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Objets pour supporter les phases de convergence multidisciplinaire

2.5 Convergence multidisciplinaire et Objets Intermédiaires de Conception (OICs)

2.5.4 Objets pour supporter les phases de convergence multidisciplinaire

Dans un contexte de travail collaboratif en convergence multidisciplinaire autour du couple ‘produit-usage’, il existe des difficultés de collaboration entre les acteurs métiers [Sagot et al., 1998 ; Sagot et Gomes, 1998 ; Fadier, 1998 ; Grosjean et Neboit, 2000 ; Sagot et Gomes 2003 ; Sagot et al., 2003, Marsot et Claudon, 2004 ; Mahdjoub, 2007 ; Guerlesquin, 2012 ; Guerlesquin et al., 2012]. Comme déjà évoqué, cela provient des différences de cultures métiers, de la variété des connaissances, de savoir-faire et de la divergence des points de vue [Détienne et al., 2005]. Par conséquent, les acteurs métiers ont besoin de représentations intermédiaires du futur produit tout au long du projet, dès les premières étapes de la conception. Ces représentations sont nommées Objets Intermédiaires de Conception (OICs) [Jeantet, 1998].

Les origines des objets intermédiaires reviennent à la fin des années 80 avec les travaux pour la prise en compte de la matérialité des choses et la montée de la théorie de l’acteur-réseau [Callon, 1986] dans les sciences sociales. Initialement, la notion d’objet intermédiaire est apparue dans le cadre de la recherche sur l’étude des réseaux de coopération scientifique dans le domaine de la santé [Vinck, 1992]. Différents objets intermédiaires sont rencontrés dans ces réseaux : textes, supports informatiques, échantillons biologiques, instruments, animaux, patients, etc.

Dans les années 1990, à travers l’initiative de Serge Tichkiewitch et Alain Jeantet au laboratoire G-SCOP, des sociologues et des mécaniciens se sont rapprochés afin de faire évoluer la recherche sur les processus et les outils de conception [Jeantet et al., 1994, Jeantet et al., 1996]. En effet, les différents résultats issus de ce travail collaboratif ont contribué à comprendre les activités et les pratiques de conception et à déboucher sur des concepts intéressant tels que les objets intermédiaires et les mondes (déjà présenté au chapitre 2.5.1) de la conception de produit [Blanco, 1998 ; Mer, 1998 ; Tichkiewitch et Gaucheron, 2000]. Dans ce cadre, la notion des objets intermédiaires a été reprise et utilisée dans le domaine de la conception de produit afin d’analyser les activités de conception [Vinck et Jeantet, 1995 ; Mer et al., 1995 ; Vinck et al., 1996 ; Vinck et Laureillard, 1996 ; Jeantet et al., 1996 ; Blanco et al., 1996 ; Laureillard et al., 1997]. En effet, nous parlons désormais des « objets intermédiaires de conception (OICs) ». Le processus de conception produit de nombreux OICs qui peuvent être différents d’un produit à l’autre mais aussi d’une organisation à l’autre. Ces objets comprennent tous les artéfacts produits et mobilisés durant la conception. Ils peuvent être immatériels (modèles CAO numériques, prototype virtuel, logiciel, règlements, bases de données etc.) ou matériels (dessins techniques, textes, maquettes physiques, etc.) [Mer et al., 1995 ; Jeantet et al., 1996 ; Boujut et Blanco, 2003]. Les objets intermédiaires de conception sont identifiés comme des vecteurs de communication qui deviennent de plus en plus pertinents à étudier dans le contexte de conception intégrée [Tichkiewitch, 1997].

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Les OICs sont étudiés aussi comme des outils permettant d’analyser les activités de conception. Cela provient de leurs capacités à faire partie de l’action de concevoir comme représentants du contenu de conception mais aussi des interactions entre les acteurs de la conception [Mer et al., 1995]. De plus, un OIC est de nature hybride comme souligné par Jeantet et al. (1996) et Mer et al. (1995).

Il est à la fois modélisation de la réalité comme modèle de représentation du futur produit et du processus dont il est le résultat. Il est les traces des activités de conception construites par les acteurs et l’évolution progressive à la fois du problème et de la solution [Vinck, 2009].

Il est instrument de coordination ou de coopération des acteurs de la conception qui va les aider à converger. En effet, un OIC révèle un modèle de référence partagé et commun à tous les acteurs de la conception. Nous pouvons aussi parler du concept de « monde commun » comme proposé par Becker (1988).

Boujut (2003) a identifié trois caractéristiques principales aux OICs dans le processus de conception :

Médiation : les OICs jouent un rôle de médiateur dans le processus de conception de produits parce qu’ils transfèrent les intentions d’un acteur aux autres acteurs métiers (ex. modèle CAO créé par le concepteur mécanicien et transféré à l’ingénieur process). Ils rendent les points de vue implicites des acteurs métiers plus explicites ce qui contribue à la construction des compromis et un point de vue commun entre ces acteurs [Clark et Brennan, 1991].

Transformation : la création des OICs indique aussi l’évolution inhérente au processus de conception. Ils passent de représentations simples comme les croquis à des représentations plus complexes réunissant un maximum de contraintes et recommandations au fur et à mesure que l’on se rapproche de la fin du projet (comme les modèles CAO détaillés).

Représentation : les OICs représentent une partie ou la totalité de l’identité du produit. De plus, ils représentent les acteurs métiers par la représentation de leurs idées, points de vue, intentions, objectifs et leurs méthodes de travail.

Les travaux de Mer et al. (1995) et Jeantet et al. (1996) distinguent deux axes de classement des OICs selon leurs caractéristiques et les différentes situations de la conception dans lesquelles ils sont utilisés. Le premier axe concerne « la force d’action » d’un objet : commissionnaire ou médiateur. Le deuxième axe considère « le degré de liberté » ou « la marge de manœuvre » laissée par l’objet intermédiaire : fermé ou ouvert. La Figure 23 présente les deux axes évoqués.

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Figure 23. les deux axes pour classer les OICs [Jeantet et al., 1996]

Un objet intermédiaire est commissionnaire « lorsqu’il est transparent, qui ne fait que transmettre une intention, une idée. Il ne modifie en rien l'idée ou l'intention de son producteur » Mer et al., (1995). Dans ce cas l’objet intermédiaire est censé ne rien changer ou rajouter. Il n’est qu’un simple moyen neutre, transparent, efficace et fidèle pour faire passer l’idée sans déformation de son expression ou de sa réalisation. Ce type d’objet intermédiaire est employé, selon Jeantet et al. (1996), par des ingénieurs et des gestionnaires comme un simple moyen pour réaliser des objectifs bien définis. En revanche, l’objet intermédiaire peut être un véritable médiateur « lorsqu’il modifie l'idée, l'intention initiale, de par son existence et son utilisation comme support de transmission » Mer et al., (1995). Il permet de faire évoluer l’intention ou l’idée précédente formalisée par les interactions antérieures. Par exemple, un cahier des charges est une transformation et une traduction des besoins de l’utilisateur. Un prototype n’est pas seulement une nouvelle mise en forme de ce qui est représenté dans un dessin, mais il est une nouvelle vision du produit qui permet de spécifier certains aspects et modifier d’autres [Jeantet et al., 1996]. L’objet médiateur interagit avec les acteurs en présence permettant la confrontation de leurs points de vue [Vinck, 2009].

Les objets intermédiaires de conception peuvent aussi se positionner sur le deuxième axe : fermé/ouvert. Avec l’objet intermédiaire fermé, aucun degré de liberté d’interprétation ne doit être laissé pour les acteurs métiers. Dans ce cas, les utilisateurs de l’objet intermédiaire agissent en ayant la même intention que l’auteur de l’objet intermédiaire. Par exemple, l’opérateur doit fabriquer la pièce conformément aux dessins techniques de fabrication fournis pas le concepteur sans aucune interprétation ou déformation. D’un autre côté, l’objet intermédiaire de conception peut être aussi

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ouvert. Dans cette situation, l’objet intermédiaire laisse à son utilisateur une marge de manœuvre et une flexibilité d’interprétations et de modifications [Mer et al., 1995].

Les deux axes commissionnaire/médiateur et ouvert/fermé permettent de positionner les objets intermédiaires de conception dans les quatre cadrans définis en Figure 7. Jeantet et al. (1996) proposent de positionner dans ces cadrans des idéaux-types, des configurations typiques des objets intermédiaires de conception. Cependant, ces objets doivent être positionnés selon leurs situations d’action ou d’usage. C'est dans leur construction et dans leur usage que Mer et al. proposent de les caractériser [Mer, 1994 ; Mer et al., 1995].

Dans le processus de conception de produit, les OICs peuvent être utilisés selon divers objectifs selon la situation d’action [Mer et al., 1995]. Ils peuvent être orientés pour des tâches spécifiques à un seul métier (ex. l’utilisation d’un prototype pour faire des tests d’utilisabilité par les ergonomes). D’autre part, les OICs peuvent être orientés pour une utilisation à plusieurs (ex. le fait d’utiliser les OICs pour les phases de convergence multidisciplinaire). Ici, nous nous intéressons au deuxième objectif des OICs à savoir « supporter la collaboration multidisciplinaire dans les phases de convergence ».

D’autres travaux du laboratoire G-SCOP ont proposé le concept d’« entités de coopération » ou « symboles inter-métiers ». Ces entités sont utilisées comme OICs dans un contexte de conception intégrée produit-process [Laureillard et al., 1998; Laureillard, 2000]. A travers une étude ethnographique dans une filière de conception de pièces forgées, ces auteurs constatent les difficultés de la coopération entre les acteurs lors de l’utilisation des modèles CAO. En effet, ces acteurs ont besoin de représentations qui permettent de représenter des règles de conception et de fabrication pendant les phases de négociation. Pour cela, des entités de coopération ont été proposés pour aider les acteurs de la conception. Il s’agit d’une série de symboles inter-métiers graphique introduits dans les outils à base de modèles CAO. Dans ce cadre, les symboles inter-métiers peuvent être vus comme un moyen d’intégration produit-process.

Similaire à la notion d’OICs, Star et Griesemer (1989) ont introduit la notion d’objets frontières (Boundary Objects) : « Les objets frontières sont des objets assez malléables pour s’adapter aux besoins et aux contraintes spécifiques des différentes parties qui les emploient, mais aussi assez robustes pour maintenir une identité et une structure commune entre ces différentes parties ». Ce sont des objets localisés à l’intersection entre les différents groupes sociaux et ils gardent la cohérence entre ces groupes. Broberg et al., (2011) identifient trois catégories d’objets frontières : a) Référentiels (i.e. les bases des données CAO, les bases des données des coûts) ; b) Les formes et méthodes standards (i.e. les formes pour présenter des résultats, méthodes pour résoudre des problèmes) ; c) Les objets, les modèles et les schémas (i.e. les croquis, pièces, assemblages, diagramme Gantt, schémas de process).

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Fong et al. (2007), attribuent aux objets frontières dix caractéristiques qui peuvent contribuer à leur efficacité en tant qu’interfaces de communication : leur caractère véhiculaire, leur granularité, leur «fraîcheur», leur malléabilité, leur inclusivité, leur synchronisation (en termes de propagation de l’information d’un objet à un autre), leur importance, leur caractère compréhensible, leur traçabilité et enfin leur accessibilité. Une autre approche, celle de Holford et al. (2008), s’intéresse enfin au caractère actif et dynamique de l’objet, soumis à l’action de son utilisateur. L’objet frontière devient co-construit, co-négocié par différents acteurs, devient le support d’une négociation et d’une présentation constante de concepts et doit sans cesse évoluer pour être constamment en adéquation avec l’objet de l’activité et les connaissances des acteurs en présence. Broberg et al., (2011) identifient également huit caractéristiques des objets frontières :

 Les objets frontières ne sont pas prêts, ils sont créés par les actions des acteurs. ils sont, comme l’indique Broberg et al. (2011), ‘Objets-in-the making’ ;

 Ils sont flexibles et malléables ;

 Ils sont créés en affordance ;

 Ils demandent des règles et des instructions pour leur utilisation;

 Ils demandent des personnels facilitateurs pour les préparer et guider leurs utilisateurs ;

 Ils sont utilisés dans des workshops à l’aide de facilitateurs ;

 Le contexte et la place de leurs utilisations doivent être considérés ;

 Ils deviennent des éléments de sorties à la fin des sessions collaboratives ;

La différence entre les objets intermédiaires de conception (OICs) et les objets frontières n’est pas très claire. Cependant, Vinck (2009) indique que les OICs n’ont pas nécessairement les caractéristiques des objets frontières, comme le fait d’avoir un OIC orienté à une seule discipline. Les OICs deviennent des objets frontières lorsqu’ils représentent une « structure commune » entre différentes disciplines [Vinck, 2009]. De plus, nous pouvons identifier une autre différence entre les deux concepts. Les objets frontières ne sont pas nécessairement des représentations du produit (ils peuvent être par exemple des méthodes standard de modélisation, des formulaires standards, etc.), tandis que, la représentation est une caractéristique intrinsèque des OICs.

Similaire à la notion d’objets intermédiaires de conception, Guerlesquin (2012) présente la notion de formalisation intermédiaire pour identifier les artefacts produits durant le processus de conception de produit. En effet, différentes formalisations intermédiaires du produit et de son usage sont utilisées par les acteurs métiers au cours du processus de conception (Croquis, modèles CAO, story-boards, scénarios d’usage, etc.). Guerlesquin (2012) identifie deux types de formalisation :

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Les formalisations propres sont les formalisations utilisées régulièrement par chacun des concepteurs (acteurs métiers), de façon spécifique à leur métier. C’est par exemple le cas du croquis pour le designer industriel, du scénario d’usage pour l’ergonome ou encore de la modélisation 3D numérique pour le concepteur mécanicien.

Les formalisations mixtes sont des formalisations utilisées simultanément par plusieurs acteurs métiers afin de présenter selon un même modèle commun, une proposition. L’enjeu est de faciliter les échanges entre les métiers.

De plus, Guerlesquin propose que la phase du processus de conception considérée par la phase de convergence (phases de définitions des besoins, phases de recherche des préconcepts, phase de développement) puisse, parmi d’autres critères, impacter le choix de ces formalismes mixtes. Guerlesquin (2012) introduit un modèle de convergence multidisciplinaire sur la base de l’utilisation de ces formalisations intermédiaires afin de faciliter la collaboration multidisciplinaire des trois métiers (ergonomie-conception mécanique-design industriel). Le modèle décrit trois grandes phases dans le processus de convergence: préparation, réalisation, validation (Figure 24) :

 La phase de préparation : il s’agit de mettre en évidence l’ensemble des éléments nécessaires à la réalisation de la convergence multidisciplinaire. L’objectif est de construire et de mettre en place des formalisations intermédiaires communes ou des systèmes de traduction et de réinterprétation des propositions de chacun des acteurs concernés par la phase de convergence. La difficulté dans cette phase comme souligné par Guerlesquin (2012), est que les formalisations propres à chaque métiers ne sont pas toujours les mêmes, ce qui peut créer des difficultés de compréhension.

 La phase de réalisation : durant cette étape du processus de convergence, des confrontations des idées, de concepts, et plus globalement des démarches spécifiques à chaque métier sont opérées. La difficulté prévisible lors de cette phase est que chacun des métiers aura tendance à défendre ses propres solutions, ainsi que les enjeux relatifs à son approche.

 La phase de validation : une fois les résultats de la convergence formalisés, la phase de validation consiste pour chaque acteur à évaluer les différentes propositions selon des critères propres à chaque métier pour arriver à une formalisation finale qui convienne à tous les acteurs.

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Figure 24. Une représentation générique du modèle de convergence proposé par Guerlesquin (2012)

Dans le cadre de nos travaux de thèse, nous adoptons une première définition de l’OIC comme une représentation du produit et de son usage afin de supporter la collaboration des acteurs métiers dans les phases de convergence multidisciplinaire.