• Aucun résultat trouvé

Un nouveau point de départ

Y a-t-il un texte du corpus aristotélicien qui, plus que les autres, serait susceptible de contenir une définition de l'action volontaire ou de nous fournir des indices supplémentaires qui permettraient de la reconstruire ? À cet égard, plusieurs textes sont envisageables : par exemple, les deux autres traités d'éthique d'Aristote (PEthique ù

40

Eudème et la Grande morale) contiennent des passages où il est question de Faction

volontaire {Eth. Eud. II6-9 et Mag. mor. I 14-16). Toutefois, considérant qu'ils appartiennent à des stades antérieurs de la pensée morale d'Aristote et que, tout comme

Eth. Nia. III 1-3, ils s'intéressent davantage aux critères du volontaire qu'à la définition de

l'action volontaire, il semble plus avisé de se tourner vers le traité Du mouvement des

animaux, où Aristote s'intéresse à l'action volontaire dans une perspective différente.

Le traité Du mouvement des animaux, par son titre, laisse entendre qu'il y sera question du mouvement animal en général, c'est-à-dire de ce qui caractérise l'ensemble des mouvements qui ont pour sujet un animal. La première phrase du traité corrobore d'ailleurs cette première impression :

Tout ce qui concerne le mouvement des animaux, les modes de locomotion de chaque genre, les différences qui les séparent, les causes qui expliquent les particularités propres à chacun, tout cela a été étudié ailleurs en détail : il faut maintenant examiner d'un point de vue général la cause commune à tous les mouvements quels qu'ils soient (car les animaux pour se mouvoir tantôt volent, tantôt nagent, tandis que d'autres marchent ou utilisent d'autres moyens du même genre)91.

À lire cette première phrase, on pourrait penser que l'objet du traité Du mouvement des

animaux est la cause commune à l'ensemble des mouvements animaux. Or, dans la

première phrase du chapitre 11, qui conclut le traité, Aristote laisse entendre que dans les pages précédentes, son but n'était pas tant d'identifier la cause du mouvement animal considéré en général que d'identifier la cause d'un type bien précis de mouvement animal : celle du mouvement volontaire (hekousios kinêsis). En effet, il s'exprime en ces termes : « Voilà donc comment les animaux se meuvent selon leurs mouvements volontaires et suivant quelles causes9 . » Par cette phrase, Aristote énonce clairement, bien que tardivement, ce qui fait l'objet de son investigation dans le traité Du mouvement des

animaux : le mouvement volontaire et ses causes.

Voir l'introduction du présent chapitre. '" De mot. I 698al-7,trad. P. Louis.

Le traité Du mouvement des animaux s'intéressant au mouvement volontaire, il est légitime de s'attendre à y retrouver une définition explicite du mouvement volontaire, genre de faction volontaire. Une lecture attentive du traité permet d'apercevoir qu'une seule phrase de celui-ci pourrait prétendre, de par son caractère solennel et conclusif, énoncer la définition aristotélicienne du mouvement volontaire, et c'est la suivante, que l'on retrouve au chapitre 7 : « Telle est donc la façon suivant laquelle les animaux sont poussés à se mouvoir et à agir, la cause dernière du fait qu'ils se meuvent étant un désir, lequel survient grâce à la sensation, à la représentation ou à fintellection93. » En envisageant cette phrase hors de son contexte, on pourrait penser qu'Aristote identifie ici la cause dernière du fait qu'un animal soit sujet d'un mouvement quelconque. Or, ici comme partout ailleurs dans le traité, quand Aristote parle du mouvement animal sans plus de spécifications, il vise un type bien précis de mouvement animal, à savoir le mouvement volontaire, car il s'agit là, comme nous l'avons montré, de l'objet central de son traité. Ainsi, par cette phrase, Aristote se trouve à dire que la cause dernière du fait qu'un animal soit sujet d'un mouvement volontaire est un désir et, par suite, que la cause dernière du fait qu'un animal soit sujet d'une action volontaire est aussi un désir. De là, une question se pose : peut-on considérer la thèse précédente - « la cause dernière du fait qu'un animal soit sujet d'une action volontaire est un désir » - comme une définition de l'action volontaire ? Autrement dit, se pourrait-il que faction volontaire telle que comprise par Aristote se définisse comme étant l'action dont l'appartenance à un animal a pour cause dernière un désir ?

Bien entendu, répondre à cette question suppose d'abord d'élucider le sens que revêtent les expressions « cause dernière » (eschatê aida) et « désir » (orexis) chez Aristote. Ces expressions, il va sans dire, sont éminemment problématiques et équivoques, bien qu'elles fassent partie du vocabulaire philosophique depuis des lustres, ou plutôt, devrions-nous dire, parce (/«'elles font partie du vocabulaire philosophique depuis des lustres. En ce sens, il est nécessaire de prendre le temps de cerner la nature précise des concepts auxquels Aristote réfère par ces deux termes. Le chapitre 3 sera consacré au concept de cause dernière et, plus globalement, à la théorie aristotélicienne de la causalité. Le chapitre 4, pour sa part, sera consacré au concept de désir. Disposant d'une appréhension claire de ces

42

deux concepts, nous serons en mesure, au chapitre 5, de comprendre la signification et les implications de la thèse selon laquelle la cause dernière du fait qu'un animal soit sujet d'une action volontaire serait un désir. De là, nous serons plus à même d'évaluer si cette thèse doit être comprise comme la définition aristotélicienne de l'action volontaire et si elle pourrait nous aider à éclaircir la signification de la définition aristotélicienne de l'action dont le sujet est responsable.

La causalité

Pour comprendre la signification du passage de De mot. 7 qui nous intéresse et celle de l'hypothèse qu'il nous amène à poser en regard de la définition aristotélicienne de l'action volontaire, il nous faut cerner la nature du concept auquel Aristote réfère par le nom « cause » (aitia), mais plus précisément encore, la nature du concept auquel il réfère tantôt par le nom « cause dernière » (eschatê aitia), tantôt par le nom « cause première » {prôtê

aitia).

Au premier coup d'œil, on pourrait penser que le concept aristotélicien de cause fait partie des choses bien connues puisqu'il s'agit d'un concept central de la pensée d'Aristote, en plus d'être un concept qui a nourri de manière durable la pensée occidentale, de l'Antiquité jusqu'aux développements les plus récents de la physique moderne. Cependant, un survol de la littérature secondaire révèle assez rapidement qu'on ne dispose d'aucune reconstruction claire, synthétique et systématique du concept aristotélicien de cause. En fait, la littérature secondaire contemporaine consacrée à la théorie aristotélicienne de la causalité est essentiellement constituée de paraphrases des passages de la Physique et de la

Métaphysique où il est question de la causalité , de tentatives d'approfondissement

Par ex., W. D. Ross, Aristotle, p. 71-73 ; J. Lear, Aristotle : the désire to understand, p. 26-35 ; A. Jaulin, « Aristote. La Métaphysique », p. 21-22 ; M. Canto-Sperber, « La théorie de la causalité », p. 336-345.

•M

superficielles et non-systématiques et de délires incompréhensibles '. Il apparaît donc préférable, pour celui qui veut cerner la nature du concept aristotélicien de cause, de s'en remettre à l'étude directe et systématique des principaux textes du corpus aristotélicien qui s'intéressent à la causalité. Du moins, c'est la méthode que nous privilégierons.

On distingue généralement trois textes importants consacrés à la causalité chez Aristote, à savoir, dans l'ordre où il nous apparaît préférable de les étudier, le livre II des Seconds

analytiques, Metaph. I 3, et Phys. Il 397. Ces trois textes, on s'en doutera, ne sont pas de lecture facile, et en particulier le premier, mais cela n'empêche pas qu'il faille commencer par l'étude de celui-ci, du moins dans la mesure où l'on est d'accord avec le principe selon lequel toute analyse doit procéder du général au particulier : en effet, les Seconds

analytiques s'intéressent au concept général de cause ainsi qu'au concept de cause dernière

(oii première), alors que Metaph. I 3 et Phys. II 3 sont plutôt consacrés aux quatre espèces du concept de cause dernière.