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E NTRE FASCINATION ET RÉPULSION , L ' AMBIVALENCE DU REGARD DES VOYAGEURS ET DES COLONS FRANÇAIS

CHAPITRE 2. AU CROISEMENT DES REGARDS, LES FONDEMENTS DE L'IMAGE DES LACS

2.1. E NTRE FASCINATION ET RÉPULSION , L ' AMBIVALENCE DU REGARD DES VOYAGEURS ET DES COLONS FRANÇAIS

Les écrits des écrivains voyageurs français venus à Tunis tout au long du XIXème siècle2 et ceux des colons (parmi eux ingénieurs, architectes, juristes et médecins) composent une source

1

Lussault M., 1993, Tours : images de la ville et politique urbaine, Maison des Sciences de la Ville, Tours, 415 p. ; Monnet J., 1993, La ville et son double. Images et usages du centre : la parabole de Mexico, collection Essais et Recherches, Nathan, 224 p. ; Madoeuf A., 1997, Images et pratiques de la ville ancienne du Caire : les sens de la ville, Thèse de Doctorat de Géographie, Université de Tours, sous la direction de J.-F. Troin, 570 p.

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Nous aurions pu élargir notre investigation à des siècles antérieurs et aux voyageurs d'autres pays (allemands, italiens, anglais, etc.). Mais nous avons préféré nous concentrer sur les seuls récits français de voyage du XIXème

de choix. L'essentiel des auteurs appartenaient aux élites de la France, mais furent de plus ou moins fins connaisseurs de la capitale. Comment ont-ils perçu le site aquatique tunisois ? A l'aune de quelle culture de l'eau et de quelle(s) idéologie(s) urbaine(s) ont-ils perçu les lacs ?

Plutôt que d'analyser de façon juxtaposée les différents types de sources, une analyse transversale a été privilégiée afin de dégager les thématiques récurrentes qui structurent les représentations dominantes des Français. Tout d'abord, l'exploitation de ce corpus permet de mettre évidence en quoi le site aquatique de la capitale fit l'objet de représentations littéraires magnifiantes. Ensuite, et inversement, les écrits montrent la répugnance et les peurs qui étaient associé aux lacs. Enfin, nous verrons que la domination de l'idéologie bourgeoise hygiéniste prend effet dans les écrits consacrés à la fabrique de la ville coloniale sur la lagune.

2.1.1. Le site aquatique de Tunis magnifié à travers les relations de voyage

Le site aquatique de Tunis fut classiquement évoqué à l'occasion de l'arrivée du voyageur par la mer et fit également l'objet de descriptions panoramiques vues d'en haut, occasions d'effets littéraires de tableau.

L'arrivée à Tunis par la mer constitue un véritable topos du récit de voyage, un lieu commun attendu, un passage obligé, souvent inaugural dans l'économie du genre littéraire3. Le site retint toujours l'attention du voyageur, même s'il n'y consacrait parfois que quelques lignes. On dispose ainsi d'assez nombreuses évocations de la lagune, plus ou moins fugitives. Des grands auteurs français, parmi les plus illustres du XIXème siècle, firent le voyage à Tunis : Chateaubriand, Dumas et Maupassant écrivirent sur les lacs de la capitale. D'autres auteurs, moins connus, dépeignirent également Tunis en son site. Les récits se décomposent le plus souvent en trois étapes : le mouillage dans le golfe de Tunis, le passage par la douane de La Goulette et, enfin, la traversée du lac. Le passage de la mer à la lagune constituait une rupture dans le voyage, ainsi que le rappelle Dumas :

"Le passage de la mer au lac, c'est-à-dire le goulet, est large de vingt mètres à peine, et comme le lac est sans profondeur, aucun bâtiment n'y peut pénétrer."4

La traversée de la lagune entre La Goulette et Tunis s'imposa fortement dans les souvenirs des arrivants. Elle constituait en effet une sorte de voyage dans le voyage qu'elle ponctuait et venait clore. Elle n'était pas de tout repos car le passager n'avait au début du XIXème siècle le choix qu'entre deux moyens de transport aussi lents l'un que l'autre : soit le sandal (barque à voiles latines), soit l'arabat (voiture ou charrette aux ressorts plutôt inconfortables) qui

siècle qui témoignent d'un contexte idéologique et scientifique renouvelé dont nous ferons état. Il sera intéressant de les éclairer au regard des nouvelles conceptions de la ville et de l'intervention spatiale qui imprègnent cette période.

3

Voir D. Brahimi, 1989, "La littérature de voyage au Maghreb : historiographie et étude méthodologique", Le Monde Arabe au regard des sciences sociales, Tunis, CDTM, pp. 85-106.

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4

Dumas, A., 1982, Alexandre Dumas à Tunis, impressions de voyage présentées, annotées et illustrées par M. Charfeddine, Paris, Ibn Charaf, p. 29.

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empruntait une piste très marécageuse en hiver qui longeait les bords du lac par le nord (El Annabi, 1999, p. 76). Dans tous les cas, une à trois heures étaient nécessaires pour se rendre de La Goulette à Tunis. À partir du milieu du XIXème siècle, les voyageurs purent prendre le chemin de fer qui passait également au nord de la lagune pour rejoindre les quartiers de Tunis. À la fin du XIXème siècle, le temps de la traversée se raccourcit grâce aux chaloupes à vapeur mises à la disposition des voyageurs5, et grâce au "Tunis-Goulette-Marsa" (TGM), nouvelle ligne de chemin de fer construite dans les années 1870.

La durée de la traversée fut propice à fixer d'intenses souvenirs et émotions. Le périple ravissait comme il pouvait exaspérer le nouvel arrivant. Chargé officiellement en 1861 par le Comte Walewski, ministre d'État, d'explorer l'emplacement de la Carthage punique, A. de Flaux6 livra son agacement dans son ouvrage publié en 1865 :

"Après avoir admiré le magnifique spectacle que nous offrait la nature, j'étais désireux de sortir de ma prison et surtout d'arriver à Tunis avant la chaleur qui s'annonçait devoir être ardente. Mais ici le temps n'est pas estimé comme en Angleterre. Nous étions arrivés depuis deux heures que je n'avais vu aucun bateau quitter le port pour venir nous prendre. (…) Enfin, à huit heures du matin, je vis déboucher du chenal un vieux bateau, datant de quatre siècles pour le moins, dirigé par quatre rameurs (…). Il était seul et destiné à tous les voyageurs, quel que fut leur rang et leur sexe. Nous avions à bord une masse d'Arabes en guenilles, ramassés sur les côtes de l'Algérie. Européens, indigènes, femmes, enfants, riches ou pauvres, tout fut entassé pêle-mêle, au milieu d'une masse énorme de bagages. L'opération du chargement fut longue, faite par des gens nonchalants et apathiques. Elle se termina pourtant et à dix heures nous étions à la porte de la douane. (…) Débarrassé de mes douaniers, j'allai dans un café maltais (…). J'y appris avec effroi que le même lourd bateau était chargé de nous conduire à Tunis (…) que vers quatre ou cinq heures. Je témoignai d'abord ma surprise de voir si peu de communications établies entre une grande ville, capitale d'un royaume, et le port de mer qui la met en relations avec le reste du monde. (…) Un instant après, il [David, son interprète] vint me retrouver et m'annoncer que quatre bateliers qu'il traînait à sa suite s'engageaient pour dix francs à m'amener dans une heure à Tunis. Je conclus le marché ; mes bagages furent aussitôt retirés à la douane, et moi-même installé dans un petit bateau très propre, presque élégant."7

Les sentiments de H. Dunant8 sont aux antipodes du premier :

"Le trajet par eau de La Goulette à Tunis est une vraie partie de plaisir, si le temps est beau et la mer calme."9

L'émerveillement est assez récurrent d'une source à l'autre. Le spectacle de la faune aquatique fut maintes fois évoqué10. Les oiseaux virevoltant autour de l'île de Chikly rappelèrent

5

La traversée du lac fut facilitée à partir de 1885, date de réalisation du Canal de Navigation qui reliait La Goulette au Port de Tunis.

6 Après une mission scientifique effectuée en Scandinavie, A. de Flaux obtint une nouvelle mission en Tunisie en

1861. Secondé par M. Bellaguet, chargé de la division des Lettres au Ministère de l'Instruction Publique, il mena à Tunis des recherches historiques et archéologiques à la bibliothèque de la ville.

7

Flaux A. (de), 1865, La Régence de Tunis, Paris et Alger, Challamel, pp. 23-25.

8

Le Suisse Henri Dunant est connu pour avoir été le fondateur de la Croix Rouge internationale. Envoyé en 1854 en Algérie par la banque Lullin et Sautter de Genève, il quitta son travail pour tenter de monter sa propre affaire dans ce pays. Dans l'attente d'une autorisation des autorités françaises, il voyagea en Tunisie au cours du printemps 1856- 57.

9

Dunant H., 1857, Notice sur la Régence de Tunis, Genève, p. 56.

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Le birdwatching (l'observation des oiseaux) est né en Angleterre dès la seconde moitié du XIXème siècle et nourrit une nouvelle sensibilité paysagère pour toutes les zones humides de manière générale. L'influence des Anglais sur les autres pays fut importante. Les naturalistes français se firent très rapidement l'écho de ce nouvel engouement britannique pour l'ornithologie (Baron Yellès, 2001).

à H. Dunant les tableaux du peintre flamand Breughel. A. Dumas et G. Flaubert y furent également particulièrement sensibles :

"De temps en temps, d'un point ou de l'autre du lac, se lève un vol de flamants, qui, le cou tendu et les pattes tendues comme le cou, traversent le plan humide, en formant une ligne horizontale, aussi droite que si elle était tirée avec une règle et un crayon. (…) Toute cette nappe d'eau, du reste, est couverte de canards, de mouettes, de judelles et de plongeurs, qui s'y ébattent avec la tranquillité des animaux habitant les pays sauvages."11

"Le ciel est splendide. Le lac de Tunis est couvert le soir et le matin par des bandes de flamants qui, lorsqu'ils s'envolent, ressemblent à quantité de petits nuages rose et noir."12

Le site fut également évoqué dans les récits d'auteurs attachés à décrire le panorama de la région du sommet d'une des collines surplombant la cité. Par rapport aux récits d'arrivée par la mer, le regard se décalait et se décentrait : de marin et horizontal, il prenait de la hauteur. Du haut du grand bâtiment des services militaires situé à Bab Ménara, L. Carton, historien et archéologue, qualifia le site de Tunis avec la lagune de "beau panorama". Les auteurs dominant le paysage livrèrent de belles métaphores. G. de Maupassant laissa à ce sujet l'une des images les plus connues de la capitale tunisienne :

"Les Arabes comparent Tunis à un burnous étendu ; et cette comparaison est juste. La ville s'étale dans la plaine, soulevée légèrement par les ondulations de la terre, qui font saillir par places les bords de cette grande tache de maisons pâles d'où surgissent les dômes des mosquées et les clochers des minarets. À peine distingue-t-on, à peine imagine-t-on que ce sont là des maisons, tant cette tache blanche est compacte, continue et rampante. Autour d'elle, trois lacs qui, sous le dur soleil d'Orient, brillent comme des plaques d'acier. Au nord, au loin, la Sebkha-er-Bouan ; à l'ouest, la Sebkha Seldjoum, aperçue par-dessus la ville ; au sud, le grand lac Bahira ou lac de Tunis ; puis, en remontant vers le nord, la mer, le golfe profond pareil lui-même à un lac dans son cadre éloigné de montagnes. (…) Par un jour de plein soleil, la vue de cette ville couchée entre ces lacs (…) est la plus saisissante et la plus attachante, peut-être, qu'on puisse trouver sur le bord du continent africain."13

L'homme de lettres C. de Monchicourt14, cité en 1906 par le contrôleur civil E. Violard, fut sensible aux contrastes des volumes et des surfaces – l'horizontalité liquide des plans d'eau en contrepoint de la verticalité des volumes des chaînons montagneux les encadrant :

"Si Tunis n'a pas la vue directe de cette mer à la privation de laquelle les Carthaginois préfèrent la résistance à outrance et la mort, du moins le spectacle dont on jouit de la Kasba ou du Belvédère n'est pas sans grandeur. Grâce à la silhouette caractéristique du Bou-Kornine qui se profile dans le fond du paysage comme une sorte de Vésuve, l'El-Bahira évoque un instant le souvenir du golfe de Naples."15

Non sans ironie, l'explorateur E. Pélissier16 fit également l'éloge du site de la capitale :

11

Dumas A., op. cit., p. 30.

12

Flaubert G., 1980, Correspondance, présentée, établie et annotée par J. Bruneau, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome II, pp. 810-811.

13

Maupassant G. (de), 1890, La Vie errante, Paris, Ollendorf, pp. 186-187.

14

C. de Monchicourt est notamment l'auteur d'une thèse intitulée : La région du Haut Tell en Tunisie. Essai de monographie géographique, qui date de 1913.

15

Monchichourt C. (de), cité par Violard, E., 1906, La Tunisie du Nord. Les contrôles civils de Souk-El-Arba, Béja, Tunis, Bizerte et Grombalia. Rapport à M. le Résident Général S. Pichon, Tunis, Imprimerie moderne, p. 172.

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E. Pélissier prit le loisir de faire un voyage à Tunis à l'occasion d'une exploration scientifique de l'Algérie décidée sous la Monarchie de Juillet. Encadré par la Commission scientifique d'Algérie dont il était membre, son voyage en Afrique du Nord eut lieu de 1840 à 1842. Sa mission le conduisit ensuite à une carrière consulaire à travers le monde.

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"Du sommet de cette colline (le Belvédère), la ville et ses deux lacs, vus à distance convenable, présentent un aspect d'ensemble assez satisfaisant. Plus d'un touriste y a pris des vues qui ont pu donner de Tunis une idée que cette rose de l'Afrique, ainsi que l'appelle l'historien El-Kairouani, est loin de mériter."17

Ces quelques lignes sont construites sur une double échelle des sens : de loin, la vue apprécie l'esthétique des formes, la composition du site ; de près, l'odorat n'en retient que les odeurs suscitant le dégoût. Cette ambivalence est récurrente dans un grand nombre de récits.

À partir de la fin du XIXème siècle, Tunis fut vantée comme station d'hivernage recommandée pour son air pur, son climat favorable et la proximité d'un thermalisme (à Korbous et, plus près, à Hammam-Lif)18. Selon la saison, la ville suscitait des images inversées, voire contradictoires. Autant l'hiver clément bien qu'humide était grandement apprécié, autant l'été sec marqué par les odeurs pestilentielles émanant de la lagune, dont les eaux rougissaient singulièrement, n'était pas recommandé. Et les récits ne manquèrent pas de relever les crises de la lagune qui se transformait à l'occasion en un miroir rouge sang jonché de cadavres de poissons. La seconde image se fixa fortement dans l'imaginaire collectif. Ainsi, les Français gardèrent de la lagune une image composite. Aux portes de la ville, cet espace, responsable des miasmes de la cité, fascinait autant qu'il répugnait.

2.1.2. La lagune vue comme un espace pathogène aux abords peu fréquentables

L'enthousiasme pour la nature fut en tension avec des impressions qui soulignaient la mauvaise qualité des eaux de la lagune19. Selon M. Bernard, les eaux à proximité de La Goulette étaient plutôt claires, limpides, oxygénées et poissonneuses, tandis qu'à mesure que l'on se rapprochait de Tunis, elles se coloraient, s'épaississaient et prenaient une teinte verte ou rougeâtre. D'après A. Dumas :

"L'aspect du lac est étrange et ressemble à une autre mer morte. L'eau en est roussâtre et pernicieuse, dit- on."20

À l'extrémité de la lagune, en direction de la ville arabe, l'entrée de Tunis était fréquemment décrite comme un véritable cloaque. E. Pélissier égratigna ainsi volontairement le site :

"Le lac de Tunis ou de La Goulette, qui s'étend à l'est de Tunis, a si peu de profondeur, que souvent les barques qui le parcourent sillonnent la vase qui en forme le fond. Comme il reçoit toutes les immondices de la ville, cette vase n'est sous Tunis qu'une boue noire et infecte."

Il ne ménagea guère son propos au sujet de l'île de Chikly :

"Cet immonde amas d'eau bourbeuse, aux bords désolés, n'est un peu égayé que par des bandes de phénicoptères qui ne craignent pas de venir y souiller leur beau plumage."21

17

Pélissier E., 1853, Description de la Régence de Tunis, Paris, Imprimerie impériale, p. 50.

18

Cf. Bergaoui M., 1996, Tourisme et voyages en Tunisie. Les années Régence, Tunis.

19

Déjà, en 1470, Adorne relatait : "le lac pue étrangement". Après bien d'autres, le docteur Shaw confirma en 1727 l'étroitesse du canal de La Goulette et la saleté de la lagune. En 1783, le naturaliste Desfontaines évoqua aussi les odeurs du lac en été (Zaouali, 1982, pp. 5-9). L'eutrophisation de la lagune ne fut pas un phénomène récent…

20

Dumas, op. cit., p. 30.

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21

L'attention des Français se porta tout particulièrement sur l'eau sale des égouts qui circulait dans Tunis depuis la médina en direction de la lagune. L. Franck déclara ainsi :

"Il règne à Tunis une puanteur insupportable qui ferait croire qu'on est plutôt dans une vaste latrine que dans une ville habitable. Il est d'ailleurs étonnant que les émanations qui s'élèvent de ces cloaques ne soient jamais devenues le germe de maladies épidémiques et que les Européens établis dans la Régence s'en accommodent si facilement."22

D'après les archives du Conseil Sanitaire de la Ville de Tunis, de nombreuses maladies épidémiques se répandirent pourtant dans toute la région de la capitale : peste en 1818-1819, épidémie non identifiée en 1836, choléra en 1850, en 1856, début 1867 et fin 1867-68-69 avec typhus et typhoïde. Dans les premières années du Protectorat, il y est fait état que :

"La grande rue de Tunis dite des Maltais et conduisant de la porte de la Marine à la porte de Carthage et à Bab-el-Khadra, est tenue dans un état de saleté révoltante, que les immondices les plus infectes y séjournent constamment sans que personne se mette en peine de les enlever, que dernièrement encore des kandakhs (égouts) sont restés ouverts pendant plusieurs jours, que les matières qui en ont été retirées, déposées sur la voie publique et n'ayant point été enlevées immédiatement se sont mélangés aux boues formées par la pluie, et ont produit un amalgame sans nom d'une odeur repoussante encombrant la chaussée de telle ou telle sorte que les chariots ou les voitures qui passent sont obligés de le traverser et renouvellent ainsi à chaque instant les miasmes qui s'en échappent"23.

Les témoignages se recoupent et tous pointent du doigt les miasmes liés aux eaux sales et stagnantes situées dans la ville et hors de la ville. En voyage à Tunis en 1860 pour y recueillir des inscriptions sur des sites archéologiques, V. Guérin24 manifesta ainsi sa déception :

"Les bas-fonds à l'époque des grandes chaleurs ou quand les vents font refluer le lac vers La Goulette, demeurent à sec et exhalent alors des miasmes pestilentiels. (…) Les quartiers franc et juif sont, de plus, directement soumis à l'influence maligne des kandaks qui vont se déverser dans le lac, et qui, en été principalement, exhalent une horrible puanteur. On est en train, actuellement, de construire des canaux fermés pour remplacer ces hideux fossés à ciel ouvert."25

À la même époque, E. Pélissier fit le même constat :

"Les Européens sont concentrés à Tunis dans le bas de la ville, et, par conséquent, sous l'influence la plus directe des kandaks et de la frange infecte du lac. Leur quartier a de plus le désagrément de recevoir les eaux pluviales du reste de la ville, ce qui en fait une vaste mare en hiver."26

La création d'une ville coloniale sur des marécages à proximité de la lagune surprend également G. de Maupassant :

"Et puis, partout autour de cette ville plate, des marécages fangeux où fermentent des ordures, une inimaginable ceinture de cloaques en putréfaction, des champs nus et bas où l'on voit briller, comme des couleuvres, de minces cours d'eaux tortueux. Ce sont les égouts de Tunis qui s'écoulent sous le ciel bleu. Ils vont sans arrêt, empoisonnant l'air, traînant leur flot lent et nauséabond, à travers des terres imprégnées de pourritures, vers le lac qu'ils ont fini par emplir, par combler sur toute son étendue, car la sonde y descend dans la fange jusqu'à dix-huit mètres de profondeur : on doit entretenir un chenal à travers cette boue afin