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L’apparition de divergences et de contradictions.

Dans le document L'UNESCO de 1945 à 1974 (Page 61-77)

Première partie Problèmes structurels.

1. Des conceptions changeantes au fil des dirigeants.

1.2. Huxley (1946-48) : un foisonnement de conceptions diverses 1 La volonté de créer « le meilleur des mondes ».

1.2.2. L’apparition de divergences et de contradictions.

Dès le début du fonctionnement de l’Unesco, des divergences conceptuelles se font jour. La mission de l’organisation doit-elle être la paix entre les nations, ou l’épanouissement intellectuel de l’homme ? Les deux premières conférences générales voient éclater les contradictions, les divergences, et mettent en évidence confusion et tâtonnements. Benton déplore le caractère « fantasque » et « irréaliste » du programme voté en 1946 ; Luther Evans estime lui aussi les discussions à cette conférence « confuses »1. Plusieurs aspects posent problème.

La « culture mondiale unique » : un idéal sur lequel il apparaît impossible de s’accorder. L’universalisme affirmé dans l’Acte constitutif2 se traduit par la volonté de mettre en place une « culture mondiale unique », c’est-à-dire un ensemble de connaissances, de façons de penser et d’agir, commun à tous les peuples et à tous les individus, censé entraîner la compréhension internationale et l’harmonie, buts ultimes de l’Unesco. Cette ambition se fonde sur le présupposé que si l’on donne à tous les peuples, à tous les hommes, les mêmes valeurs morales, on créera une grande communauté humaine, dans laquelle les conflits seront évités. La pensée universaliste est en effet très développée au lendemain de la guerre : aux États-Unis, les cercles intellectuels liés à l’université de Chicago avaient développé un projet de Constitution mondiale3 ; l’Américain William Carr avait développé dès 1928 l’idéal de la création d’un « monde unifié », dans son ouvrage Education for World Citizenship4 ; cette

pensée s’était développée également en Inde, parmi les intellectuels dans la lignée de Rabinadrath Tagore5.

L’universalisme6 est la conception dominante au sein de l’Unesco durant les années du mandat de Huxley. Léon Blum l’avait prôné dans son discours à la conférence constitutive de l’Unesco7. L’homme d’État et philosophe indien Sarvepalli Radakrishnan, représentant de l’Inde à la conférence générale de 1947, y affirme que l’Unesco doit « donner naissance à un nouveau mode de vie, à de nouvelles conceptions et à une nouvelle philosophie qui inspirera

1 Journal de la conférence générale de 1947, vol I : compte-rendu des débats, 7e séance plénière, 11 nov. 1947,

p. 112-113 ; OHRO, interview de Luther Evans, p. 344-347 : « rather confused » ; « a confused meeting » ; « The people didn’t know how much money they ought to vote ; they didn’t know what kind of a program they ought to have » ; Benton a dit « that the programme that had been presented had a lot of rather fanciful stuff in it. It had a lot of pie in the sky kind of thing. It had rather ambitious ideas which didn’t strike diplomats and politicians as being very realistic ».

2 Pierre-André Taguieff, Le racisme, Paris, Flammarion, Dominos, 1997. Il définit l’universalisme comme une

« vision de l’humanité reposant sur l’affirmation d’une commune nature de tous les groupes humains et de la légitimité d’exigences universelles. C’est la doctrine de l’unité fondamentale du genre humain, par-delà toutes les différences biologiques et culturelles ».

3 Par exemple, en 1945 est fondé aux Etats-Unis, sous la haute autorité du président de l’université de Chicago,

Dr. Robert Hutchins, un comité composé d’intellectuels et d’éducateurs, qui vise à élaborer une constitution mondiale (Committee to frame a World Constitution). Ce comité est évoqué par Jacques Maritain, in : Journal de la conférence générale de 1947, vol. I, p. 28-30.

4 G. Archibald, op. cit., p. 247-248. Idéal dont il poursuit le développement en 1946 dans One World in the Making (Naissance d’un monde unique), ainsi que dans le discours qu’il prononce en mars 1946 devant

l’American Association of school administrators à New York.

5 R. Tagore, Vers l’homme universel, Paris, 1947 ; édition anglaise en 1941. Cf. Prem Kirpal, « Valeurs

culturelles, dialogue entre les cultures et coopération internationale », in Problèmes de la culture et des valeurs

culturelles dans le monde contemporain, Unesco, 1983, p. 67-78, p. 68.

6 Pierre-André Taguieff, Le racisme, op. cit. : « vision de l’humanité reposant sur l’affirmation d’une commune

nature de tous les groupes humains et de la légitimité d’exigences universelles. C’est la doctrine de l’unité fondamentale du genre humain, par-delà toutes les différences biologiques et culturelles ».

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l’humanité »1. De même, Le philosophe chinois Lin Yutang, haut fonctionnaire de l’Unesco, estime que revient à l’Unesco la mission d’opérer « une reconstruction sur le plan des idées»2 ; et René Maheu préconise en 1948 l’élaboration d’une « doctrine constructive » que l’Unesco diffuserait par une « attitude résolument militante » : « il faut qu’il y ait un point de vue de l’Unesco, dont l’originalité s’impose graduellement à la sympathie des peuples et au respect des gouvernements »3. L’idée de mettre en place une telle doctrine, une « culture mondiale unique », semble recueillir initialement l’accord général4. Cependant, immédiatement, des divergences insurmontables apparaissent concernant les caractères à lui donner.

Des divergences insurmontables sur la nature de cette « culture mondiale unique ».

Pour certains, elle doit se fonder sur la spiritualité. Cette idée est représentée en particulier par des personnes liées à l’ancien IICI, comme Jean-Jacques Mayoux5. L’IICI avait ébauché des tentatives en ce sens, s’efforçant de jeter les bases d’une morale internationale, de dégager des valeurs humanistes universelles6. Léon Blum, président de la conférence générale de 1946, y affirme que l’Unesco doit mener « une action d’ensemble sur (…) la condition spirituelle des peuples et des individus »7. À la conférence générale de 1947, Paulo de Berredo Carneiro, délégué du Brésil, prône l’établissement par l’Unesco d’« une influence

spirituelle commune à tous les peuples »8.

Cette conception spiritualiste ouvre la voie à un rapprochement de l’Unesco avec la pensée religieuse. Des délégués d’États de tradition catholique, tels Jacques Maritain (France) et le comte Jacini (Italie), émettent le souhait que les conceptions de l’Unesco se rapprochent de la morale chrétienne. Le comte Jacini [annexe 8], délégué de l’Italie, fait partie des fondateurs du premier parti catholique italien, le Partito Popolare Italiano, en 19199. Plusieurs États de tradition protestante vont dans le même sens10. Ainsi, une brochure de promotion de l’Unesco publiée en 1948 par le gouvernement britannique affirme que l’idéal de l’Unesco contient « un puissant élément chrétien »11. De même, Holcroft, délégué de Nouvelle-Zélande, avance l’argument que « la religion est le plus puissant des moyens d’influence pour changer les attitudes »12, et qu’à ce titre elle doit être utilisée par l’Unesco pour atteindre les objectifs fixés dans l’Acte constitutif. La spiritualité religieuse orientale constitue une autre composante de cette sensibilité spiritualiste qui s’affirme de manière

1

Journal de la conférence générale de 1947, vol. I, p. 60.

2 Lin Yutang, « De l’Orient à l’Occident, un même effort culturel », Le Courrier de l’Unesco, n° 8, septembre

1948, p. 3.

3 R. Maheu, « Quel peut être notre rôle dans un débat politique ? », Courrier de l’Unesco, juin 1948, p. 7-8. 4

Stephen Duggan, « The Inspiration of Unesco », The Journal of Higher Education, vol. 18, n°3, mars 1947, p. 124-127.

5 Commission préparatoire, op. cit., p. 12 ; collectif, L’Institut international de coopération intellectuelle, 1925- 1946, Paris, IICI-Unesco, 1946, p. 3 : avant-propos de Jean-Jacques Mayoux.

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A travers la « conférence permanente des hautes études internationales », créée en 1928, et le « Comité permanent des lettres et des arts », créé en 1931.

7 F. Valderrama, op. cit., p. 88.

8 Journal de la conférence générale de 1947, vol. I, p. 71, Carneiro (Brésil) ; p. 63-64, Emilio Abello,

(Philippines) : « de tous les Asiatiques, nous sommes ceux qui comprenons le mieux la culture occidentale, bien que nous soyons les fils de l’Orient. Notre exemple est la preuve qu’une fusion harmonieuse est possible entre les cultures, même à l’échelle mondiale ».

9 Biogr. S. Jacini : Biographies/37, 16 septembre 1949 ; EU, box 2254 : M.C. Boulad, « Un entretien avec le

comte Jacini, président de la délégation italienne à l’Unesco », La Bourse égyptienne, 2 décembre 1948, p. 1 et 6.

10 Arthur Bonhomme, prêtre protestant, est délégué d’Haïti à la 2e conférence générale de l’Unesco.

11 Unesco and a world society, His majesty’s stationery office, Londres, 1948, ministry of education pamphlet

n°12, 46 p., p. 24 : « a powerful Christian element ».

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croissante dans les premières années de l’Unesco. Sarvepalli Radhakrishnan, philosophe et historien des religions, représentant de l’Inde à la conférence générale, s’en fait l’un des vecteurs1.

A l’opposé de cette mouvance spiritualiste, une conception matérialiste, positiviste et scientiste de la « culture mondiale unique » s’exprime. Elle est développée et défendue en premier lieu par le directeur général Julian Huxley, à travers l’essai L’Unesco, ses buts, sa

philosophie, rédigé en 1946, dans lequel il affirme que l’unification des cultures « en un fonds

unique d’expériences, d’idées et de buts communs est la condition préalable et nécessaire de tout grand progrès futur de l’évolution humaine ». La conception de Huxley se veut une « philosophie du progrès humain » ; l’Unesco doit « chercher à découvrir en quoi consiste le progrès et quelles sont les conditions de sa réalisation pratique ». Pour lui, la philosophie de l’Unesco « doit être scientifique, [...] parce que la recherche scientifique et ses applications pratiques représentent de beaucoup le moyen le plus important d’améliorer le bien-être de l’humanité »2. L’Unesco devrait « mettre en commun toutes les ressources dont l’homme dispose en matière de connaissance et de beauté, de puissance créatrice, de volonté et d’aspiration, afin que la vie devienne une entreprise plus satisfaisante, une aventure plus noble, une expérience plus riche, et qu’elle soit tout cela pour tous les hommes et non pas, comme à l’heure actuelle, pour un petit nombre »3. Ainsi, l’unification des cultures en une « culture mondiale unique » aurait pour principal intérêt de permettre l’accès de l’humanité au progrès et au bonheur. De même, au cours des conférences organisées par l’Unesco à la Sorbonne en 1946, Huxley affirme la nécessité selon lui que l’Unesco mette en place une religion fondée sur « la doctrine scientifique du progrès », une seule « tradition commune à toute notre espèce », et un « gouvernement mondial unique »4. Et dans le Courrier de

l’Unesco, en 1948, il estime indispensable « l’apparition d’une nouvelle conception de la

vie », et affirme : « nous devrions rechercher le principe de notre unité dans une seule idée, et voir là une tâche immédiate »5.

Cette conception matérialiste développée par Huxley se heurte immédiatement à des oppositions virulentes. Huxley est en particulier désavoué par ses propres concitoyens. Ainsi, l’historien britannique Sir Ernest Baker, son vieil ennemi6, dénonce dans cet essai « une attitude athéiste déguisée en humanisme »7. Le gouvernement britannique lui-même désavoue les conceptions matérialistes de Huxley, affirme qu’au contraire l’Unesco ne doit être « en

1 Biogr. S. Radhakrishnan : Unesco/Biographies/43, 16 septembre 1949. Il a enseigné l’éthique et l’histoire des

religions orientales à l’université d’Oxford et l’histoire comparée des religions à l’université de Chicago pendant l’entre-deux-guerres.

2 J. Huxley, L’Unesco, ses buts, sa philosophie, Londres, 1946, p. 5, 18.

3 Journal de la conférence générale de 1947, vol. I, p. 56-60 : discours de Huxley. 4

Les Conférences de l’Unesco, Paris, éditions de la Revue Fontaine, 1947 : « en manière de conclusion », par J. Huxley, p. 341-360, p. 343. « Lorsqu’il n’existera plus qu’une tradition commune à toute notre espèce et surtout lorsque son unité prendra une forme structurale, par exemple celle d’un gouvernement mondial unique, l’emploi de la violence et les révolutions seront beaucoup moins à craindre, et les chances d’un progrès réalisé graduellement par des méthodes pacifiques et plus rapides à la longue seront accrues. [...] de telles modifications de structure ou d’organisation ne peuvent s’accomplir que lentement. Dans l’intervalle, toute action qui peut faciliter le mélange des traditions et leur union féconde en un fonds commun contribuera à hâter l’avènement de ce gouvernement mondial et apportera certainement par elle-même un élément indispensable au plein épanouissement du progrès. De ce point de vue, l’action de l’Unesco apparaît comme une intervention capitale à un stade spécial de l’évolution de l’homme ».

5 J. Huxley, « Pour le progrès de la civilisation mondiale », Courrier de l’Unesco, novembre 1948, p. 6 :

« L’apparition d’un tel humanisme dynamique […] semble indispensable pour que l’homme parvienne à effectuer une synthèse des diverses valeurs qui se dégagent de la foule de croyances et de doctrines opposées existant dans le monde aujourd’hui, et à entreprendre sur le plan mondial une action fructueuse ».

6 J. Huxley avait déjà eu un différend avec lui au sujet de ses idées sur la religion, lorsqu’il était professeur de

zoologie au King’s College de Londres, dont Baker etait le principal. Cf. F. Clark, op. cit.

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rien motivée uniquement par l’humanisme scientifique » et « matérialiste »1. Le gouvernement italien condamne les idées de Huxley, pour leur caractère « nettement à gauche » et « notoirement utopiste »2. Les oppositions des États membres étant quasi- unanimes à l’égard du projet de Huxley, celui-ci doit renoncer à l’espoir de le réaliser dans le cadre de l’Unesco3. Il détournera alors ses espoirs de cette organisation, et préconisera en 1952 la mise en place d’une nouvelle organisation internationale pour créer une nouvelle religion, fondée sur l’évolutionnisme scientifique, mais sans plus de succès4. Dans ses

Mémoires, il juge a posteriori que son projet de création de philosophie matérialiste et

scientiste dans le cadre de l’Unesco était irréaliste5.

Cependant, l’essai L’Unesco, ses buts, sa philosophie, avait obtenu quelques soutiens de la part de la France, étant donné son caractère rationaliste. Ainsi, le ministre des affaires étrangères, Robert Schuman, fait dans un rapport confidentiel l’éloge de ce texte « progressiste » en lequel il voit « le plus vibrant éloge du rationalisme et du scientisme »6. Et, dans ses Mémoires, Emile Delavenay déplore que ce texte « fut mis sous le boisseau à la suite de protestations des éléments les plus conservateurs de la commission préparatoire, choqués parce que cette ‘philosophie’ jugée subversive n’accordait pas à la religion la place par eux souhaitée »7. Si les conceptions de Huxley, par leur extrémisme, entraînent un rejet général, l’idée d’une culture mondiale unique fondée sur le positivisme et le rationalisme a ses partisans.

Ainsi, deux tendances opposées coexistent et s’affrontent sur les caractères à donner à cette « culture mondiale unique » qu’il s’agirait pour l’Unesco de mettre en place. L’opposition entre les deux tendances apparaît sans issue. Peu à peu, l’impossibilité à s’accorder à ce sujet, ainsi que le poids croissant des opposants à cette « culture mondiale unique », vont aboutir à la renonciation à cet objectif.

La renonciation progressive à l’idéal universaliste de « culture mondiale unique ».

L’ambition universaliste de créer une « culture mondiale unique » se heurte très tôt à des réticences par rapport à ce qui est perçu comme une uniformisation forcée et une rigidification de la pensée. Des doutes s’expriment : l’uniformisation de la culture, des valeurs, de la pensée, est-elle vraiment un bon moyen pour atteindre l’harmonie entre les hommes ? Ne risque-t-elle pas plutot de nuire à la richesse et à l’épanouissement de la pensée ? Les réticences viennent de trois horizons différents, les États-Unis, les États communistes, et l’ONU. Elles sont fédérées par le Français Jacques Maritain.

1

Unesco and a world society, op. cit., p. 24 : « Unesco is not by any means motivated only by scientific humanism » ; « materialist traps ».

2 IT, Gabinetto, pacco 99 : note pour le ministre, par Mameli, 18 août 1950, 6 p., p. 2-3 : « nettamente di

sinistra » ; « notoriamente utopista » (Mameli est ancien chef de cabinet de Mussolini, cf. E. Delavenay, op. cit., p. 371).

3 EU, box 2241 : lettre confidentielle de Morrill Cody, attaché de relations culturelles, Mexico, au secrétaire

d’état américain, 16 juin 1947, 2 p. : il relate la visite de Huxley au Mexique. « In response to a question, he stated emphatically that it was not the aim of Unesco to impose any one culture on the world but merely to bring understanding of all cultures to all countries ».

4 Time, 1er septembre 1952, p. 34-35. Huxley exprime ces idées à l’université d’Amsterdam, le 21 août 1952, à

l’occasion du 1er Congrès international sur l’humanisme et la culture éthique (réunisant 250 délégués d’Europe et des Etats-Unis) ; New York Times, 22 août 1952, p. 4 : « Huxley hails humanism’s new religion : Man can control destiny, world body told ».

5 J. Huxley, Memories II, op. cit., p. 16.

6 Rapport confidentiel du ministre des affaires étrangères français, « La deuxième session du conseil … », 3 août

1947, p. 5.

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Ces réticences s’expriment notamment aux États-Unis. Les sympathies de gauche de Huxley entraînent la suspicion des milieux conservateurs américains, qui tendent à voir dans cette « culture mondiale unique » une émanation de la pensée socialiste, totalitaire.

L’ambition de mettre en place une « culture mondiale unique » ne rencontre pas non plus l’approbation des États communistes. L’URSS, fermement opposée à l’idée que « les guerres naissent dans l’esprit des hommes », refuse dès le départ d’adhérer à l’Unesco1. À la conférence générale de 1946, le représentant de la Yougoslavie, Ribnikar, affirme que l’adoption par l’Unesco d’une philosophie officielle conduirait à « l’asservissement de la pensée et de l’esprit créateur et constituerait un obstacle à la diffusion de la culture »2. Dans son discours, considéré par l’ensemble des délégations comme l’expression de la position soviétique, Ribnikar affirme que l’Acte constitutif de l’Unesco est fondé sur une conception bourgeoise des causes de la guerre. Le postulat idéaliste selon lequel « les guerres naissent dans l’esprit des hommes » est « en contradiction flagrante avec les enseignements du matérialisme historique », les guerres étant au contraire selon la conception socialiste le produit de la lutte des classes et de l’exploitation du prolétariat. Selon cette conception, c’est l’amélioration des conditions matérielles et économiques qui constitue le préalable indispensable à la paix. Ribnikar critique aussi la contradiction fondamentale des conceptions de l’Unesco, « entre d’une part la volonté de préserver et de développer l’originalité de chaque civilisation nationale et d’autre part l’unification, par l’Unesco, des diverses cultures nationales d’après un type standardisé »3. Il est ainsi l’un des premiers à mettre le doigt sur un paradoxe des conceptions de l’Unesco. L’absence de l’URSS apparaît à tous comme un premier échec pour l’universalité proclamée de l’Unesco. Jean-Jacques Mayoux déplore dès 1946 le manque « d’unité idéologique parmi les vainqueurs », qui selon lui risque d’hypothéquer l’action de paix de l’Unesco : « comment endoctriner les peuples sur la compréhension mutuelle s’ils s’aperçoivent que leurs chefs ne se comprennent point ? »4.

Enfin, le projet de « culture mondiale unique » se heurte à l’hostilité de l’ONU5.

Sous l’effet de ces oppositions, l’Unesco s’achemine progressivement vers la renonciation à cet objectif. Le discours de Jacques Maritain, délégué de la France, devant la conférence générale de 1947, contribue largement à cette évolution. Il déclare :

« Ce qui fait dès l’abord apparaître comme paradoxale la tâche de l’Unesco, c’est qu’elle implique un accord de pensée entre les hommes dont les conceptions du monde, de la culture et de la connaissance elle-même sont différentes ou même opposées. Il n’y a plus de bases communes, si profond que l’on creuse, pour la pensée spéculative. Il n’y a plus pour elle de langage commun. [...] Comment, dans ces conditions, un accord de pensée est-il concevable entre des hommes rassemblés justement pour une tâche d’ordre intellectuel à accomplir en commun […] et qui n’appartiennent pas seulement à des cultures et à des civilisations différentes, mais à des familles spirituelles et à des écoles de pensée antagonistes ? Ou bien faudra-t-il qu’abandonnant la partie un

1 Chris Osakwe, The participation of the Soviet Union in Universal International Organizations. À political and legal analysis of soviets strategies and Aspirations inside ILO, UNESCO and WHO, A.W. Sijthoff Leiden, 1972,

194 p., p. 165.

2

Journal de la conférence générale, 1e session, 1946, p. 38-41 (Ribnikar).

3 FR, NUOI carton 333 : commission nationale provisoire pour l’éducation, la science et la culture, février 1947,

rapport sur la conférence générale de l’Unesco, 11 p., p. 5-6.

4 J.-J. Mayoux, La coopération intellectuelle internationale, op. cit., introduction. « La présence de l’URSS aux

conseils et aux travaux de l’Unesco est indispensable, et ne sera peut-être acquise que lorsqu’elle se sentira certaine de n’être jamais entraînée dans un vaste système de propagande pour un genre de vie et un système politique et social, contre ceux qui lui sont propres ».

5 RP/16, 19 février 1948 : en novembre 1947, la revue UN World, publiée par l’ONU, affirme que l’idée d’une

organisme comme l’Unesco renonce à toute affirmation de pensée commune et de principes communs et se

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