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Une première lecture de An. post. II permet aussi d'apercevoir assez facilement une autre caractéristique importante du concept de cause, à savoir le rapport étroit qu'il entretient avec le concept de moyen terme (meson). Dès le chapitre 2, Aristote affirme que « la cause, c'est le moyen terme 9 », et précise son idée en disant que « la cause du fait que la substance soit, non pas ceci ou cela, mais absolument, ou bien du fait qu'une substance soit, non pas absolument, mais quelque chose, que ce soit par soi-même ou par un accident, est le moyen terme110 ». Or, s'il est clair que ces passages - avec bien d'autres" ' - ne laissent planer aucun doute sur la prévalence d'un lien de parenté entre le concept de cause et celui de moyen terme, on ne peut pas dire que la teneur exacte de ce lien de parenté soit pour autant facile à saisir : en effet, que peut bien vouloir dire Aristote quand il affirme que « la cause, c'est le moyen terme » ? Comment faut-il comprendre les déterminants définis tels qu'ils sont utilisés ici ? Chose certaine, même sans savoir précisément ce qu'Aristote veut signifier par ces déterminants définis, on peut dire que cette affirmation implique à tout le moins que pour Aristote, toute cause est un moyen terme. En ce sens, avant de chercher la signification de ces déterminants, il serait peut-être plus sage de cerner la nature du concept aristotélicien de moyen terme, auquel renvoie ici l'expression « moyen terme ».

A cette fin, il faut se tourner vers les Premiers analytiques, plus précisément vers

An. pr. I 4, où Aristote donne des indications assez claires concernant son concept de

moyen terme :

Quand trois termes appartiennent les uns aux autres de telle manière que le dernier soit dans la totalité du moyen, et que le moyen soit ou ne soit pas dans la totalité du premier, alors il est nécessaire qu'il y ait entre les termes extrêmes syllogisme parfait. J'appelle « moyen » celui qui est lui-même dans un autre terme et dans lequel est un autre terme, c'est-à-dire celui qui est intermédiaire quant à la position ; j'appelle « extrêmes » aussi bien celui qui est lui-même dans un autre terme que celui dans lequel est un autre terme112.

""An. post. Il2 90a6-7.

1,0 An. post. II2 90a9-14.

111 Par ex. : An. post. II 2 90a9-l 1 ; Il 94a35-36 ; 94/Z7-8 ; 12 95al7-18 ; 95613-14 ; 16 98610. 112 An.pr. 14 25632-37.

Comprendre le sens de ce passage suppose d'abord de savoir ce qu'Aristote veut dire par « être dans la totalité d'un autre terme » (en holôi einai allai). Selon J. Tricot, être dans la totalité d'un autre terme au sens où Aristote l'entend, c'est être dans la totalité extensive d'un autre terme"3. La totalité extensive d'un terme ou d'un être, c'est l'ensemble des êtres qui sont cet être, qui sont sujets de cet être. Autrement dit, la totalité extensive de l'animal, c'est l'ensemble des êtres qui sont des animaux, qui ont 'animal' pour attribut ; de cet ensemble font donc partie le chien, l'être humain, le cheval, etc. aussi bien que tous les chiens, tous les êtres humains, tous les chevaux, etc. Ainsi, être dans la totalité extensive d'un être, c'est tout simplement être sujet de cet être ; dire que le cheval est dans la totalité extensive de l'animal, c'est dire que le cheval est un animal, que 'cheval' est sujet de 'animal'.

L'expression «être dans la totalité de... » étant équivalente à l'expression «être sujet de... » (ou, plus simplement, au verbe «être» compris au sens de la copule), il devient légitime de remplacer la première par la seconde dans le passage cité précédemment, de manière à lire ceci :

Quand trois termes appartiennent les uns aux autres de telle manière que le dernier soit sujet du moyen, et que le moyen soit ou ne soit pas sujet du premier, alors il est nécessaire qu'il y ait entre les termes extrêmes syllogisme parlait. J'appelle « moyen » celui qui est lui-même sujet d'un autre terme et

attribut d'un autre terme, c'est-à-dire celui qui est intermédiaire quant à la

position ; j'appelle « extrêmes » aussi bien celui qui est lui-même sujet d'un autre terme que celui qui est attribut d'un autre terme.

Ainsi reformulé, ce passage permet d'apercevoir que tout ce qui est moyen terme au sens où l'entend Aristote est moyen terme relativement à deux autres termes : être moyen terme, c'est être sujet d'un terme en même temps qu'attribut d'un autre. En fait, nous dit Aristote, pour qu'il y ait un moyen terme, il faut qu'il y ait trois termes, et plus précisément trois termes qui se rapportent les uns aux autres comme A, B et C, ceux-ci étant tels que C soit sujet de B et que B soit sujet de A. Autrement dit, parmi trois termes, il y aura un moyen terme si et seulement si ces trois termes se rapportent les uns aux autres comme A, B et C, ceux-ci étant tels que C soit sujet de B et que B soit sujet de A. De ces trois termes, le

50 moyen terme sera celui qui se rapporte aux autres comme D se rapporte à A et C ; celui qui se rapporte aux autres comme C à B et A sera le terme mineur (le terme qu'Aristote désigne comme le « dernier » des trois), tandis que celui qui se rapporte aux autres comme A à B et C sera le terme majeur (le terme qu'Aristote désigne comme le « premier » des trois). Ainsi, on peut dire que la règle qui permet de déterminer si un être donné est un moyen terme par rapport à deux autres est la suivante :

B est moyen terme par rapport à C considéré comme mineur et A considéré comme majeur si et seulement si les deux critères suivants sont satisfaits :

1° C e s t B ; 2° B est A.

Ce qui précède permet de tirer deux conclusions en ce qui a trait à la nature du concept de moyen terme. Premièrement, le concept de moyen terme appartient, tout comme le concept de cause première, à la catégorie aristotélicienne du relatif : tout ce qui est moyen terme est tel relativement à deux autres termes, l'un pris en tant que mineur, l'autre pris en tant que majeur. Et deuxièmement, on peut dire qu'être moyen terme par rapport à deux autres termes, c'est être sujet de l'un tout en étant attribut de l'autre. Plus précisément, être moyen terme par rapport à C pris en tant que mineur et A pris en tant que majeur, c'est être attribut de C tout en étant sujet de A. Ainsi, on peut dire que l'animal est moyen terme par rapport à l'être humain pris en tant que mineur et à l'être vivant pris en tant que majeur parce que l'être humain est attribut de l'animal et sujet de l'être vivant. De même, le déplacement est moyen terme par rapport à la marche prise en tant que mineur et au mouvement pris en tant que majeur parce que le déplacement est un attribut de la marche (la marche est un déplacement) et un sujet du mouvement (le déplacement est un mouvement).

Pour terminer en ce qui concerne le concept de moyen terme, une dernière remarque s'impose : quand on affirme qu'un être est moyen terme par rapport à deux autres, il faut toujours spécifier à quel(s) instant(s) il en est ainsi. Cette précision s'impose parce que certains êtres sont moyens termes par rapport à d'autres à certains instants seulement : par exemple, la marche est moyen terme par rapport à Socrate (mineur) et au déplacement (majeur) lorsque Socrate marche, mais pas quand il dort, contrairement au déplacement qui.

lui, est toujours moyen terme par rapport à la marche (mineur) et au mouvement (majeur). D'où la nécessité de spécifier à quels instants un être est moyen terme par rapport à deux autres et l'intérêt de reformuler la règle précédente comme suit :

À l'instant T, B est moyen terme par rapport à C considéré comme mineur et A considéré comme majeur si et seulement si, à l'instant T, les deux critères suivants sont satisfaits :

1° C e s t B ; 2° B est A.

Maintenant que nous avons hien cerné la nature du concept aristotélicien de moyen terme, revenons à la thèse que nous avions déduite d'une affirmation de An. post. II 2 (« la cause, c'est le moyen terme »), thèse qui implique notamment que toute cause est un moyen terme. Considérant que tout ce qui est moyen terme est tel relativement à deux autres termes, cette thèse ne peut manquer de soulever la question suivante : par rapport à quels termes ce qui est cause d'un fait est-il moyen terme ? Considérant, d'une part, que toute cause est telle relativement à un fait et que tout fait est constitué de deux termes - un sujet et un attribut -, et considérant, d'autre part, que tout moyen terme est tel relativement à

deux termes, il semble raisonnable de penser que pour Aristote, toute cause est un moyen

terme relativement aux termes constitutifs du fait dont elle est cause. Autrement dit, ces rapprochements suggèrent que toute cause serait un moyen terme par rapport au sujet du fait dont elle est cause pris en tant que mineur et à l'attribut du fait dont elle est cause pris en tant que majeur. lin fait, si tel n'était pas le cas, on verrait mal comment le concept

relatif de cause pourrait être sujet du concept relatif de moyen terme : pour que cela soit

possible, il faut que la relation qui lie une cause au fait dont elle est cause et celle qui lie un moyen terme aux termes par rapport auxquels il est un moyen terme partagent une très forte ressemblance. Ainsi, il nous apparaît légitime de soutenir que pour Aristote, toute cause est un moyen terme par rapport aux termes constitutifs du fait dont elle est cause. Or, voilà qui revient à dire que pour qu'un être donné soit cause d'un fait donné, il doit nécessairement satisfaire le critère suivant : être un moyen terme par rapport aux termes constitutifs de ce fait, le sujet de ce fait étant pris en tant que mineur et l'attribut en tant que majeur. Sachant cependant que tout moyen terme est tel par rapport à deux autres termes soit pour tout instant, soit à certains instants bien précis, il est préférable d'exprimer ce critère comme

52 suit : pour qu'un être donné soit cause d'un fait donné à un instant donné, il faut qu'à cet

instant, cet être soit un moyen terme par rapport aux termes constitutifs de ce fait.

Nous savons maintenant que pour Aristote, toute cause est un moyen terme par rapport aux termes constitutifs du fait dont elle est cause, mais il reste encore à essayer de comprendre ce qu'Aristote veut dire quand il affirme que « la cause, c'est le moyen terme ». A cet égard, deux hypothèses nous semblent envisageables : soit Aristote veut dire 1° que pour chaque fait, il n'y a qu'une seule cause et qu'il s'agit à chaque fois du seul et unique moyen terme relatif aux termes constitutifs de ce fait, soit il veut plutôt dire 2° que le concept de cause s'identifie au concept de moyen terme. Quelle hypothèse faudrait-il donc privilégier ?

Si on examine la première hypothèse, on remarque qu'elle implique que les termes constitutifs de chaque fait n'admettent qu'un seul et unique moyen terme. Or, la plupart du temps, les termes constitutifs d'un fait admettent plus d'un moyen terme : par exemple, les termes constitutifs du fait 'l'être humain est un être naturel' admettent plusieurs moyens termes, à savoir 'animal' et 'être vivant'. Dès lors, Aristote aurait tort de prétendre qu'il n'y a qu'un seul moyen terme relatif aux termes constitutifs de chaque fait, et d'autant plus tort de prétendre qu'il n'y a qu'une seule cause pour chaque fait et qu'elle peut être individuée à partir du seul critère suivant : être un moyen terme relatif aux termes constitutifs de ce fait. En outre, Aristote sait très bien qu'il arrive souvent que deux termes admettent plus d'un moyen terme et qu'un fait possède plus d'une cause ; il le laisse d'ailleurs entendre très clairement en An. post. II 18 en affirmant que «s'il n'y a pas seulement un seul moyen terme mais davantage, les causes aussi sont plus nombreuses"4 ». Considérant que de tels propos entrent directement en contradiction avec la première hypothèse, il nous apparaît illégitime de l'attribuer à Aristote, si bien qu'il devient nécessaire de privilégier la seconde, selon laquelle Aristote, en affirmant que « la cause, c'est le moyen terme », soutiendrait l'identité du concept de cause et du concept de moyen terme.

Nous voici donc en mesure d'affirmer que pour Aristote, le concept de cause s'identifie au concept de moyen terme, de sorte que la cause d'un fait peut être identifiée à l'aide de la règle suivante :

À l'instant T, B est cause du fait 'C est A' si et seulement si, à l'instant T, les

deux critères suivants sont satisfaits :

. 1° C e s t B ; 2° B est A.

Voilà qui nous conduit en outre à définir comme suit le concept de cause d'Aristote : être

cause d'un fait, c 'est être un moyen terme relativement aux termes constitutifs de ce fait.