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Les tenants de la conception incompatibiliste de la liberté ont l'habitude d'affirmer que la liberté est le fondement de la distinction de deux ordres de réalité qu'ils désignent comme celui de la nature et celui de la culture. Ils envisagent la liberté comme la condition nécessaire et suffisante de la participation à l'ordre de la culture. Alors que la nature est l'ordre de réalité auquel participent toutes les substances qui ne sont pas le produit de l'art ou de la technique, la culture est définie comme l'ordre auquel ne participent que les substances douées de liberté. Bien entendu, ils considèrent que certaines substances appartiennent aux deux ordres de réalité, par exemple, les êtres humains. Chez ces substances, il faut distinguer les faits qui relèvent de leur participation à l'ordre naturel - les faits naturels - des faits qui relèvent de leur participation à l'ordre culturel - les faits culturels. Cette distinction soulève bien entendu la question suivante : qu'est-ce qui distingue les faits culturels des faits naturels ?

La réponse que l'on donne à cette question dépend bien entendu de la manière dont on conçoit la liberté. Sachant que ce sont les penseurs modernes incompatibilistes qui ont thématisé cette distinction de manière privilégiée, il ne faut pas se surprendre si la réponse qui lui est traditionnellement apportée se présente comme suit : les faits culturels sont ceux qui dépendent d'une disposition non-nécessitante de leur sujet. Par ailleurs, sachant que les penseurs modernes incompatibilistes, de manière unanime, envisagent la liberté comme un caractère propre à l'être humain, intimement lié à son statut d'être rationnel, il ne faut pas non plus se surprendre du fait qu'ils considèrent les êtres humains comme étant les seuls à pouvoir être des sujets de faits culturels et à participer ainsi à l'ordre de la culture. Eh revanche, nous avons vu que pour Aristote, la thèse de la liberté est compatible avec la thèse déterministe, et que selon lui, être libre suppose de posséder la faculté représentative, mais pas la raison. Dès lors, on peut s'attendre à ce que la conception aristotélicienne de la liberté implique une conception différente de la culture et des faits culturels, de même qu'une position différente en ce qui a trait à la démarcation entre les êtres doués de liberté et ceux qui ne le sont pas.

D'après Aristote, la liberté est la puissance qui permet à celui qui la possède d'être sujet d'actions qui dépendent de ses dispositions accidentelles ; elle permet à celui qui la possède d'être le sujet constitutif de faits qui dépendent de ses dispositions accidentelles. Ceci revient à dire que pour Aristote, les faits culturels sont ceux qui dépendent d'une disposition accidentelle de leur sujet constitutif. Or, sachant que pour Aristote, le genre 'disposition accidentelle' comprend aussi bien des dispositions nécessitantes que des disposition non-nécessitantes (cf. § 6.1), et que par ailleurs, toute disposition non- nécessitante est selon lui une disposition accidentelle, on peut dire que pour lui, le genre

'fait culturel' est d'extension plus large que ce qu'il est pour les penseurs modernes incompatibilistes. Aristote est d'accord avec ces penseurs pour dire que tous les faits qui dépendent d'une disposition non-nécessitante de leur sujet sont des faits culturels, mais ce n'est pas le caractère non-nécessitant des dispositions dont ils dépendent qui les rend tels, mais bien leur caractère accidentel. Voilà pourquoi certains faits qui dépendent d'une disposition nécessitante de leur sujet sont des faits culturels dès lors que cette disposition peut aussi être qualifiée d'accidentelle.

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Le fait qu'Aristote prétende que les faits culturels sont ceux qui dépendent des dispositions accidentelles de leur sujet ne devrait pas nous surprendre considérant, d'une part, que le terme « disposition accidentelle » n'est qu'un autre nom pour désigner les dispositions habituelles, c'est-à-dire les dispositions acquises, et que d'autre part, la culture est ce que

Le petit Robert définit comme « l'ensemble des formes acquises de comportement dans les

sociétés humaines ». Par définition, les dispositions accidentelles d'un sujet sont les dispositions qu'un sujet pourrait ne pas posséder au sens bien précis où, en vertu de son essence, il n'est pas nécessaire qu'il les possède; il s'agit en d'autres termes des dispositions qu'il possède mais qui peuvent tout aussi bien changer ou disparaître avec le temps, à mesure qu'il vit d'autres expériences. Elles résultent d'un processus d'apprentissage et sont modifiables par un tel processus. Ce que la modernité oppose par les termes « nature » et « culture » reposerait donc sur la distinction effectuée par Aristote entre ces deux types de principes de mouvement que sont les natures et les habitudes.

La définition proposée par Le petit Robert pour le terme « culture » nous montre que la conception aristotélicienne de la liberté est bien davantage en mesure de fonder la distinction moderne entre la nature et la culture que la conception incompatibiliste de la liberté. Être libre, participer à la culture, c'est bel et bien être capable de poser des actions qui dépendent de nos dispositions accidentelles, lesquelles constituent notre personnalité, laquelle peut être plus ou moins différente de celle des autres membres des groupes sociaux auxquels on appartient. Pour participer à la culture, il n'est pas nécessaire de disposer d'un pouvoir de choix radicalement indéterminé, contrairement à ce que prétendent les penseurs modernes et incompatibilistes. Il suffit que nos choix puissent dépendre de dispositions qui n'appartiennent pas à notre essence, que ces dispositions soient nécessitantes ou non ; la seule indétermination requise, c'est l'indétermination par rapport à nos caractères

essentiels, c'est-à-dire l'indétermination par rapport aux caractères que l'on partage avec

tous les membres de notre espèce, indétermination qu'il ne faut pas confondre avec l'indétermination par rapport à notre caractère. La conception aristotélicienne de la liberté rejoint donc en bonne partie la conception de la liberté qui, selon L.-M. Vacher, prévaut dans les sciences humaines contemporaines : « Etre libre, c'est pouvoir faire ce que l'on

veut, c'est-à-dire délibérer et agir sans contraintes ni entraves extérieures directes, et c'est de surcroît vouloir d'une manière personnelle et intrinsèque : que le contenu de nos actes, décisions et choix émane de notre personnalité propre'54. » Par sa conception de la liberté, Aristote est en un certain sens plus moderne que bien des modernes, c'est-à-dire plus conforme à l'esprit scientifique moderne que les philosophes modernes eux-mêmes.

Les penseurs modernes incompatibilistes ont aussi tendance à envisager la liberté comme un pouvoir propre aux êtres humains qui reposerait en dernière analyse sur leur raison. Pour eux, la raison est une condition nécessaire de l'appartenance de la liberté à un sujet. Or, les êtres humains étant les seuls à disposer de la raison, ils en déduisent immédiatement qu'ils sont aussi les seuls à être libres. Peut-on en dire autant d'Aristote ?

A la différence des penseurs modernes incompatibilistes, Aristote considère plutôt que c'est la faculté représentative {phanlasia) qui est une condition nécessaire de l'appartenance de la liberté à un sujet. Or, contrairement à la raison, la représentation appartient selon Aristote à la plupart des animaux, sinon à tous " , si bien que l'on peut en conclure que pour lui, la plupart sinon tous les animaux sont libres. Pour Aristote, la liberté ne se fonde donc pas sur la raison, mais bien plutôt sur la représentation, et plus précisément sur la représentation affective : en effet, rappelons-le, toute action posée librement a pour condition nécessaire une représentation dans laquelle elle apparaît à son sujet comme la plus agréable à accomplir. Si l'être humain dispose d'un privilège en ce qui concerne la liberté, ce privilège ne tient pas au fait qu'il la posséderait à la différence de tous les autres êtres. À quoi pourrait-il donc tenir ?

À l'examen, il semble que ce privilège réside dans le fait que la liberté humaine soit d'étendue beaucoup plus grande que celle des autres animaux : en effet, la plasticité comportementale de l'être humain est considérablement plus importante que celle de toute autre espèce animale ; même dans les dimensions les plus animales de leur vie (reproduction, alimentation, etc.), les êtres humains agissent en fonction de préférences qui

L.-M. Vacher, La passion du réel, p. 171.

55 Il est difficile de savoir quelle est la position exacte d'Aristote sur ce point (voir De an. III 10-11 433627-

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varient considérablement d'un individu à l'autre, et ce même s'ils appartiennent à une môme société. La différence entre les êtres humains et les autres animaux ne réside donc pas dans le fait que les uns seraient libres et participeraient à la culture, alors que les autres ne seraient pas libres et ne participeraient pas à la culture : c'est plutôt l'étendue de leur liberté et leur degré de participation à la culture qui diffèrent considérablement. Ce genre de disproportion apparaît aussi quand on compare les unes aux autres les diverses espèces animales : par exemple, Aristote aurait été le premier à reconnaître que les chimpanzés sont libres et participent à la culture à un degré beaucoup plus élevé que les formes animales plus primitives telles que les amibes ou les poissons.

Ainsi, en ce qui concerne la distinction nature / culture, la conception aristotélicienne de la liberté implique deux choses importantes. Premièrement, elle implique que les faits culturels ne s'identifient pas aux faits qui dépendent d'une disposition non-nécessitante de leur sujet, mais plutôt aux faits qui dépendent d'une disposition accidentelle de leur sujet. Deuxièmement, elle fait de la liberté une puissance partagée par tous les animaux qui ne se fonde pas sur la raison, mais sur l'affectivité, laquelle relève de la faculté représentative. Le seul privilège humain relatif à la liberté est un privilège de degré.