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La psychologie aristotélicienne : aperçu général

Aristote, tout comme son maître Platon, est reconnu pour avoir élaboré une psychologie, c'est-à-dire un discours théorique portant sur un objet qu'il appelle «âme» (psuchë). Or, comme l'ont abondamment souligné les commentateurs, et particulièrement les

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commentateurs contemporains intéressés par le mind-body problem , ce qu'Aristote appelle « âme » est profondément différent de ce que Platon, les théologiens chrétiens et Descartes appellent « âme ». lin fait, dans l'optique de ceux-ci, il est légitime de poser un problème tel que celui de l'unité de l'âme et du corps, alors que dans l'optique d'Aristote, un tel problème ne se pose pas132 : contrairement à Platon, ce qu'Aristote appelle « âme » n'est pas quelque chose qui, pouvant subsister par soi, pourrait s'unir à autre chose - le corps - tel le pilote à son navire. Pour Aristote, « l'âme est nécessairement substance, en ce sens qu'elle est la forme d'un corps naturel ayant la vie en puissance133 ». L'âme est une substance, mais plus précisément une substance seconde (ou universelle), c'est-à-dire une forme, la forme des corps naturels capables de vivre. L'âme est la structure commune et distinctive des corps naturels capables de vivre, c'est-à-dire la structure en vertu de laquelle chaque corps naturel capable de vivre est plus que la simple somme de ses parties, mais bien une unité : à savoir un certain corps naturel capable de vivre. C'est pourquoi Aristote soutient que « ce qu'est l'âme, pour un tel corps, en effet, c'est la substance comprise au sens de la définition, c'est-à-dire l'être que c'était (to ti en einai)L ». Autrement dit, l'âme est ce qui fait d'un corps naturel capable de vivre un corps naturel capable de vivre, comme

Par exemple, M. C. Nussbaum et H. Putnam, « Changing Aristotle's mind », dans M. C. Nussbaum et A. O. Rorty (dir.), Essays on Aristotle's De anima, Oxford, Oxford University Press, 1992.

132 Aristote le souligne lui-même en De an. Il 1 4l2/>6-9. 133 Dean. Il 1 4l2al9-21.

68 l'humanité est ce qui fait d'un être humain un être humain ; aussi bien dire, en somme, que l'âme, c'est le corps naturel capable de vivre lui-même, c'est-à-dire l'idée ou le concept du corps naturel capable de vivre.

En définissant l'âme comme forme d'un corps naturel qui possède la puissance de vivre, Aristote invite à s'intéresser à ce qu'est la vie, à ce que c'est que vivre. Or, Aristote ne donne pas vraiment de définition de la vie ; il se contente plutôt de nous faire entrevoir ce qu'elle est en distinguant ses principales espèces : « Le vivre se disant de plusieurs façons, si une seule d'entre elles appartient à un sujet, nous disons qu'il vit : par exemple, l'intellection, la sensation, le mouvement et le repos selon le lieu, ou encore le mouvement de nutrition, de dépérissement et de croissance135. » Le vivre {ta zên) compris au sens où l'entend Aristote est un genre pour un ensemble d'actes tels que l'intellection, la sensation, la nutrition, etc. Ainsi, le vivre est le genre commun à tous les actes que seuls des êtres vivants sont capables d'accomplir. Dans cet esprit, si un être est capable d'accomplir ne serait-ce que l'un de ces actes, il est légitime d'affirmer qu'il est capable de vivre.

Chacun des actes qui se rangent sous le genre du vivre correspond, chez Aristote, à une puissance qui est souvent désignée par le même nom : par exemple, le terme « sensation »

(aisthêsis) renvoie tantôt à l'acte de sentir, tantôt à la puissance de sentir. Ces puissances

sont souvent désignées comme des facultés ou des parties « de l'âme », même si à strictement parler, elles n'appartiennent pas à l'âme, mais plutôt aux êtres vivants, c'est-à- dire aux êtres informés ou structurés par une âme. En fait, les puissances dites « de l'âme » sont des puissances qui ne peuvent appartenir qu'à des êtres vivants, tout comme les actes qui leur correspondent sont des actes que seuls des êtres vivants peuvent accomplir. Ainsi, dans le contexte aristotélicien, l'expression « puissances de l'âme » n'a de sens que si elle sert à désigner de manière ramassée les puissances propres aux êtres informés par l'une ou l'autre des espèces de l'âme, c'est-à-dire par l'une ou l'autre des formes ou structurations possibles d'un corps naturel capable de vivre. On peut donc dire que la psychologie aristotélicienne, en tant qu'elle prend pour objet ces diverses puissances et les actes qui leur

correspondent, est moins une psychologie qu'une biologie - un discours théorique sur les diverses fonctions propres aux êtres vivants.

Le désir - puisque c'est à lui que nous voulons en venir - est l'une des fonctions qu'Aristote attribue en propre à certains êtres vivants. Le désir est plus précisément l'une des espèces de la fonction motrice, laquelle est l'une des trois fonctions générales qu'Aristote attribue en propre à certains êtres vivants. Aux côtés de la fonction motrice, on retrouve la fonction nutritive et la fonction cognitive. Cette dernière se divise en trois espèces : la sensation (aisthêsis), l'intellection (noêsis) et la phantasia ' . La sensation admet elle aussi, comme on le sait, plusieurs espèces (le toucher, la vue, l'ouïe, etc.), tout comme l'intellection et la phantasia. Bien entendu, que ces fonctions soient propres aux êtres vivants n'implique pas qu'il faille les posséder toutes pour être un être vivant : seuls des êtres vivants peuvent les posséder, mais certains êtres vivants n'en possèdent qu'une seule (les plantes), d'autres quelques-unes (les animaux), d'autres les possèdent toutes (les êtres humains). Le désir, pour sa part, appartient à la plupart des animaux, mais pas aux plantes. De plus, en tant qu'espèce de la fonction motrice, le désir n'est pas une fonction cognitive : en effet, à la différence de la sensation, de l'intellection et de la phantasia, le désir n'est pas un état de conscience, bien qu'il puisse avoir pour conditions certains états de conscience.

Pour approfondir notre compréhension de ce qu'Aristote appelle « désir », tournons-nous maintenant vers les chapitres du traité De l'âme consacrés à la fonction motrice (DA III 9-

11), principal endroit où il est question du désir.