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Chapitre 1. Contexte : Des systèmes d’élevage efficaces sur les fronts pionniers

1.3 Concilier élevage et forêt dans des paysages plus éco-efficients

1.3.1 Limites du mouvement basé sur l’intensification et la déforestation zéro

La capacité des politiques de déforestations zéro et du mouvement d’intensification en cours à améliorer la durabilité des systèmes d’élevage est questionnée pour plusieurs raisons.

Premièrement, la portée du mouvement d’intensification est limitée à quelques élevages voire reste du domaine de la recherche. Les modèles d’intensification promus et présentés ci-dessus montrent certes leur capacité à accroître la productivité de l’élevage. Cependant, ces avancées techniques restent assez peu opérantes sur le terrain, et ont jusqu’à présent été peu appliquées et adoptées par les éleveurs dans leur ensemble (Piketty et al., 2015a). Cette non- appropriation est due à la fois à la faible adaptation de ces techniques à la diversité de profils socio-techniques existants en Amazonie. Comme le montre Bendahan (2015) sur les systèmes agro-sylvo-pastoraux, les modèles de production très exigeants en capital, en main d’œuvre et en savoir technique, se révèlent en effet peu adaptés aux systèmes d’exploitation extensifs, gérant de larges surfaces avec peu de main d’œuvre ou aux exploitations familiales peu capitalisées. De plus, ces modèles de production nécessitent le concours d’acteurs et d’institutions qui dépassent l’échelle de l’exploitation (assistance technique, banques) et donc une mobilisation à l’échelle territoriale (Bendahan, 2015). Mais, excepté quelques programmes pilotes tels que le plan ABC et les projets REDD+, il existe peu de cadres incitatifs légaux pour promouvoir une intensification durable des usages en prairie et cultures.

Les mécanismes incitatifs mis en place se focalisent principalement sur un type d’usage des sols, la forêt.

Le modèle d’intensification dominant (agriculture conventionnelle) est basé sur l’artificialisation de l’agroécosystème et la consommation intensive de ressources naturelles non renouvelables (Encadré 1-5). Ce modèle de production valorise peu les processus écologiques et est responsable d’externalités négatives telles que la pollution des eaux de surfaces, des nappes phréatiques et de l’air, érosion des sols, dégradation de la fertilité des sols, perte de biodiversité et émissions de GES (Tilman et al., 2002 ; Tilman et al., 2011). L’agriculture conventionnelle présente de nombreuses limites pour répondre aux nouveaux enjeux de l’agriculture (Cassman, 1999), à savoir accroître la production agricole de 70 à 100 % d’ici à 2050 pour satisfaire la demande alimentaire croissante des 9 milliards d’êtres humains, couplés à des changements d’habitudes alimentaires (Tilman et al., 2002 ; World Bank, 2008 ; Godfray et al., 2010) et optimiser la production de services écosystémiques dans un contexte de raréfaction des ressources naturelles et de changements sociaux, économiques, politiques et environnementaux continus (Tilman, 1999 ; Pretty et al., 2010 ; Doré et al., 2011). Accompagner la transition des systèmes d’élevage d’Amazonie orientale brésilienne vers un meilleur compromis entre agriculture et environnement est urgent pour éviter une trajectoire déforestation-dégradation-pollution. De plus, sur les fronts pionniers d’Amazonie orientale brésilienne, les marges de manœuvre existantes pour améliorer le ratio entre production fourragère et utilisation des ressources naturelles à partir d’une meilleure mobilisation des processus écologiques sont importantes compte tenu du potentiel élevé de production de biomasse qu’offre le climat de tropique humide, et le caractère entrepreneur et pionnier de la société rurale issue de la colonisation (Tourrand et al., 2013).

Les politiques de lutte contre la déforestation ont permis de réduire significativement la déforestation à l’échelle globale. En revanche, elles ont été inefficaces pour encourager un changement de pratiques dans les zones d’agriculture familiale, en particulier dans les régions isolées (Godar et al., 2014 ; Piketty et al., 2015a). Les agriculteurs familiaux ont continué d’utiliser l’abattis-brûlis, par manque d’autres alternatives productives viables (absence de débouchés commerciaux ou d’infrastructures logistiques), de capacités techniques (Schneider et al., 2015). Des options techniques et politiques incitatives spécifiques à l’agriculture familiale sont nécessaires pour éviter que cette transition agraire ne s’accompagne d’un échec social important (Piketty et al., 2015a).

Si d’un côté les politiques de lutte contre la déforestation ont permis de réduire la déforestation, de l’autre c’est principalement l’objectif d’amélioration des performances économiques qui a constitué un moteur-clé dans le processus d’intensification. Toutefois, les liens entre déforestation et intensification sont complexes. Une hypothèse soutenue par Borlaug postule qu’au niveau macro (global), une augmentation des rendements sur les surfaces existantes permettrait de réduire les besoins en surfaces cultivées et donc de réduire la pression sur les forêts, épargnant ainsi des terres pour la conservation de zones naturelles

(« land saving »). Martha et al. (2012) montrent ainsi qu’à l’échelle du Brésil, sans les gains de productivité réalisés entre 1950 et 2006, 525 millions d’hectares supplémentaires de prairies auraient été nécessaires pour satisfaire les niveaux de production actuels. D’autres auteurs tels que Barretto et al. (2013) montrent que cette relation entre intensification et déforestation varie dans l’espace, entre zones consolidées et zone de frontière agricole. Si dans les zones consolidées ces auteurs vérifient cette hypothèse, ils montrent en revanche que le processus d’intensification peut encourager un processus de déforestation en zone de frontière. Qualifié d’« effet boomerang », ce processus peut s’expliquer par le fait que les nouvelles technologies vont assurer des profits plus élevés à l’activité d’élevage, attirant ainsi plus de main d’œuvre et de capital vers cette production et pouvant générer à terme une hausse de la demande en terres et plus de pressions sur les forêts (Kaimowitz & Angelsen, 2008 ; Arima et al., 2011 ; Lambin & Meyfroidt, 2011). Plusieurs auteurs argumentent que le processus d’intensification de l’élevage doit être couplé à la mise en place d’une gouvernance environnementale et le maintien de politiques de lutte et contrôle contre la déforestation pour réduire effectivement les pressions sur les forêts (Barretto et al., 2013 ; Ceddia et al., 2014 ; Cohn et al., 2014).

Encadré 1-5 : Agroécosystème, processus écologiques, ressources naturelles

Agroécosystème : Il s’agit d’un écosystème transformé par des humains à des fins de

production agricole (alimentaire, énergétique, en fibres, etc.). Cette notion découle directement du concept d’écosystème qui correspond à un ensemble formé d’organismes vivants (biocénose) en interaction avec un milieu physico-chimique (biotope). Pour les agronomes, l’agroécosystème est constitué de quatre compartiments majeurs : le sol et l’atmosphère qui forment le biotope, le peuplement végétal cultivé et l’ensemble des autres organismes vivants avec ce peuplement dans le sol ou l’atmosphère et qui forment la biocénose (Roger-Estrade et al., 2006). Récemment, des auteurs ont proposé d’élargir la dimension productive des agroécosystèmes aux fonctions de distribution et de consommation (Cabell & Oelofse, 2012 ; Duru & Therond, 2014). Ils argumentent que les limites des agroécosystèmes ne se situent pas seulement au niveau de l’espace physique productif mais incluent aussi les ressources, les infrastructures, le marché, les institutions, les producteurs, les transfromateurs, et distributeurs personnes. Dans cette étude, nous focalisons sur la dimension productive de l’agroécosystème.

Processus écologiques : ce sont l’ensemble des processus biologiques, chimiques et

physiques qui lient les organismes entre eux et avec leur milieu dans un écosystème (Frontier et al., 2008).

Ressources naturelles : L’agriculture utilise un nombre important et divers de ressources

naturelles soit directement dans le processus de production, soit indirectement via la fabrication d’intrants par exemple. Parmi les principales ressources consommées en agriculture, on peut citer l’eau, l’énergie (fossile et renouvelable), les sols, les macronutriments (azote, phosphore). Nesme et al. (2016) proposent une typologie des ressources naturelles en quatre classes :

- les ressources dissipées lors du processus de production, non-renouvelables : cette classe désigne les ressources non renouvelables à l’échelle humaine (plusieurs siècles), telles que les énergies fossiles (gaz et pétrole), mais également les eaux extraites d’aquifères profonds ou les sols fortement érodés (leur temps de reconstitution peut être très long).

- les ressources dissipées lors du processus de production, renouvelables : il s’agit de ressources qui peuvent être renouvelés en quelques années. Par exemple, les eaux de surface ou souterraines, les sols moyennement érodés ou la biomasse agricole.

- les ressources dissipées lors du processus de production, mais donnant lieu à un produit recyclable : cette classe regroupe les ressources qui génèrent un produit ou sous-produit qui peut ensuite être recyclé comme ressource pour d’autres processus de production. Par exemple, les légumineuses qui fixent l’azote de l’air produisent une biomasse riche en azote qui est dissipée lors de la consommation par les animaux d’élevage mais peut donner lieu à la production d’effluents d’élevage qui peuvent être recyclés comme fertilisants.

- les ressources non dissipées lors du processus de production : il s’agit par exemple des sols (bien gérés, non érodés, ni compactés, ni pollués) et de la biodiversité fonctionnelle.

1.3.2 Application du concept d’éco-efficience aux paysages d’Amazonie