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Modifications internes des deux notions

III ESPERER

DEFECTION / PRISE DE PAROLE

1. Modifications internes des deux notions

Les concepts de Défection et de Prise de parole sont étudiés distinctement dans cette première partie. Le premier n’a pas subi de grands changements depuis Exit, voice and loyalty et reste un déterminant essentiellement négatif ; le second à l’inverse, outre les bénéfices sociaux qu’il entraîne, exerce une influence beaucoup plus large que ne le supposent les premiers écrits d’Hirschman.

1. La Défection : un déterminant essentiellement négatif Exit, voice and loyalty repose sur une appréciation relativement négative du mécanisme de la Défection ; les motivations qui ont poussé Hirschman à entreprendre ce travail expliquent en partie ce jugement. En 1994, il rappelait, “ lorsque j’ai écrit Défection et Prise de parole, je m’en suis pris, en général, à tous ceux qui

452 On distingue par ailleurs trois sources à partir desquelles est opéré le changement : une première source propre à la recherche et à la découverte théorique ; une seconde source concernant l’exploration d’un champ inexploré dans l’“ histoire des idées ” ; et enfin une troisième source relative aux applications empiriques.

453 Par exemple, la transformation du coût de la Prise de parole en bénéfice entraîne une baisse de son coût global et par conséquent une augmentation de son emploi face à la Défection ; voir le point 2.

avaient parlé de la concurrence comme d’une solution à tous les problèmes ; autrement dit, je m’en suis pris à la conception orthodoxe typique qui voit dans la concurrence le moyen d’optimiser l’équilibre économique ”454. Le contenu de la notion va relativement peu évoluer, la Défection restant une activité dépréciée dans ses analyses.

Néanmoins, Hirschman réévalue positivement dans un premier temps les conséquences sociales de la Défection sur deux points.

 Le premier est développé dans les Essays in trespassing455. Le modèle initial suppose un bénéfice égal pour toutes les personnes du résultat des deux modes d’action. Or, la Prise de parole peut ne satisfaire que les “ activistes ”456 ; l’amélioration de la qualité du produit ne contentera pas les “ non activistes ” présents dans l’organisation ; la Défection deviendra alors un moyen d’exprimer leur mécontentement sur la qualité du produit et leur désaccord quant aux changements induits par la Prise de parole457. Hirschman maintient cependant son premier jugement en supposant que d’une manière ou d’une autre les améliorations réalisées par l’action publique seront bénéfiques pour toutes les personnes qu’elles soient “ activistes ” ou “ non activistes ”.

 Le second point tient au rôle pacificateur que peut remplir la Défection ; il est aussi présenté dans les Essays in trespassing458 mais peut être étendu en fait à l’ensemble des textes qu’Hirschman consacre à partir du milieu des années soixante-dix à l’histoire du concept d’intérêt459. Les migrations de population,

454 A. O. Hirschman, La morale secrète de l’économiste, ouv. cit., p. 129.

455 “ Exit and voice : some further distinctions ”, pp. 236-245., publié dans l’American Economic Review en mai 1976.

456 en informant les organisations de leurs préférences. Les personnes sont supposées ne pas disposer de goûts uniformes.

457 Ibid., p. 243.

458 “ Exit, voice and loyalty : further reflections and a survey of recent contributions ”, pp. 213-235. et “Exit, voice, and the state”, pp. 246-265.

459 Notamment Les passions et les intérêts, “ Le concept d’intérêt de l’euphémisme à la tautologie ”, in A. O. Hirschman, Vers une économie politique élargie, ouv. cit., pp. 7-29., ou encore “ Douceur, puissance et faiblesse de la société de marché –

assimilées à un comportement de Défection, évitent le développement de conflits sociaux460 ; cet argument de la théorie du “ labor safety valve ” est généralement avancé pour expliquer le manque d’esprit militant que les travailleurs américains manifestaient durant le XIXe siècle assurés qu’ils étaient de toujours trouver dans d’autres régions une situation plus favorable461. La “ thèse du doux commerce ” présente dans certains écrits du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle présuppose la même fonction à la Défection à la différence près qu’elle s’appuie exclusivement sur le mobile de l’intérêt ; l’activité commerciale et financière entre pays “ répand la prudence, la probité et toute sorte d’autres vertus aussi bien à l’intérieur des sociétés commerçantes qu’entre elles ”462. A titre d’exemple, la sortie des capitaux, action de Défection, atténue parfois l’autorité de l’Etat qui se voit en effet contraint de ménager par des rapports pacifiques ses relations avec ses concitoyens et les Etats étrangers. Dans cette perspective, intérêt et Défection peuvent constituer deux éléments favorables au développement de la liberté. La situation a quelque peu évolué aujourd’hui au moins pour ce qui concerne les vertus du commerce international. La mobilité des capitaux fait souvent suite aux mesures fiscales que les pays en voie de développement instituent afin de générer une répartition plus égalitaire de la richesse économique ; la Défection alors empêche les pays concernés d’entreprendre les réformes sociales qui pourraient les conduire à un état jugé démocratique463. Cependant,

Interprétations rivales de Montesquieu à nos jours ”, in A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, ouv. cit., pp. 11-42.

460 conflits sociaux générés par la hausse de la population, les problèmes urbains, l’opposition politique, etc.

461 A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 227.

Les travailleurs Européens auraient été plus contestataires car ils ne disposaient pas de ce moyen de Défection.

462 A. O. Hirschman, Vers une économie politique élargie, ouv. cit., p. 16.

Cette thèse est surtout développée par Montesquieu et Sir James Steuart, A. O.

Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 255.

463 Ibid., p. 257.

certaines contraintes posées sur les sorties des capitaux (les rémunérations du capital élevées au sein du pays, l’organisation centralisée du pays, la taille du pays, etc.) contribuent à l’émergence de la Prise de parole de la part des détenteurs de capitaux dans le but de négocier la modération de la politique fiscale entreprise464.

Hormis sur les deux points précédents, Hirschman continue à rester peu favorable à la Défection. Elle présuppose toujours une diversité de choix et transmet une information minimale sur les raisons qui l’ont motivée. En 1995, Hirschman note encore, “ La défection est donc l’expression minimaliste d’une dissension : on agit sans concertation aucune et l’on part en catimini, “ à la faveur de la nuit ” ”465. Elle demeure une activité privée relevant d’un “ calcul d’intérêt […] à court terme ”466 ne tenant aucun compte des répercussions qu’elle peut causer. Pour autant, elle se démarque du comportement

“ égoïste ” sur lequel M. Olson appuyait son raisonnement conservateur car outre le choix privé qu’elle implique, “ c’est aussi un bien privé que l’on ne saurait se procurer par les efforts des autres, par une forme ou une autre de “ free ride ” ”467. A ce titre, l’émergence du thème privé / public, absent d’Exit, voice and loyalty, occupe une place importante dans la pensée d’Hirschman dès les années quatre-vingt ; elle explique ainsi en partie les évolutions subies des concepts de Défection et de Prise de parole.

1.2 La Prise de parole : un déterminant restant positif

Contrairement à la Défection, Hirschman va à la fois étendre la sphère d’influence de la Prise de parole et en modifier sensiblement son contenu. Les développements qui suivent abordent tout d’abord les évolutions apportées jugées

464 Hirschman exprime une opinion moins favorable dans un texte ultérieur, A. O.

Hirschman, “Défection et prise de parole”, art. cit., p. 78.

465 A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 54.

466 A. O. Hirschman, Vers une économie politique élargie, ouv. cit., p. 61.

467 A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., p. 54.

positives, puis brièvement certaines caractéristiques moins attrayantes.

Dès A bias for hope, Hirschman envisage les situations où du point de vue du citoyen, la participation publique n’est plus coûteuse mais devient une source de bénéfice. De fait, la compréhension de l’action collective échappe à toute conception économique de la politique “ soulignant comment l’individu agit exclusivement sous l’empire de motifs utilitaires ”468. Par extension, ce principe donne une dimension supplémentaire à la Prise de parole pouvant donc devenir une fin en soi, rendue plus imprévisible et valorisée pour la satisfaction individuelle que sa pratique apporte. Cet argument est repris dans les Essays in trespassing développant l’idée que le citoyen revendiquant le choix d’une politique publique dont l’obtention reste très incertaine “ may therefore experience the need to negate the uncertainty about the desired outcome by the certainty of participation in the movement to bring about that outcome ”469. Dans cette dernière situation, la participation publique contribue positivement au bien-être individuel sans même que le résultat de la Prise de parole soit nécessairement un succès. On verra dans la partie suivante que cette nouvelle perspective a des répercussions importantes quant aux conditions de développement de la Prise de parole et de la Défection.

Deux autres points sont développés dans les Essays in trespassing donnant à la Prise de parole une influence et un contenu beaucoup plus large qu’Hirschman ne le soupçonnait à l’origine. Le premier concerne la richesse de l’information contenue dans la Prise de parole. Pour certains types de biens pour lesquels la demande survient avant la connaissance des moyens de donner entière satisfaction aux consommateurs470, la Prise de parole en garantissant un échange d’informations

468 ibid., p. 6.

469A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 216.

470 Hirschman pense aux services d’éducation, de santé, des loisirs, etc. ; les caractéristiques complètes du produit susceptibles de donner une entière satisfaction aux “ consommateurs ” ne sont connues qu’après la consommation du produit ; l’ignorance ou le manque d’informations affectent donc autant le consommateur que le producteur.

entre le producteur et le consommateur contribue à l’obtention d’un service plus satisfaisant que ne l’assure un comportement de Défection. Plus généralement, la Prise de parole permet d’obtenir une information importante dont le contenu est susceptible d’évoluer au cours des échanges entre le consommateur-citoyen et l’organisation économique ou politique471.

Le deuxième point, complémentaire du précédent, introduit une fonction de communication à la Prise de parole. Cette perspective, peu abordée dans Exit, voice and loyalty, insistant davantage sur la contestation ou la revendication de l’action publique, ouvre la voie à une dimension de l’œuvre d’Hirschman prenant une importance croissante après les Essays in trespassing. Elle tient au rôle fondamental joué par la concertation et la communication dans l’échange économique : plus généralement, elle conduit à se pencher sur certaines conséquences politiques intéressantes de l’échange économique. Elle est implicite dans le concept de Prise de parole institutionnalisé (institutionalized voice)472, servant à décrire les situations propices au conflit et en ce sens coûteuses et pour lesquelles les personnes concernées, mutuellement reconnaissantes de leurs intérêts respectifs, s’accordent sur un arrangement institutionnalisé. L’intégration verticale entre firmes est décidée lorsque le recours au

“ marché ” devient trop onéreux permettant ainsi de régler par la Prise de parole les conflits entre les unités productives. Il ne s’agit donc plus de contester ou de revendiquer son mécontentement mais de développer une concertation a priori afin de mener à bien le projet entrepris. La Prise de parole est donc moins un instrument de protestation qu’un moyen de communication socialement bénéfique473.

471 Les motivations de la déception ayant poussé à la Prise de parole peuvent en effet se transformer dans le temps, A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p.

238.472 Ibid., p. 222.

473 Cette dernière conception n’est pas entièrement absente d’Exit, voice and loyalty comme le laisse supposer certains passages cités précédemment mais elle reste subordonnée aux formes de la contestation et de la revendication.

Un parallèle peut être effectué à ce niveau avec la thèse du

“ doux commerce ” décrite dans Les passions et les intérêts puis reprise dans “ Douceur, puissance et faiblesse de la société de marché ”474. L’échange économique peut en effet former “ une gamme de liens sociaux qui engendrent la confiance, l’amabilité et la sociabilité et contribuent ainsi à donner à la société sa cohésion ”475. Dans cette perspective, les relations contractuelles marchandes et la Prise de parole se renforcent mutuellement ; il n’est plus dès lors question d’attitudes de contestation et de revendication mais de

“ relations durables entre acheteurs et vendeurs ” ou encore de “ prises de contact ”476. Hirschman voit dans les nouvelles théories économiques développant les notions de coûts de transaction, d’information imparfaite, de rationalité limitée, etc. une légitimation de la Prise de parole qui vient se suppléer à la Défection “ pour remédier aux griefs des uns et des autres ”477.

L’évolution du contenu de la Prise de parole prend tout son sens par la distinction opérée dans la contribution au New Palgrave478entre Prise de parole horizontale et Prise de parole verticale. Une politique répressive de l’Etat conduit à la suppression de la seconde mais reste inefficace contre la première ; la population du pays continue même si les libertés publiques ne sont plus respectées à échanger leurs opinions spontanément et clandestinement479. Plus généralement, la Prise de parole horizontale précède la Prise de parole verticale ; elle devient ainsi un mode d’action continu, beaucoup plus diffus et informel, inhérent au fonctionnement social, comblant et renforçant l’échange économique.

474 in A. O. Hirschman, L’économie comme science morale et politique, ouv. cit., pp.

11-42.

475 Ibid, p. 25.

476 Ibid., p. 25.

477 Et conclut-il : “ Nous voilà donc sur le point, ou presque, de pouvoir réhabiliter la thèse du doux commerce !”, ibid., p. 25. La question du rôle joué par les motivations individuelles, a priori important sur ce dernier point, est abordée dans le point suivant 2.2 et plus généralement dans le Chapitre 5.

478 A. O. Hirschman, “ Défection et Prise de parole : l’état du débat ”, art. cit., pp.

57-87.

479 Seuls les Etats les plus autoritaires arrivent à supprimer la Prise de parole horizontale, ibid., p. 64.

Enfin, la Prise de parole agit favorablement à la constitution de la personnalité humaine. Les activités pour lesquelles s’opère une fusion des coûts en bénéfices permettent de renforcer le sentiment d’appartenance de la personne au groupe social. Reprenant l’argument développé par A.

Pizzorno480, Hirschman montre que la Prise de parole, et par extension l’action collective, constitue un « investissement »481 dans l’identité individuelle ou dans le groupe des personnes y participant482.

La satisfaction individuelle que sa pratique apporte, l’information qu’elle fournit, la communication et la concertation qu’elle développe, et le renforcement identitaire qu’elle assure, légitiment l’appréciation positive portée sur la Prise de parole exprimée dans Exit, voice and loyalty.

Cependant, d’autres éléments développés dans les Essays in trespassing modèrent quelque peu ce jugement favorable.

Premièrement, la Prise de parole risque d’entraîner des réactions de représailles (retaliation) ; elles seront d’autant plus probables si des rapports personnalisés sont maintenus entre l’organisation et les personnes revendicatrices ou si aucun mécanisme institutionnel n’est développé afin de garantir l’intégrité des personnes concernées483. Une baisse de la Prise de parole peut aussi être favorisée par un “ traitement de faveurs ” (special favors) des personnes mécontentes.

L’action militante syndicale ou associative s’effacera dès lors devant la croissance des pratiques corruptrices484.

480 Voir A. Pizzorno, “ Some other kinds of otherness : a critique of “ rational choice ” theories ”, in A. Foxley, M. S. McPherson & G. O’Donnel (eds.), Development, democracy, and the art of trespassing : essays in honor of Albert Hirschman, 1986, pp. 355-373.

481 A. O. Hirschman, « Against Parsimony : Three Easy Ways of Complicating Some Categories of Economic Discourse », American Economic Review, 74 (2), May, 1984, traduction française, « Trois façons simples de compliquer le discours de l’économie politique », in Hirschman, Vers une économie politique élargie, Paris : Minuit, 1986, p. 99.

482 “ L’homme ne cherche par à se conserver ou à s’accroître mais à se fonder à travers toutes ses activités ” ajoute Hirschman, ibid., p. 99.

483 Hirschman donne l’exemple du vote secret ou encore de l’organisation

“ Ombudsmen ” “ qui rend possible aux individus dans le cadre d’une organisation bureaucratique de revendiquer hors du canal hiérarchique ”, A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 241.

484 Ibid., p. 241.

Deuxièmement, si comme on l’a vu dans la partie précédente, l’hypothèse du partage égal des bénéfices de la Prise de parole est abandonnée, il est alors parfaitement envisageable de supposer que l’action publique ne profite qu’aux personnes les plus actives car elles donneront directement à l’organisation les informations précises de leur mécontentement et les améliorations susceptibles de les satisfaire ; la Prise de parole se transforme en “ un instrument des privilégiés à leur seul bénéfice”485. Cette dernière possibilité adjointe aux risques de corruption contribue à faire de la Prise de parole non plus un facteur de cohésion sociale mais un moyen de perpétuer les inégalités sociales.

Dans les deux dernières situations, les défauts de la Prise de parole découlent des rapports personnalisés qu’elle permet de développer. En ce sens, seul l’action de mécanismes institutionnels exogènes peut garantir à nouveau un fonctionnement social équitable. Les limites posées au rôle socialement bénéfique de la Prise de parole ne sont plus abordées dans les textes postérieurs aux Essays in trespassing démontrant, s’il en était besoin, la confiance qu’Hirschman garde dans ce mode d’action.

L’ essai récent “ Défection et prise de parole dans le destin de la RDA ”486 tend à distinguer au sein de la Prise de parole, d’une part la protestation et la revendication, caractéristiques dominantes de Exit, voice and loyalty, et, d’autre part la communication et la concertation, propriétés surtout développées à partir des Essays in trespassing487. Une raison de cette évolution semble tenir de préoccupations croissantes à la suite d’Exit, voice and loyalty accordées au thème action publique et action privée (ou encore action collective et action individuelle) que nous abordons dans la partie suivante.

485 Ibid., p. 243.

486 In A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., pp. 19-68.

487 Hirschman souligne : “ la prise de parole consiste à se plaindre ou à orchestrer la plainte ou la protestation : elle est le moyen le plus direct de récupérer la qualité qui s’est dégradée ” puis plus loin “ on fera moins d’efforts pour arranger les choses par le “ voice ”, c’est-à-dire par la communication et les tentatives de conciliation ”, A. O. Hirschman, « Défection et prise de parole dans le destin de la RDA », art. cit., pp. 24-25.

2. Variations sur les combinaisons possibles de la