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Chapitre 1. Contexte : Des systèmes d’élevage efficaces sur les fronts pionniers

1.2 La transition agraire : nouveau défi pour les systèmes d’élevage bovins amazoniens

1.2.2 Nouvelle multifonctionnalité : vers un élevage plus productif et plus vert

La fermeture de la frontière agricole et l’impossibilité d’utiliser le feu pour reconstituer la fertilité des sols et nettoyer les pâturages remettent en question les pratiques d’élevage extensives communément utilisées en Amazonie (Pacheco & Poccard-Chapuis, 2012). L’Amazonie aborde une phase de transition agraire (Vaz et al., 2012). La société définit de nouvelles fonctions à l’élevage basées sur quatre principes majeurs (Poccard-Chapuis et al., 2010). La première priorité est celle d’une amélioration de la productivité de la terre, couplée à une valorisation plus durable des ressources naturelles des agroécosystèmes, telles que le sol (texture et structure), l’eau bleue (cours d’eau, source) et verte (humidité dans les sols et eau dans les plantes), la fertilité (carbone des sols), et le relief. La distribution spatiale de ces ressources étant hétérogène dans les paysages, des réflexions sur la localisation des activités deviennent également importantes pour optimiser la productivité et l’usage des ressources (Poccard-Chapuis et al., 2014). La seconde priorité consiste à atténuer les impacts environnementaux et améliorer la production de services écosystémiques, comme par exemple la séquestration de carbone (Steinfeld & Gerber, 2010). L’adaptation de la conduite des pâturages vers des pratiques plus intégrées et la récupération de pâturages dégradés peuvent permettre d’accroître significativement les stocks de carbone dans les sols (Bustamante et al., 2012 ; Strassburg et al., 2014). Troisième fonction, les systèmes d’élevage plus intégrés permettent d’améliorer la valorisation du patrimoine, en prenant en compte - outre le foncier - de la structure et le niveau d’équipement de l’exploitation d’élevage (e.g., la présence d’arbres de valeur, le renouvellement de la fertilité des sols, la génétique du

troupeau, la qualité et le nombre de bâtiments, hangars, clôtures et abreuvoirs). Enfin l’évolution vers un élevage bovin amazonien plus vert et durable peut offrir à la filière une image plus positive et accroître son attractivité notamment pour attirer des jeunes, des investisseurs et consommateurs (Poccard-Chapuis et al., 2010).

Les systèmes d’élevage bovins amazoniens présentent un fort potentiel pour remplir ces fonctions et inventer de nouveaux mécanismes de production. Premièrement, ils sont naturellement productifs, les conditions édaphiques, morphologiques et climatiques de la région étant très favorables à la production de biomasse. Deuxièmement, la société rurale qui a colonisé ces territoires est entreprenante et prête à innover. Nous observons effectivement l’émergence d’un mouvement d’adaptation des pratiques à l’initiative des acteurs locaux, en réponse à ces politiques « top-down » (Vaz et al., 2012). Ce mouvement est marqué par un ensemble varié de pratiques d’intensification (voir Encadré 1-4), allant de la chimisation à la lutte biologique (Poccard-Chapuis et al., 2015b) et de la parcelle au territoire (Cialdella et al., 2015). Nous revenons ci-dessous sur quatre projets pilotes d’intensification qui sont devenus des références dans la région.

Encadré 1-4 : L’intensification

D’après la FAO (2004), l’intensification agricole peut être définie comme « une augmentation de la production par unité d’intrants ». Selon l’approche économique conventionnelle, ces unités d’intrants correspondent à de la main d’œuvre, surface agricole et capital (matériel, équipements, bâtiments). Bonny (2011) invite à considérer d’autres facteurs de production qui sont aussi capables d’améliorer la production à l’hectare : les fonctionnalités naturelles des écosystèmes, l’énergie (solaire via la photosynthèse, directe via le carburant et l’électricité, indirecte via la synthèse d’intrants), le savoir et les connaissances (e.g., des savoirs traditionnels ou des connaissances scientifiques et techniques sur les besoins des plantes et des animaux), l’information (connaissances permettant un suivi des productions au fil du temps).

En Amazonie, le mouvement d’intensification de l’élevage repose principalement sur un accroissement de la production agricole par unité de surface (Vaz et al., 2012) et une utilisation plus intensive de capital et d’énergie (Clerc, 2011).

Le programme Boas Práticas (« bonnes pratiques ») lancé par l’Embrapa en 2002 dans le Mato Grosso do Sul vise à encourager l’adoption de pratiques augmentant la productivité et la rentabilité de l’élevage, favorisant le bien-être animal, et garantissant la durabilité environnementale et sociale du système de production. Avec l’aide des techniciens de l’Embrapa, les éleveurs identifient des voies d’amélioration possibles dans leur système de production et mettent en place des adaptations pour améliorer ces différents critères. Un

manuel fournissant des orientations sur 12 items1 sert de références (Valle, 2011). En 2017, 95 exploitations étaient certifiées BPA dont trois dans l’Etat du Pará (Rosa & Alva, 2017). Le projet Pecuária Verde2 (« élevage vert ») s’est inspiré du programme précédent. Lancé en 2011 par le Syndicat des Producteurs Ruraux de Paragominas (SPRP) dans six fermes pilotes, il vise à augmenter la productivité et la rentabilité de l’élevage sur l’exploitation, améliorer le bien-être animal, améliorer les performances environnementales par la planification de l’usage des sols en fonction de leur potentiel agronomique, former et valoriser les employés des fazendas (Silva & Barreto, 2014). Au niveau productif, ce projet part du constat que la productivité animale par unité de surface est faible (autour de 0,7 UA/ha/an), alors que les prairies amazoniennes ont un potentiel qui peut atteindre 4 à 5 UA/ha/an. Les 6 fermes pilotes ont donc cherché à atteindre cette capacité de charge sur une surface représentant environ 10% de la surface de la SAU. Le projet d’intensification repose sur des apports fréquents et importants d’engrais de synthèse et d’amendements calcaires, l’utilisation de graminées très productives telles que le Panicum maximum cv Mombaça, et le recours au pâturage tournant. Cette dernière technique qui consiste à diviser la surface à intensifier en paddocks permettant 2-3 jours de pâturage chacun, génère un gradient de pousse et permet d’offrir aux animaux une herbe de qualité. Après chaque passage, les paddocks sont fertilisés. En 2013 (deuxième année d’implémentation du projet), les exploitants ont réussi à atteindre une productivité moyenne de 30,4 @/ha (456 kg carcasse/ha) et une marge nette (après déduction des charges de structures et autres frais) de R$ 674,50/ha (avec R$ 95/@) (SPRP, 2014). L’amélioration de la productivité sur les terres à fort potentiel agronomique offre ainsi la possibilité pour les éleveurs d’abandonner celles qui ont un moins bon potentiel. Ce niveau de performances reste toutefois difficilement extrapolable à une large échelle du fait du capital humain et financier qu’il nécessite et des risques agronomiques qui peuvent exister (Poccard-Chapuis et al., 2015b).

L’intégration agriculture-élevage, voire forêt, connaît un intérêt croissant chez les éleveurs des fronts pionniers d’Amazonie au regard de ses performances agronomiques, écologiques et économiques (Piketty et al., 2002 ; Bonaudo et al., 2014 ; Bendahan, 2015). D’après Vaz et al. (2012), l’intégration culture-élevage-forêt peut avoir lieu à trois échelles. A l’échelle de la parcelle cultivée, les activités se succèdent pluriannuellement et on parle de Système Agro- Sylvo-Pastoral. Généralement, la ou les premières années, une culture annuelle est cultivée entre des lignes d’arbres plantés en ligne (Eucalyptus et Paricá sont les espèces les plus fréquemment plantées). Les arbres étant de faible portée, il y a peu de compétition entre arbres et cultures pour la lumière et les nutriments du sol. Lors de la fertilisation de la culture (30 à 40 jours après le semis), l’éleveur sème une graminée fourragère qui végète jusqu’à la

1 Ces items sont : la gestion de l’exploitation rurale, la fonction sociale de l’exploitation, la gestion des

ressources humaines, la gestion environnementale, les infrastructures, la gestion du troupeau avant abattage, le bien-être animal, la gestion des pâturages, la supplémentation alimentaire, l’identification et la traçabilité des bovins, le contrôle sanitaire et la gestion de la reproduction.

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Le projet Pecuária Verde est appuyé techniquement par deux ONG (Imazon et la TNC), deux universités (l’ESALQ-USP et l’UNESP) et financé par la Fondation Fundo Vale et Dow AgroSciences.

récolte de la culture. Après récolte de la culture annuelle, ce fourrage peut être pâturé (c’est ce qui est communément appelé la safrinha do boi). Selon la stratégie de l’éleveur, ce fourrage sert de plante de couverture avant semis d’une autre culture annuelle (semis direct sous couverture végétale) ou est maintenu de façon permanente en association avec les arbres qui continuent de se développer. A l’échelle de l’exploitation, l’agriculture est intégrée dans le système de production de façon à financer la réforme des prairies et éventuellement complémenter l’alimentation des bovins en saison sèche (ensilage par exemple). Généralement, les éleveurs implantent ces cultures annuelles derrière des prairies dégradées, sur des parcelles au bon potentiel agronomique (Bendahan et al., 2013), mais il n’y a pas dans ce cas d’association culture-prairie à l’échelle de la parcelle. A l’échelle du territoire, il y a une réorganisation des usages des sols entre agriculture, pâturage et forêt, selon les capacités agronomiques des sols et les caractéristiques logistiques du territoire (Vaz et al., 2012). Malgré ses fortes performances agro-écologiques et économiques, Bendahan (2015) montre que le développement des systèmes intégrés de type Culture-Elevage-Forêt à l’échelle de la parcelle reste timide, un certain nombre de conditions sociales, logistiques, foncières n’étant pas réunies en Amazonie (précarité des infrastructures routières, des services de santé et d’éducation, manque d’appui technique et en gestion, manque de main d’œuvre spécialisée, situation foncière non régularisée) et l’augmentation de la complexité constituant une contrainte importante.

Figure 1-7 : Différentes formes d’intégration : Agriculture-Elevage-Forêt (1) et Agriculture-Elevage (2)

La photo 1 montre un Système Sylvo-Pastoral associant une plantation en ligne d’Eucalyptus et une graminée fourragère pâturée (photo prise en décembre 2013, le long de la BR010-Belém Brasília, dans le Tocantins). La photo 2 correspond à une safrinha do boi, où l’on distingue une graminée fourragère se développant dans des résidus d’une culture de maïs. Selon la stratégie de l’éleveur, ce fourrage sera ensilé ou pâturé (Crédits photos : Sophie Plassin).

La dernière initiative sur laquelle nous souhaitons revenir est celle du Município Verde (« Municipe Vert »), inventée là encore sur la commune de Paragominas en 2008 et devenue une référence pour la région amazonienne. Paragominas autrefois connue pour son niveau important de criminalités, d’activités forestières illégales et de déforestation, a lancé cette initiative en réaction à la publication par le Ministère Public Fédéral de la liste noire des communes déforestant le plus, dont elle faisait partie. Voyant que ce modèle prédateur de

ressources naturelles était à bout de souffle, la commune a souhaité évoluer vers un territoire vert pour améliorer son image et devenir plus attractive pour les investisseurs. Devenir Municipe Vert nécessite de respecter deux critères : réduire le taux de déforestation à moins de 40 km²/an et géo-référencer au moins 80 % du foncier en CAR. En l’espace de deux ans, Paragominas a été la première commune à sortir de la liste noire (Viana et al., 2016). Trois étapes importantes a permis ce succès. La mairie, appuyée par l’élite rurale locale, a réussi à convaincre un ensemble d’organisations de production et de la société civile à signer un pacte « Zéro Déforestation » et « Zéro Feu », plus ambitieux que les objectifs nationaux (ibid). De plus, la commune a mobilisé l’appui technique de deux ONG (IMAZON et TNC) pour le géo- référencement des CAR (Piketty et al., 2015a). Enfin, Paragominas a doté la SEMMA (Secrétariat Municipal de l’Environnement) de plus amples ressources financières et humaines, l’équipe et la forme pour prévenir et fiscaliser les déforestations, réaliser plus d’actions de communication et de sensibilisation (Vaz et al., 2012). Ces actions ont reçu un appui financier conséquent de la fondation Fundo Vale, créé par l’entreprise minière Vale. Fort de ce succès, l’Etat du Pará s’est appuyé sur cette initiative et a lancé le programme des Municipes Verts en 2011 (Annexe 2) afin de répliquer cet exemple aux autres communes (Guimarães et al., 2011). En mars 2018, 85% des municipalités de l’Etat du Pará (121 sur 143) avaient adhéré à ce programme (Programa Municípios Verdes - PMV, 2018).