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Une nouvelle priorité : le Tiers Monde.

Dans le document L'UNESCO de 1945 à 1974 (Page 131-138)

Première partie Problèmes structurels.

1. Des conceptions changeantes au fil des dirigeants.

1.4. Evans (1953-58) et Veronese (1958-61) : une période de transition ?

1.5.2. Une nouvelle priorité : le Tiers Monde.

Entre 1958 et 1962, les conceptions de l’Unesco évoluent nettement vers une priorité qui s’impose de plus en plus : l’aide au Tiers Monde. Cet important tournant correspond à une évolution de la situation géopolitique mondiale, liée à la décolonisation1. Cela constitue selon Philip Jones le plus grand changement conceptuel qu’ait connu l’Unesco2. Le Monde rend hommage en 1974 à la « vision volontariste de l’hisoire » de Maheu et affirme que c’est « l’un des hommes qui auront le mieux su prendre la mesure de l’émergence du Tiers Monde»3.

Une mutation impulsée par des influences extérieures : l’ONU, les États-Unis, les pays nouvellement indépendants.

L’afro-asiatisme, mouvement de solidarité visant à réunir les anciens pays colonisés d’Afrique et d’Asie autour de la condamnation du colonialisme et de la revendication d’une assistance technique et économique, né à la conférence de Delhi en 1949, développé à la conférence asiatique de Colombo en 1954, puis consacré à celle de Bandoung en avril 1955, se développe avec de plus en plus vigueur à partir de la seconde moitié des années 19504. Après la conférence de Bandoung, l’ONU s’engage en faveur du développement5, créant en 1958 à cet effet le « Fonds spécial », qui sert à financer des projets consacrés au développement6. Dès décembre 1960, l’assemblée générale de l’ONU vote une déclaration exigeant l’octroi de l’indépendance aux peuples colonisés, et cela lui procure une grande popularité auprès des pays du Tiers Monde, qui fondent sur elle de grands espoirs7. À partir de 1960 l’assemblée générale est gouvernée systématiquement par une majorité tiers- mondiste8. L’engagement de l’ONU en faveur des pays nouvellement décolonisés constitue un très grand succès politique pour elle9.

L’Unesco connaît une évolution analogue. Entre 1960 et 1962, une vingtaine de pays africains y adhèrent. Cela entraîne un net changement dans la composition de la conférence générale et du conseil exécutif ; ces institutions deviennent une tribune d’expression des revendications économiques et culturelles des États du Tiers Monde. Sous la pression des États nouvellement indépendants, mais aussi des États-Unis et de l’ONU, l’orientation des programmes de l’Unesco se modifie. Sur le plan géographique, son action se porte de plus en plus vers le Tiers Monde, et sur le plan thématique vers des activités d’assistance technique et de formation des cadres de l’éducation10. Cette orientation vers l’assistance technique avait

1 Collectif, Organisations internationales à vocation universelle, op. cit., p. 39. 2 P. Jones, op. cit., p. 88-89.

3 Le Monde, 15 nov. 1974, p. 38 : « Unesco. Après douze ans de mandat. M. René Maheu quitte la direction

générale de l’organisation », par Jean-Pierre Clerc ; sous-titre : « Un intellectuel aux avant-postes de l’histoire ».

4 J.-B. Duroselle, Histoire diplomatique de 1919 à nos jours, p. 623-625.

5 Yves Brunswick, op. cit., définit le développement comme « un processus de progrès et de transformation des

sociétés, qui résulte d’une combinaison de changements techniques, sociaux, mentaux d’une population, qui la rendent apte à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global ».

6 L. Dollot, op. cit., p. 105. 7 P. Gerbet, op. cit., p. 481.

8 D. Colard, op. cit., p. 110 ; Mohammed Bedjaoui, « Un point de vue du Tiers Monde sur l’organisation

internationale », art. cité, p. 246.

9 D. Colard, op. cit., p. 259 ; Jean-Pierre Biondi, Les anticolonialistes, 1881-1962, Paris, Robert Laffont, 1992,

388 p. (notamment la 4e partie : « De l’anticolonialisme au tiers mondisme, 1945-1962, p. 241-343).

10 Il est significatif de constater le grand nombre de recherches universitaires portant sur l’action de l’Unesco en

été prônée dès les années 1950 par les principaux États du Tiers-Monde alors présents à l’Unesco, principalement l’Inde et l’Egypte1. Mais c’est à partir de 1960 que l’Unesco s’engage réellement dans une action pour le développement2. En réponse au discours du président Kennedy du 25 septembre 1961, prônant le développement comme « entreprise de coopération et non de compétition »3, l’ONU lance la Décennie du Développement (1961-70), dont l’objectif est d’aider les pays du Tiers Monde à atteindre, en dix ans, un taux minimum de croissance de 5% de leur PNB4. En tant qu’agence spécialisée de l’ONU, l’Unesco participe à cette Décennie du Développement, et cela l’amène à réorienter entièrement ses conceptions directrices autour de cet objectif. John Fobes, alors directeur général adjoint, souligne l’importance de l’évolution conceptuelle opérée par l’Unesco au sujet de l’action opérationnelle au début des années 19605. Certains leaders du Tiers Monde ont joué un rôle important dans cette évolution, par leurs discours à la conférence générale et au conseil exécutif, en particulier Amadou Hampaté Ba6 et Bernard Dadie7. Philip Jones souligne que cette évolution était en fait davantage dictée par l’ONU que ce que Maheu ne voulait bien le reconnaitre8. Cependant, s’il est impulsé de l’extérieur, ce virage de l’Unesco n’est pas pour autant une évolution imposée et plaquée artificiellement. Il donne lieu à une importante évolution conceptuelle opérée de l’intérieur, la plus importante de toute l’histoire de l’Unesco. Une évolution conceptuelle radicale.

Alors que cette évolution aurait pu être laborieuse et entraîner une crise d’identité pour l’organisation, elle s’effectue avec brio et succès, grâce à l’action de René Maheu et de Malcom Adiseshiah9. Ce dernier, économiste indien, supervise à partir de la fin des années 1950 la mise en place des programmes d’action opérationnelle10. Maheu, lui, saisit, dès le début de son mandat, que l’Unesco se trouve à un « tournant » majeur de son histoire et qu’il est très important de lui faire réussir la « mutation » qui s’amorce11.

Cette mutation est d’autant plus frappante qu’elle est accomplie en un temps très court12. La conférence générale de 1960, qui, pour la première fois, est dominée numériquement par les pays du Tiers Monde13, demeure dans les mémoires des anciens

nouveaux Etats dans les relations internationales, Paris, Colin, Cahiers de la Fondation nationale des sciences

politiques, n° 121, 1962, p. 469-471. Louis Dollot, op. cit., p. 108. Interview Deleon.

1 H. Nafaa, L’Egypte et l’Unesco, p. 630.

2 Louis Dollot, op. cit., p. 108. Pierre Gerbet, « Les nouveaux Etats et les organisations internationales », art. cit. 3

Unesco in a decisive decade, US National Commission for Unesco, 51 p., 1964, p. 2.

4 ONU A/1708 (XVI), et 1710 ; 12 C/Res.8.1, 14 C/Res.9.1-2, 16C/Res.9.1.

5 « More self-examination of Unesco’s role in development took place in the years 1960-62 than in all the years

after 1946 » (John Fobes, « Unesco, management of an international institution. Facilitating and understanding economic and social change », in R.S. Jordan (éd.), Multinational cooperation : economic, social and scientific

development, Oxford University Press, New York, 1972, p. 110-150, p. 113, cité dans P. Jones, op. cit., p. 110). 6 Benton, box 397 : New York Times, 23 oct. 1963 : « Foreign Affairs. The appetite of slavery », par C.L.

Sulzenberger.

7

Benton, box 397 : mémorandum confid. de Mrs. Smythe à Benton, 12 nov. 1964 : évoque le livre Patron de

New York par Bernard Dadie, aux éditions Présence africaine. 8 P. Jones, op. cit., p. 110.

9 P. Jones, op. cit., p. 101. 10

M. Prévost, op. cit., p. 43. Biogr. Adiseshiah. Né en 1910 en Inde, il étudie l’économie, la banque et les flux monétaires à Madras, puis à la London School of Economics et à Cambridge. Enseignant à l’Université de Calcutta, puis directeur du Département d’Economie de l’Université de Madras, il travaille à l’Unesco de 1948 à 1970. Lien-Link n°78 : « René Maheu : A real man for all seasons » par Erwin Solomon : « Malcolm Adiseshiah – another extraordinary person ».

11 « L’Unesco se propose de donner une nouvelle orientation à son action, déclare au Monde M. René Maheu »,

propos recueillis par J.-Cl. Berry, Le Monde, 21 août 1963, p. 1-2.

12 M. Prévost, op. cit., p. 43 ; interview Balandier. 13

fonctionnaires, comme la « conférence de l’Afrique »1. Il y est voté la création d’un fonds spécial d’aide à l’Afrique, pour la mise en oeuvre d’un programme d’urgence axé sur la scolarisation2. Le CCIC souligne, dans son rapport confidentiel sur la conférence générale de 1960, « la place qu’a tenue l’Afrique dans cette conférence » :

« Les activités visant l’Afrique sont celles qui ont fait l’objet du plus grand nombre de changements par rapport au programme initial préparé par le Secrétariat. On se réjouira certes d’une telle orientation. Mais dans cet intérêt porté à l’Afrique, notamment par les nations les plus puissantes, on discerne des intentions qui ne sont pas toujours parfaitement désintéressées : on a senti dans les débats sur l’Afrique une certaine surenchère de générosité qui laissait une impression mélangée. » 3

En 1962, l’Unesco décide de consacrer désormais à l’action opérationnelle 50% de ses ressources4. En 1966, l’action opérationnelle représente les deux-tiers des ressources de l’Unesco5. Cette évolution se poursuit tout au long des deux mandats de Maheu. Pour Maheu en effet, le développement constitue « la question dominante de notre époque, car il pose en termes de plus en plus dramatiques le problème de l’organisation de la collectivité humaine sur la terre »6. Cela justifie donc selon lui que l’Unesco se consacre de manière prioritaire à cette question.

Les États du Tiers Monde se montrent ravis de ce tournant opérationnel. Ainsi, à la conférence générale de 1962, Berredo Carneiro insiste sur l’importance primordiale de l’action opérationnelle, et se réjouit que l’Unesco devienne « un instrument de plus en plus efficace d’intervention et de réalisation sur le terrain »7.

Ce tournant opérationnel est également vivement soutenu par les États-Unis : le président Johnson lui-même affirme : « L’Unesco a un rôle majeur à jouer en apportant les techniques éducatives du monde développé aux nations nouvellement émergentes de la famille de l’homme »8. Benton, porte-parole de la position du gouvernement américain, affirme que ce « virage à 180° » constitue un élément très positif, et conteste l’idée avancée par certains Français selon laquelle cette expansion quantitative du programme de l’Unesco aurait pour corollaire un déclin qualitatif9. Les membres du Congrès américain approuvent chaleureusement eux aussi cette évolution, car ils l’attribuent à l’influence du discours du président Kennedy10.

Le Royaume-Uni se montre lui aussi favorable à ce que l’Unesco « donne un haut degré de priorité au développement ». Il estime néanmoins que celle-ci ne doit pas négliger

1 M. Prévost, op. cit., p. 86-87 : « Dans le hall des conférences, les complets vestons croisaient désormais les

boubous de toutes les couleurs » ; conférence générale de 1960, 11 C/19, 6.1, annexe 2.

2 P. Gerbet, op. cit., p. 55.

3 Archives du CCIC, doc. CCIC, Aperçu sur la 11e conférence générale de l’Unesco, 14 nov.-15 déc. 1960 ». p.

13.

4

Conférence générale de 1962.

5 R. Maheu, op. cit., p. 258-272 : discours de Maheu, 7 juillet 1966, devant le Conseil économique et social. 6 DG/67/4 : déclaration de Maheu, 12 juillet 1967, devant le Conseil economique et social, p. 5.

7 cité dans F. Valderrama, op. cit., p. 145. 8

« Unesco has a critical role to play in bringing the educational techniques of the developed world to the newly emerging nations of man’s family » (discours de Johnson n° 3741, cité dans : Congrès, vol. 112, 89e congrès, 2e session, 10 janv.-22 oct. 1965 : 21 octobre 1966, House, p. 28705-28706).

9 William Benton, « The Defenses of Peace : Progress Report on Unesco », Saturday Review, 7 mars 1964 : « a

swing of 180 degrees » (cité dans : Congrès, Vol. 110, 88e congres, 2e session, 18 mars 1964, Senate, p. 5646- 5649).

10 Rapport de William Benton en novembre 1963 à Chicago, à une conférence organisée par la commission

nationale américaine. (Cité dans Congrès, Vol. 109, 88e congrès, 1e session, 4 décembre 1963, Senate, p. 23225- 23226). Et en avril 1964, Eugene Sochor, assistant directeur de la commission nationale américaine, affirme : « Notre mission en tant qu’Américains coïncide avec celle de l’Unesco. Nous recherchons l’amélioration éducative et sociale dans le monde » (« Our mission as Americans coincides with that of Unesco. We seek educational and social betterment throughout the world » ; Eugene Sochor, « A New Look at Unesco », cité dans : Congrès, Vol. 110, 88e congrès, 2e session, 8 avril 1964, Senate, p. 7273-7275).

pour autant son rôle de « catalyseur et de centre d’information et d’échanges pour le monde intellectuel »1.

Les autres États européens, et en particulier la France, sans remettre en question le bien fondé de ce tournant opérationnel, s’attachent surtout à défendre le maintien de l’orientation intellectuelle et éthique de l’Unesco2. Ils redoutent le risque d’une fracture entre « pays développés donateurs d’une part, et pays en voie de développement bénéficiaires d’autre part »3. Le Conseil de l’Europe s’inquiète du fait que les États européens contribuent pour une forte part au budget de l’Unesco mais en bénéficient de moins en moins4. La France craint que l’Unesco ne néglige sa mission de « coopération scientifique et culturelle internationale »5, et que le grand essor pris par les activités opérationnelles ne « romp[e] l’harmonie entre les divers objectifs fixés par la Charte de l’Unesco »6. Henri Laugier et Louis François se font les porte-parole de cette conception7. De même, l’Italie affirme la nécessité de définir « la culture comme source première et but final de toute l’activité de l’Unesco, et partant, comme aliment et animation de chaque partie de son programme »8.

Ainsi, ce changement d’orientation ne s’est pas opéré sans résistances. Comme l’observe Louis Dollot, il a entraîné « une grave crise de conscience » au sein de l’Unesco9. La nouvelle orientation entraîne des résistances importantes du clan « latin », au sein du Secrétariat, de la conférence générale, et du conseil exécutif, au nom de l’idée que l’Unesco serait ainsi en train de « trahir sa mission originelle de poursuite des grands objectifs de paix et de compréhension internationale, pour devenir progressivement une agence internationale de secours pour les démunis culturels »10. Des inquiétudes se font jour, fondées sur l’idée que ce tournant vers l’action opérationnelle au service du développement signifierait un appauvrissement du contenu conceptuel de l’Unesco, celle-ci risquant de devenir simplement une agence d’aide au développement parmi d’autres11. Si la plupart des États adhèrent à

1 EU, LAB 13/2566 : « Confidential report of the working group on Unesco », par Barbara Castle, minister of

overseas development, 42 p., p. 5 : « The full realisation of Unesco’s objectives is not possible when poverty is so widespread and opportunities for education, science and culture are limited to so few countries. It is, therefore, right that Unesco should give a high degree of priority to development » ; p. 7 : « a catalyst and a clearing house for the intellectual world ». E. Chniti, op. cit., p. 681 : en 1964, le traitement des affaires de l’Unesco par le gouvernement britannique est transféré vers le nouveau ministère de la coopération ; ce changement est significatif de la conception de l’Unesco par le Royaume-Uni, comme étant essentiellement une agence d’aide au développement.

2 X 07 A 120/197 UNSA : commentaires de la délégation allemande à la 70e session du conseil exécutif sur le

futur programme et budget, 3 p., p. 1. L’Unesco devrait insister davantage « sur l’aspect moral et éthique des activités poursuivies » ; Commentaires de la commission nationale italienne sur le programme et budget 1967- 68, 17 p., p. 1-2 : elle incite l’Unesco à mettre l’accent sur les « idéaux éthiques, sous peine de descendre à un pur technicisme » ; observations et commentaires du gouvernement français sur l’avant-projet condensé de programme et de budget pour 1967-68, 27 p., p. 8-10.

3

XO7.21(44)NC, III : Commission nationale française pour l’Unesco, « Suggestions de caractère général concernant les programmes futurs de l’Unesco », juin 1961, 18 p., p. 15.

4 X 07.83 Lengrand, I : « Projet de déclaration sur les relations avec l’Unesco et la collaboration envisagée avec

le CIC », par le directeur de l’enseignement et des affaires culturelles et scientifiques, mars 1966.

5

Commission nationale française pour l’Unesco, « Suggestions de caractère général concernant les programmes futurs de l’Unesco », juin 1961, doc. cité, p. 15 ; FR, NUOI carton 836 : note pour la Direction des affaires politiques, 27 février 1962, n°518 ACT/2/0 ; et : XO7.21(44)NC, IV : « Commentaires et propositions du gouvernement français au programme et budget de l’Unesco pour 1965-66 », 25 juin 1963, 14 p.

6

« Commentaires et propositions du gouvernement français au programme et budget de l’Unesco pour 1965- 66 », 25 juin 1963, doc. cité, p. 2-4 et 11.

7 XO7.21(44)NC, III : « Point de vue de la France sur les orientations de l’Unesco. Commission nationale, stage

préparatoire à la conférence générale », 3 novembre 1960, p. 3.

8

Commentaires de la commission nationale italienne sur le programme et budget 1967-68, doc. cité, p. 9-10. L’Italie exhorte à ne pas « diminuer le poids concret et la place précise que les activités culturelles ont au sein de l’Unesco ».

9 L. Dollot, op. cit., p. 105. 10

EU, box 821 : lettre de l’ambassade américaine de Paris au département d’état, 8 novembre 1960 : « betraying its original mission of pursuing the great objectives of peace and international understanding common to all member nations, by progressively becoming an international relief agency for the cultural have-nots ».

11 Rapport de la conférence annuelle de la commission nationale américaine, 26-28 avril 1962, par Philip

l’orientation de l’Unesco vers l’aide au Tiers Monde, un désaccord subsiste entre les États qui souhaitent voir l’Unesco devenir une véritable agence opérationnelle, organisant et réalisant elle-même des actions concrètes pour le développement (c’est bien sûr le cas des États du Tiers Monde), et ceux, comme les États-Unis, qui estiment qu’elle doit se limiter dans ce domaine à un rôle d’encouragement, d’incitation, se cantonner à une fonction de « catalyseur, de stimulateur et d’initiateur »1. Maheu défend cette idée, affirmant en 1973 qu’elle est « une organisation non pas d’aide mais de coopération », « une organisation non pas d’intervention mais de stimulation »2.

Malgré les résistances, ce tournant s’accomplit dans la première moitié des années 1960, grâce à l’habileté diplomatique de Maheu. Il se poursuit et s’accentue dans les années suivantes. La fin des années 1960 et le début des années 1970 correspondent à une régionalisation croissante du programme. Elle se traduit notamment par la création d’un grand nombre de centres et d’instituts régionaux. L’Unesco tend de plus en plus à fractionner son programme pour l’adapter aux différentes régions du monde. Dans les pays du Tiers Monde, l’action opérationnelle s’intensifie beaucoup, dans le cadre de la coopération Unesco-PNUD3. Cette évolution vers la régionalisation et vers l’action opérationnelle est fortement soutenue par les États-Unis4 ; elle n’obtient pas une approbation aussi nette de la part des pays européens, notamment de la France. En 1969, Jean Fernand Laurent, dans un rapport confidentiel au ministre des affaires étrangères, déplore :

« De plus en plus, la conférence générale, au lieu de voter pour des hommes, vote pour des pays. [...] les représentants du Tiers Monde, qui composent la majorité du Conseil, s’avèrent beaucoup plus soucieux des intérêts régionaux et locaux que de la vocation universelle de l’Unesco : le vent de régionalisation que nous avons dénoncé à la tribune de la conférence générale souffle de plus en plus fort ». « Les vieux membres latino- américains du conseil […] sans doute dans l’espoir de drainer davantage encore vers leur continent l’assistance technique de l’Unesco, se font chaque fois les chefs de la brigade de la flagornerie. »5

Les Français craignent en effet dans ce virage vers l’action opérationnelle et vers la régionalisation du programme le risque d’une perte de substance des conceptions de l’Unesco. Cependant, cette concentration sur l’impératif de développement n’implique pas pour autant l’abandon de l’aspect culturel de sa mission. Au contraire, avec l’idée de « développement culturel », l’Unesco développe une conception du développement dans laquelle la culture est considérée comme l’un des facteurs du développement économique.

Pour être élu directeur général en 1962, Maheu fait la paix avec son rival Malcom Adishesiah, car celui-ci était très bien vu des pays du Tiers Monde, pour lesquels il était,

decisive decade, p. 2-3 : « La commission nationale américaine est consciente du danger que l’Unesco devienne

simplement une autre agence d’aide » (« The US National Commission is aware of the danger that Unesco may become merely another aid agency »).

1

X 07 A 120/197 UNSA : « US Government Comments and Recommendations on Unesco’s program and Budget for 1967-1968 », 31 mai 1965, 11 p., p. 10.

2 Interview de Maheu par Mirèse Akar, 1973, doc. cité, p. 15.

3 EU, box 3213 : 15 USGC/21/1, «Coopération with the UNDP », 3 p. 4

EU, box 3212 : « Report of the US delegation to the 77th session of the executive board », par W. Benton, novembre 1967, 15 p., p. 14-15 : « most satisfactory » ; « demonstrates that Unesco has perhaps come of age » ; « Unesco : the dream comes of age » ; « Unesco has come of age as an agency providing development assistance to an emerging new world in the fields of education, sciences, culture » (« l’Unesco est arrivée à maturité en tant qu’agence fournissant une assistance au développement au nouveau monde émergent ») ; box

Dans le document L'UNESCO de 1945 à 1974 (Page 131-138)