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Compatibiliste ou incompatibiliste ?

La question de la compatibilité de la liberté avec le déterminisme est en réalité, rappelons- le, celle de la compatibilité de la thèse de la liberté avec la thèse du déterminisme, ou, pour le dire autrement, celle de la consistance logique de ces deux thèses. La thèse de la liberté

est celle selon laquelle certains êtres seraient libres, c'est-à-dire doués de cette puissance qu'est la liberté, alors que la thèse du déterminisme est celle selon laquelle chaque fait aurait lieu aux instants où il a lieu de manière nécessaire . Est-il possible (i.e. non- contradictoire) que certains êtres disposent de la liberté si chaque fait ne peut pas ne pas avoir lieu aux instants où il a lieu ? Tel est le problème de la compatibilité de la liberté avec le déterminisme. Et son enjeu ? C'est celui de la possibilité de la responsabilité et d'une vie sociale investie de sens : si la thèse déterministe est vraie mais qu'il est impossible d'être libre dans un monde soumis au déterminisme, nous ne sommes jamais responsables de nos actions et la vie sociale, dont l'activité fondatrice est la distribution de sanctions morales, perd tout son sens.

Ee problème de la compatibilité de la liberté avec le déterminisme est différent, à proprement parler, du problème du déterminisme et du problème de la liberté : en effet, demander s'il est possible d'être libre dans un monde où chaque fait ne peut pas ne pas avoir lieu aux instants où il a lieu, c'est autre chose que demander si le monde est bel et bien tel que chaque fait ne puisse pas ne pas avoir lieu aux instants où il a lieu ou de demander si certains êtres sont bel et bien doués de liberté. 11 est capital de bien saisir la distinction entre ces trois problèmes, puisque la réponse que l'on donne au problème de la compatibilité n'a pas d'implication directe sur les réponses que l'on doit donner aux deux autres. Par ailleurs, la réponse à donner au problème de la compatibilité dépend directement de la manière dont on définit la liberté. Si la liberté est telle qu'Aristote la conçoit, doit-on conclure que la thèse de la liberté est compatible avec la thèse du déterminisme ? Si le monde est tel que chaque fait ne peut pas ne pas avoir lieu aux instants où il a lieu, est-il possible que certains êtres soient libres au sens où l'entend Aristote ? Tel est le problème auquel nous comptons maintenant nous attaquer.

Pour y répondre, il faut examiner si la thèse de la liberté a des implications qui entrent en contradiction avec la thèse du déterminisme. En d'autres termes, il faut voir si la thèse de la

Cette formulation de la thèse déterministe s'inspire de celle proposée par R. Sorabji : « By delerminism I shall mean the view that whatever happens has ail along been necessary, that is, llxed or inévitable. » (Necessity, Cause and Blâme, p. ix).

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liberté, à l'opposé de la thèse déterministe, implique que certains faits puissent ne pas avoir lieu aux instants où ils ont lieu.

Que des êtres soient libres au sens d'Aristote implique que des faits de la forme kC est A', où A est une action dont l'appartenance à un sujet C dépend d'une disposition accidentelle de C, peuvent avoir lieu. Voilà qui signifie que si certains êtres sont libres, des faits qui dépendent d'une disposition accidentelle de leur sujet peuvent avoir lieu. Or, que des faits qui dépendent d'une disposition accidentelle de leur sujet puissent avoir lieu implique que peuvent avoir lieu des faits dont la probabilité de survenir dans une situation donnée peut

changer. Mais le fait qu'une probabilité puisse changer n'implique absolument rien quant

aux valeurs qu'elle peut prendre ; en ce sens, ceci n'implique pas que puissent avoir lieu des faits dont la probabilité de survenir dans une situation donnée serait distincte de 0 ou de 1, condition qui doit être remplie pour que des faits puissent avoir lieu indépendamment de toute condition qui soit à la fois nécessaire et suffisante, c'est-à-dire de manière contingente (non-nécessaire) ou simplement probable. Par conséquent, il faut conclure que la thèse de la liberté n'implique pas, chez Aristote, que certains faits puissent ne pas avoir lieu aux instants où ils ont lieu, ce qui revient.à dire qu'elle n'entre pas en contradiction avec la thèse du déterminisme, selon laquelle tous les faits auraient lieu aux instants où ils ont lieu de manière nécessaire. En d'autres termes, il faut conclure qu'en comprenant la liberté à la manière d'Aristote, la thèse de la liberté est tout à fait compatible avec la thèse déterministe, ce qui signifie que la conception aristotélicienne de la liberté est compati bi liste.

Mais cela dit, nous aimerions maintenant montrer que la conception aristotélicienne de la liberté n'est pas tant une conception compatibiliste de la liberté que la conception compati bi liste de la liberté elle-même, conception dont G. H. Moore a offert une

formulation originale au XXe siècle220.

Selon Moore, nous l'avons dit en introduction, la liberté est la capacité de poser une action donnée dans un contexte où on aurait agi autrement si on avait choisi d'agir autrement . Voilà qui revient à concevoir la liberté comme la puissance relative à l'action dont l'appartenance à son sujet a pour condition nécessaire et suffisante le choix de poser cette action. Or, sachant que pour Moore, le terme « choix » renvoie simplement à l'acte de la faculté que les philosophes modernes ont l'habitude d'appeler « volonté » , on peut conclure qu'il conçoit la liberté de la même manière que Hume, à savoir comme «un pouvoir d'agir ou de ne pas agir selon les déterminations de la volonté ». Mais cela dit, il faut remarquer que ce que Moore et les modernes appellent « volonté » ne correspond pas exactement à ce qu'Aristote appelle « désir » : en fait, la volonté des modernes est une simple variété de ce qu'Aristote appelle « désir », puisqu'elle ne recouvre que les désirs non-instinctifs, ces désirs qui procèdent d'une disposition accidentelle de leur sujet, c'est-à- dire d'une disposition de leur sujet qu'il est possible de faire changer, par exemple, par une sanction morale224. En ce sens, bien que Moore conçoive la liberté comme la puissance qui correspond à l'action dont l'appartenance à son sujet a pour condition nécessaire et suffisante la volonté de poser cette action, on ne peut pas conclure que la liberté correspond chez lui à ce qu'Aristote ou, plutôt, ses traducteurs appellent « action volontaire ». A l'instar d'Aristote, Moore fait de la liberté une puissance qui correspond à un certain type d'action volontaire, à savoir celle dont l'appartenance à son sujet a pour condition nécessaire et suffisante un désir de poser cette action qui est tel que son appartenance à ce sujet dépend d'une disposition accidentelle de celui-ci. Ainsi, en définitive, on peut dire que 221 C'est bien ainsi que Moore définit la liberté, même s'il l'appelle « libre arbitre » : « Il y a [...] de bonnes

raisons de penser que lorsque nous disons que nous aurions pu faire une chose que nous n'avons pas faite, nous voulons souvent indiquer simplement que nous Vaurions faite si nous l'avions choisie. Et, s'il en est ainsi, alors il est tout à fait certain qu'en ce sens, bien souvent nous aurions vraiment pu faire ce que nous n'avons pas fait effectivement ; [...1. [...]. On a parfois considéré que c'est bien là ce que nous voulons dire par l'affirmation que nous avons le libre arbitre ; et je ne puis trouver d'argument décisif en faveur de la position contraire. » (Ibid, p. 340).

" Du moins, le passage suivant nous autorise à le penser : « [...] le simple fait que l'homme aurait réussi à éviter le délit s'il avait fait ce choix (ce qui est sûrement souvent vrai), alors que l'autre homme n 'aurait pas réussi à éviter la maladie, même s'il l'avait choisi (ce qui est sûrement souvent vrai), ce simple fait justifie amplement quiconque considère et traite différemment les deux cas. Cette justification s'explique par le fait que, dans les cas où il dépendait effectivement de notre volonté qu'un événement survienne, alors, en agissant sur la volonté (ce que nous pouvons faire par le reproche ou la punition) nous avons souvent une chance raisonnable d'empêcher que ne se reproduisent des événements semblables à l'avenir ; alors que dans les cas où il ne dépendait pas de notre volonté que survienne l'événement, nous n'avons pas cette possibilité. » {Ibid., p. 339-340).

3 D. Hume, Enquête sur l'entendement humain, section VIII, 2e partie, p. 165. 224 Voir le passage cité à la note 222.

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Moore et Aristote conçoivent la liberté exactement de la même façon : comme la puissance relative à l'action dont l'appartenance à un sujet donné dépend d'une disposition accidentelle de ce sujet.

En montrant que la liberté aristotélicienne est identique à la liberté moorienne, nous nous plaçons en position d'apprécier sous un autre angle le caractère compatibiliste de la conception aristotélicienne de la liberté. En effet, insiste Moore à plusieurs reprises , le fait que certains sujets soient capables d'accomplir des actions qu'ils n'ont pas accomplies mais qu'ils auraient accomplies s'ils avaient voulu les accomplir n'implique nullement que certains faits puissent ne pas avoir lieu aux instants où ils ont lieu.

En s'identifiant à la conception moorienne de la liberté, la conception aristotélicienne s'oppose par le fait même à la conception incompatibiliste de la liberté, conception dont R. M. Chisholm, parmi d'autres, a offert une formulation au XXe siècle226. Chisholm considère que la thèse de la liberté n'est pas compatible avec celle du déterminisme parce qu'il conçoit la liberté comme étant la capacité de poser des actions alors qu'on aurait pu choisir d'agir autrement227. En effet, s'il est vrai que certains sujets sont capables d'accomplir des actions alors qu'ils auraient pu choisir de ne pas les accomplir, il est nécessaire que certains faits - des faits de la forme 'C veut accomplir A' - puissent ne pas avoir lieu aux instants où ils ont lieu, ce qui entre en contradiction avec la thèse déterministe2 . Sachant que pour Aristote, la liberté et le déterminisme sont compatibles,

« Il y a sûrement de bonnes raisons de penser que nous entendons très souvent par "aurait pu" un simple "aurait fait si tel ou tel avait fait ce choix". Et s'il en est ainsi, nous tenons là un sens de "pouvoir" auquel le l'ait que nous aurions souvent pu faire ce que nous n'avons pas fait est tout à fait compatible avec le principe qui Veut que tout ait une cause : car dire que .s; j'avais accompli un certain acte de volonté j'aurais fait quelque chose que je n'ai pas fait - ne contredit nullement ce principe. » (G. E. Moore, Loc. cit., p. 338). « Il y a [...] de bonnes raisons de penser que lorsque nous disons que nous aurions pu faire une chose que nous n'avons pas faite, nous voulons souvent indiquer simplement que nous Vaurions faite si nous l'avions choisie. Et, s'il en est ainsi, alors il est tout à fait certain qu'en ce sens, bien souvent nous aurions vraiment pu faire ce que nous n'avons pas fait effectivement ; il est aussi certain que ce constat n'est aucunement en contradiction avec le principe selon lequel tout a une cause. » (Ibid., p. 340). Voir aussi fbid., p. 337 et p. 342.

226 R. M. Chisholm, « La liberté humaine et le moi ». 227 Ibid, p. 42-43.

on peut dire que Chisholm n'est pas fondé à se réclamer de lui pour appuyer sa conception de la liberté229.

Le caractère illégitime de cette prétention de Chisholm apparaît d'autant plus clairement si l'on prend conscience du fait que concevoir la liberté à sa manière, c'est-à-dire de manière incompatibiliste, revient à l'envisager comme s'il s'agissait de la puissance relative à l'action dont l'appartenance à un sujet donné à un instant donné dépend d'une disposition non-nécessitante de ce sujet. En effet, pour qu'un sujet soit capable de poser une action qu'il aurait pu ne pas vouloir accomplir, il faut que l'appartenance de cette action à ce sujet ait pour condition nécessaire un désir d'accomplir cette action qui est tel que son appartenance à ce sujet dépende d'une disposition non-nécessitante de ce sujet, ou, pour le dire à la manière de Chisholm, suite à Leibniz et bien d'autres, de l'une des dispositions de ce sujet qui « inclinent sans nécessiter230 ». En revanche, pour Aristote, la liberté est la puissance relative à l'action dont l'appartenance à un sujet dépend d'une disposition accidentelle de ce sujet. Dépendre d'une disposition accidentelle n'est pas la même chose que dépendre d'une disposition non-nécessitante, d'où le caractère absolument inconciliable de la conception aristotélicienne et de la conception chisholmienne (incompatibiliste) de la liberté.