l’universalité de sa science qui lui donnent, en quelque sorte une position en surplomb par rapport aux communautés dans lesquelles il intervient, constitue une constante de son travail. Néanmoins, si Hirschman demeure attentif aux dangers que peut faire courir l’expert « réformiste » trop zélé, c’est surtout l’expert

« réactionnaire » qui constitue sa cible privilégiée.

C’est, en effet, la « biographie » qu’il consacre à l’économiste ultra libéral français Jean Gustave Courcelle-Seneuil – le pontifex maximus de l’école libérale française du XIXe siècle, selon Charles Gide – qui lui permet de synthétiser ses griefs sur ce point. C’est dans Journeys Toward Progress, à l’occasion de l’analyse de l’histoire de l’inflation chilienne qu’Hirschman est une première fois confronté à l’œuvre et à l’action de cet économiste qui fut appelé en 1853 à enseigner sur la première chaire d’économie politique inaugurée à Santiago. Il reviendra un peu plus tard sur ce thème en signant l’entrée « J. G.

Courcelle-Seneuil » dans The New Palgrave.

L’entreprise n’est pas, on s’en doute, chez Hirschman, strictement rétrospective ; elle est en rapport étroit avec le présent de la science économique ; si à la fin des années quarante, J. Schumpeter décrit l’école libérale française en terme

71 A. O. Hirschman, « Confession d’un dissident : retour sur Stratégie du Développement Economique », in A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, ouv. cit., p. 73.

assez péjoratif, qualifiant ses représentants tardifs, P. Leroy-Beaulieu, J. G. Courcelle-Seneuil ou Y. Guyot de « quarteron des vétérans du laisser-faire »72, quinze ans plus tard il n’en est pas de même avec F. Hayek. Dans son étude consacrée à F.

Bastiat ce dernier montre que le qualificatif de « génie » ne s’applique pas seulement à son activité de publiciste, mais aussi à ses intuitions théoriques sur le marché et à ses analyses consacrées aux caractères fallacieux et dangereux de l’interventionnisme sous toutes ses formes73. Plus tard encore, M.

N. Rothbard, désignera Courcelle-Seneuil comme étant l’un des plus intéressants représentants du courant français d’analyse de la banque libre74.

Par contraste, Hirschman brosse un tableau catastrophique, à la limite du ridicule, du séjour chilien de Courcelle-Seneuil. Les dommages se sont situés à deux niveaux : premièrement, par son action directe, il a favorisé l’adoption de la loi bancaire ultra-libérale de 1860 qui est aujourd’hui considérée comme ayant donné naissance à l’inflation endémique qu’a connue par la suite le Chili ; deuxièmement, par son enseignement, l’économiste français a formé un aéropage de disciples zélés qui, par exemple, vont après la Guerre du Pacifique contre le Pérou brader les mines de nitrate de Tarapaca aux intérêts privés, en particulier étrangers. L’avis que propose Hirschman en 1963 est particulièrement ironique : « Pauvre Courcelle-Seneuil ! Sa mission individuelle d’assistance aurait difficilement pu mieux se passer, si l’on s’en tient aux critères de bilan communément admis. Ses conseils furent suivis à la lettre, les lois qu’il ébaucha furent votées, son buste trône à l’université du Chili et son influence en tant que professeur et spécialiste de droit public international est à présent largement ressentie. Mais c’est précisément pour cette raison que tous les maux graves qu’a subi l’économie chilienne par la suite, de l’inflation à la monoexpansion, lui ont été imputés»75.

72 J. A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, ouv. cit., vol. 3, p. 131.

73 F. Hayek publie en 1964 une introduction à la traduction d’un recueil de contributions de F. Bastiat. Repris ensuite dans F. Hayek, The trend of economic thinking : essays on political economists and economic history, vol. III de The collected works of Friedrich August Hayek, Routledge, 1991, chap. 15.

74 M. N. Rothbard, Classical Economics, vol. 2, Edward Elgar, 1995, p. 267.

75 A. O. Hirschman, Journey Toward Progress, ouv. cit., p. 166.

Dans l’article ultérieur consacré à l’économiste français, Hirschman souligne que « l’expert » Courcelle-Seneuil mérite examen en raison de sa typicité : « Courcelle-Seneuil est probablement le tout premier prototype du genre, et l’ironie de sa carrière au Chili présente les caractères qui resteront typiques de nombreux représentant ultérieurs»76. Cinq traits de l’expert es développement ressortent constamment :

 L’expert, s’appuyant sur une confiance sans borne en sa science pense connaître la solution de tout problème quel qu’il soit et où qu’il se produise.

 Les locaux confèrent une véritable aura à l’expert se soumettant à tous ses conseils et les acceptant avec d’autant plus de facilité que leurs conséquences apparaissent politiquement et socialement douloureuses.

 Les remèdes de l’expert sont souvent administrés avec d’autant plus de bonne volonté qu’il demeure solidaire de certains intérêts puissants de son pays d’origine.

 L’expert économique est très souvent critiqué pour vouloir transplanter une situation dans un nouvel environnement. Mais, comme le souligne Hirschman,

« sa véritable ambition est plus extravagante : il s’agit de doter le pays de ces institutions idéales qui n’existent que dans son esprit car il s’est révélé incapable de convaincre ses propres concitoyens de les adopter»77.

 Dans le cas probable de fiasco de ses réformes, l’expert remplit la fonction de bouc émissaire ; la conséquence est alors surtout négative pour le pays à la recherche de son développement dans la mesure où cette culpabilité exclusive « prévient toute leçon authentiquement basée sur l’expérience passée»78.

76 A. O. Hirschman, « A prototypical economic adviser : Jean Gustave Courcelle-Seneuil », in A. O. Hirschman, Rival Views of Market Society and other Recent Essays, ouv. cit., p. 185.

77 Ibid., p. 186.

78 Ibid., p. 186.

DESEQUILIBRE, RATIONALITES CACHEES ET