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La liberté et la responsabilité dans la pensée d'Aristote

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Academic year: 2021

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LA LIBERTE ET LA RESPONSABILITE

DANS LA PENSÉE D'ARISTOTE

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie

pour l'obtention du grade de maître es arts (MA.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2007

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Résume

Le présent mémoire propose une reconstruction de la conception aristotélicienne de la liberté, la liberté étant comprise ici comme la capacité de poser des actions dont on est responsable, et ce dans le but d'identifier la position d'Aristote en regard du problème de la compatibilité de la liberté avec le déterminisme. La poursuite de cet objectif nous amène à étudier la théorie aristotélicienne de la responsabilité et le concept d'action volontaire qui s'y rattache, ce qui suppose en retour d'étudier la théorie aristotélicienne de la causalité et le concept de désir. Nous en venons à soutenir que la liberté se présente chez Aristote comme la puissance relative à l'action dont l'appartenance à un sujet dépend d'une disposition accidentelle de ce sujet et qu'elle apparaît tout à fait compatible avec le déterminisme, et ce même si, par ailleurs, Aristote ne souscrit pas à la thèse déterministe. Nous examinons aussi les fondements de la conception aristotélicienne de la liberté, fondements dont l'étude fait apparaître que le problème de la liberté se présente chez Aristote non pas comme un problème métaphysique, mais plutôt comme un problème politique relié à la question de la fonction des sanctions.

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Il va sans dire que la rédaction d'un mémoire de maîtrise en philosophie amène son lot de stress, d'anxiété, de fatigue et de remises en question. C'est pourquoi je tiens à remercier quelques personnes dont le soutien, les commentaires et les conseils judicieux m'ont permis d'avancer malgré ces divers obstacles.

D'abord, je tiens à remercier mon directeur de recherches, Thomas De Koninck, qui m'a laissé l'entière liberté de défendre les positions qui m'apparaissaient les plus justes, et ce même si j'avais parfois l'impression de commettre ainsi un « parricide », pour reprendre le mot de Platon. Je tiens en outre à remercier Nicolas Fillion, avec qui j'ai eu la chance de pouvoir discuter sur une base quasi-quotidienne pendant près d'un an ; ces discussions stimulantes m'ont non seulement permis d'entretenir ma vigueur intellectuelle, mais m'ont aussi aidé à apprendre à changer d'idée et à aiguiser mon sens critique. Mes sincères remerciements aussi à Caroline L. Mineau et Mélanie Turmel-Huot, qui ont accepté de relire avec sérieux quelques segments du présent mémoire et de me transmettre leurs commentaires, critiques et suggestions, ainsi qu'à Dominique Dubé, qui sait très bien pourquoi.

Enfin, je tiens à remercier mes parents pour leur soutien et l'intérêt continuel qu'ils ont porté à l'avancement de mes travaux, ainsi que Marie-Eve, qui, en plus d'avoir eu à supporter les désagréments d'un ménage à trois avec Aristote pendant plusieurs mois, a su plus que quiconque faire ce qu'il fallait pour m'aider à prendre les décisions qui s'imposaient aux moments opportuns et pour m'aider à garder confiance en moi.

Pour la rédaction du présent mémoire et mes recherches préparatoires, j'ai bénéficié du soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC).

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La liberté n 'est pas une marque de yogourt.

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Résumé ii Avant-propos iii Table des matières v Remarques concernant la traduction des passages cités et les références vi

Introduction 1 1. Le cadre conceptuel aristotélicien 11

1.1. L'action 11 1.2. La capacité 16 1.3. La liberté 22 2. La responsabilité 23

2.1. Les critères de la responsabilité 25 2.2. Les critères de l'involontaire 31 2.3. Les critères du volontaire 37 2.4. Un résultat insatisfaisant 39 2.5. Un nouveau point de départ 39

3. La causalité 43 3.1. Cause et fait 44

3.2. Cause et moyen terme 48 3.3. Cause et explication 53 3.4. Le concept de cause dernière 54

3.5. Les quatre espèces du concept de cause dernière 57

4. Le désir 66 4.1. La psychologie aristotélicienne : aperçu général 67

4.2. Le désir comme espèce de la fonction motrice 69

4.3. Le désir comme acte intentionnel 72

4.4. Désir et phantasia 73 5. L'action volontaire 86

5.1. La cause dernière de l'action volontaire 87 5.2. Actions volontaires et représentations 91 5.3. Actions volontaires et dispositions 97

6. La liberté 109 6.1. Définition de l'action dont le sujet est responsable 110

6.2. Les fondements de la définition de l'action dont le sujet est responsable 117

6.3. Définition de la liberté 122 6.4. Compatibiliste ou incompatibiliste ? 122

6.5. Déterministe ou indéterministe ? 127

6.6. Réforme ou rétribution ? 133

6.7. Nature et culture 140 6.8. Deux derniers arguments 144

Conclusion 150 Bibliographie 153

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Remarques eoneernant la traduction des passages cités et les références

La très grande majorité des passages de l'œuvre d'Aristote cités dans la présente étude le sont d'après notre propre traduction, que nous avons voulue la plus littérale possible. Chaque fois que c'était possible, nous nous sommes basés sur le texte établi par W. D. Ross ; en ce qui concerne les œuvres pour lesquelles Ross n'a pas produit d'édition critique, nous nous en sommes principalement remis à I. Bekker et à J. Burnet (voir la bibliographie pour les détails).

Conformément à l'usage courant, nous référons au texte des oeuvres d'Aristote d'après la pagination de l'édition Bekker.

Conformément à un autre usage répandu, nous référons aux œuvres d'Aristote par les abréviations suivantes, construites à partir de leurs titres latins.

Abrév. latines Titres latins Titres français

Cat. Categoriae Catégories

De int. De interpretatione De l'interprétation

An. pr. Analytica priora Premiers analytiques

An. post. Analytica posteriora Seconds analytiques

Phys. Physica Physique

De gen. et corr. De generatione et corruptione De la génération et de la corruption

De an. De anima De l'âme

De mem. De memoria et reminiscentia De la mémoire et de la

réminiscence

De mot. De motu animalium Du mouvement des animaux

Metaph. Metaphysica Métaphysique

Et h. Nie. Ethica Nicomachea Éthique à Nicomaque

Mag. mor. Magna moralia Grande morale

El h. Eud. Ethica Eudemia Éthique à Eudème

Poî. Polilica Politique

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Qu'est-ce que la liberté ? Voilà une question que personne ne se refuserait à qualifier de philosophique. En effet, elle possède, ne serait-ce qu'à un niveau superficiel, des caractéristiques typiques de ce que le sens commun considère comme une question philosophique : elle s'ouvre sur la marque de commerce de Socrate - le fameux « ti esti ; » (« qu'est-ce que ... ? ») - et se termine par un mot - « liberté » - qui est au cœur de toutes les discussions philosophiques de salon depuis des siècles, et qui n'est pas loin d'être le terme le plus plurivoque du vocabulaire philosophique'. Considérant la plurivocite exponentielle du mot «liberté», une telle question - qu'est-ce que la liberté? - est pratiquement dénuée de sens si elle est posée indépendamment d'un contexte qui permette d'apercevoir ne serait-ce que les contours lointains de l'objet visé sous ce nom. En ce sens, la première tâche qui incombe à celui qui entend s'intéresser à la nature de la liberté dans la pensée d'Aristote est celle de préciser le sens selon lequel il utilisera le mot « liberté ». En d'autres termes, il nous faut préciser la définition nominale de la liberté qui sera la nôtre de manière à circonscrire notre objet d'étude.

1 Du moins, il s'agit d'un prétendant sérieux à ce titre si l'on en croit G. Strawson, qui affirme que plus de 200

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Dès lors, que signifie le mot « liberté » dans le titre de la présente étude ? À quel objet est-il destiné à renvoyer ? Sur quel objet cherche-t-il à faire porter l'attention du lecteur ? Soyons clairs dès le départ : le présent mémoire entend s'intéresser à la forme que prend, dans la pensée d'Aristote, cette liberté qui entretient un rapport étroit avec la responsabilité ; par « liberté », nous renverrons précisément et uniquement à ceci : la capacité de poser des

actions dont on est responsable2. Cette définition nominale de la liberté appelle bien sûr des précisions quant au sens que l'on accorde à l'expression « responsabilité ». Soyons donc clairs aussi sur ce point-là : par « responsabilité », nous viserons ce que désigne généralement ce terme dans la littérature philosophique contemporaine, à savoir / 'état de

sujétion légitime à un éloge ou à un blâme suite a l'exécution d'une action donnée , ou,

d'un point de vue plus général, l'état de sujétion légitime à une récompense ou à une

punition suite à l'exécution d'une action donnée. Voilà qui signifie qu'au bout du compte,

par « liberté », nous renverrons précisément et uniquement à la capacité de poser des

actions suite à l'exécution desquelles on est un sujet légitime de sanction morale (récompense ou punition). C'est la conception aristotélicienne de la liberté ainsi comprise

qui fait l'objet de la présente étude.

2 Notre définition nominale de la liberté s'inspire de celle par laquelle J. M. Fischer définit le terme « libre

arbitre » envisagé en son sens large : « Interprétée au sens strict, [l'expression « libre arbitre »| désigne la liberté de la faculté d'où sont issues les volitions, mais elle possède également un emploi plus étendu et plus souple. Nous dirons ainsi qu'un individu dispose de son libre arbitre dans la mesure où il possède le type de contrôle généralement associé (d'une manière ou d'une autre) à la responsabilité morale - nous admettrons, autrement dit, que le libre arbitre consiste dans le type de contrôle qui est en rapport avec la responsabilité morale. » (J. M. Fischer, « Libre arbitre et déterminisme », p. 1101).

3 II s'agit là, selon nous, de la formule qui exprime le mieux le sens de l'expression « responsabilité» telle

qu'elle est employée dans la littérature philosophique contemporaine. Du moins, cette formule permet d'unifier l'usage qu'en font les auteurs suivants (nous soulignons) : S. S. Meyer, Aristotle on Moral Responsibility, p. 1 : « Thèse features of Aristotle's discussions of voluntariness make it natural to suppose that he intends it to provide an account of moral responsibility : an account of the causal conditions in which an agent merits praise and blâme for what he or she does. » ; R. Sorabji, Necessity, Cause and Blâme, p. 251 : « [...] could we still be responsible, that is, deserving of praise or blâme ? » ; M. Neuberg, La responsabilité. Questions philosophiques, p. 3 : « Tenir quelqu'un pour moralement responsable d'un dommage ou d'un bienfait, c'est avoir envers lui une attitude d'approbation ou de désapprobation sur base d'un jugement. » ; D. Bostock, Aristotle's Ethies, p. 103 : «The gênerai title 'responsibility' is mine and not Aristotle's. He introduces the subject by noting that only certain actions are Viable to praise or blâme, and promising to say which thèse are.»; G. J. Hughes, Aristotle on Ethies, p. 118: «Aristotle L---] says that the key to responsibility, praiseworthiness and blameworthiness is whether or not someone can be said to act hekôn. So he sets out to analyse how this term is used, in order to see under what conditions we are justified in praising or blaming someone either for their character, or for what they do. »

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Ainsi, au départ, il faut insister sur ceci : la présente étude ne s'intéresse pas à l'un ou l'autre des objets qu'Aristote appelle « eleulheria » et qui figurent sous le nom « liberté » dans les traductions françaises des œuvres d'Aristote. Dans ces traductions - tout comme dans les traductions françaises des autres œuvres de la Grèce antique -, le mot « liberté » est la plupart du temps utilisé pour rendre le mot « eleulheria », et l'adjectif « libre », pour rendre le mot « eleulheros ». En fait, chez Aristote, le mot « eleulheria » est assez peu utilisé, et lorsqu'il apparaît, il renvoie la plupart du temps au principe du régime démocratique4, et signifie en ce sens-là « le fait de faire ce qu'on veut » ou « le fait de vivre comme on veut ». Ce qu'Aristote désigne par « eleulheria », c'est donc quelque chose comme un style de vie qui tend à se réaliser dans les régimes démocratiques, où chacun peut agir à sa guise dans les limites imposées par les lois sans devoir subir l'oppression du régime ou de ses concitoyens. En ce sens, Aristote ne fait que reprendre, en le précisant un peu, un usage courant du mot « eleulheria » dans la littérature grecque classique7.

Quant à l'adjectif « eleulheros », Aristote l'emploie la plupart du temps de manière substantivée pour renvoyer à l'homme libre8. Une lecture rapide pourrait nous faire croire que ce qu'Aristote appelle « homme libre » est identique à ce que les Grecs du ~IVC siècle entendaient par « eleulheros », ce qui reviendrait à dire que pour Aristote, les hommes libres sont ceux qui, dans la cité, jouissent des pleins droits juridiques et politiques et n'ont que la loi pour maître, par opposition aux esclaves, qui ne jouissent d'aucuns droits juridiques ou politiques et qui ont un autre homme pour maître . Cependant, une lecture

attentive de la Politique, et plus particulièrement de Pol. 1 3-7, nous oblige à convenir que, de même qu'il distingue l'esclave selon la loi (nomôi) de l'esclave par nature (phusei)H),

Aristote distingue l'homme libre selon la loi de l'homme libre par nature. Suivant cette

1 Voir, entre autres : Pol. 1119 1280a24 ; IV 4 1291634 ; V 9 l310«25-34 ; VI 2 I317a40-1317617.

'Pol. V 9 1310a30-34. " Pol. VI 2 1317612-14.

Sur ce sens d'« eleutheria », voir J. De Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p. 75-80. * Voir, entre autres : Pol. I 3 125364 ; I 5 1254628-1255aI.

Dans la Grèce classique, et plus particulièrement à Athènes, l'homme libre est celui qui jouit de la liberté politique - l'état de celui qui n'est soumis qu'aux lois - et de la liberté démocratique l'état de celui qui peut participer à l'exercice du pouvoir politique. Sur ces deux notions de liberté dans la Grèce classique, voir respectivement les chapitres 2 et 3 de J. De Romilly, Op. cit.

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■I

distinction, un homme peut très bien être libre selon la loi - c'est-à-dire au sens de la notion courante d'homme libre - sans être « vraiment » libre.

Ainsi, on retrouve au moins trois objets auxquels réfère le mot « liberté » et ceux qui lui sont apparentés dans les traductions des œuvres d'Aristote : c'est tantôt au style de vie qui prévaut dans un régime démocratique, tantôt à la condition contraire à celle de l'esclave selon la loi, tantôt à la condition contraire à celle de l'esclave par nature. Or, aucune de ces notions de liberté ne fera l'objet du présent mémoire : nous ne nous intéresserons pas à

Veleutheria dans la pensée d'Aristote ; nous n'étudierons aucun des objets auquel le terme

« liberté » renvoie dans les traductions françaises des œuvres d'Aristote. Nous tâcherons plutôt d'identifier la réponse d'Aristote à la question de la nature plus précise de la liberté comprise comme capacité de poser des actions suite à l'exécution desquelles on est un sujet légitime de sanction morale. En termes plus techniques, nous souhaitons reconstruire la conception aristotélicienne de la liberté.

Pour atteindre cet objectif, nous devrons cependant faire face à une difficulté de taille : en plus de ne contenir aucune occurrence du mot « liberté » utilisé selon le sens retenu, l'œuvre d'Aristote ne présente aucune thématisation explicite d'un objet qui, bien que nommé différemment, serait assimilable à la liberté. S'il y a une conception de la liberté chez Aristote, elle ne saurait donc s'y trouver que de manière implicite. Or, sachant qu'Aristote est l'auteur d'une théorie de la responsabilité, dont le développement principal se retrouve au livre III de VÉthique à Nicomaque, il n'est pas farfelu de s'attendre à ce que son œuvre contienne au moins implicitement une conception de la liberté. En fait, comme nous allons le montrer, c'est à partir de la théorie aristotélicienne de la responsabilité que nous serons en mesure de reconstruire la conception aristotélicienne (implicite) de la liberté.

Après avoir reconstruit la conception aristotélicienne de la liberté, nous tâcherons d'identifier la position qu'elle implique en regard du problème de la compatibilité de la liberté avec le déterminisme. Ce problème est plus précisément celui de savoir si la thèse de la liberté selon laquelle certains êtres seraient doués de liberté et la thèse déterministe

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selon laquelle il serait nécessaire que tous les faits aient lieu aux instants où ils ont lieu -sont compatibles ou non, c'est-à-dire logiquement consistantes ou non. Ainsi, nous tâcherons de déterminer si la conception aristotélicienne est compatibiliste - i.e. telle que la thèse de la liberté et la thèse déterministe soient logiquement consistantes ou incompatibiliste -- i.e. telle que la thèse de la liberté et la thèse déterministe soient logiquement inconsistantes.

Le problème de la compatibilité de la liberté avec le déterminisme possède un intérêt philosophique de par ses implications en regard de la question de la possibilité de la responsabilité et de la vie sociale. En effet, si la liberté était incompatible avec le déterminisme, mais que le monde était soumis au déterminisme, il s'ensuivrait que les êtres humains ne seraient jamais des sujets légitimes de sanction pour leurs actes. Or, la vie sociale repose pour l'essentiel sur l'administration de sanctions morales, qu'elles relèvent de la sphère publique ou de la sphère privée, de sorte que si nous ne sommes jamais des sujets légitimes de sanction, la vie sociale perd tout son sens. L'étude de la solution aristotélicienne au problème de la compatibilité présente donc un intérêt philosophique parce que le problème de la compatibilité présente en lui-même un intérêt philosophique du fait qu'il concerne les fondements et la possibilité mêmes de la vie sociale.

Par ailleurs, l'étude de la solution aristotélicienne au problème de la compatibilité présente un intérêt pour celui qui s'intéresse à l'histoire de la philosophie et, dans une perspective plus large, à l'histoire des idées. Bien que plusieurs études aient été consacrées à cette thématique, la communauté des chercheurs est loin de s'entendre pour dire que la pensée d'Aristote doive être considérée comme un jalon important de l'histoire de ce problème et de son traitement ; tout au plus reconnaît-on en Aristote un précurseur de la réflexion sur la liberté en ce qu'il aurait influencé les stoïciens et les épicuriens, lesquels auraient été les premiers à formuler le problème de la compatibilité de manière explicite. Or, s'il est vrai qu'Aristote n'a pas donné de formulation et de traitement explicites de ce problème , contrairement aux stoïciens et aux épicuriens12, sa pensée implique néanmoins une prise de

" S. S. Meyer, « Moral responsibility : Aristotle and after », p. 224.

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6 position très claire en regard de ce problème ; du moins, c'est ce que nous entendons démontrer par la présente étude. Celle-ci devrait donc permettre de montrer la pertinence de la pensée d'Aristote pour celui qui veut reconstituer l'histoire du problème de la compatibilité.

lin plus de reconstruire la conception aristotélicienne de la liberté, cette étude se propose donc d'accomplir une seconde tâche : celle de déterminer si Aristote se présente implicitement comme un partisan de la conception compatibiliste de la liberté ou s'il se présente plutôt comme un partisan de la conception incompatibiliste. Afin de mieux situer les termes du débat, il convient de donner ici un bref aperçu de chacune de ces conceptions de la liberté dans les formulations, maintenant devenues classiques, qu'elles ont prises au XXe siècle chez les philosophes de la tradition anglo-américaine.

En 1912, G. E. Moore a renouvelé le traitement du problème de la nature de la liberté en l'envisageant d'abord et avant tout comme un problème lié à notre usage du langage . Selon lui, ce problème se réduit pour l'essentiel à la détermination de ce que l'on veut dire quand on affirme qu'un agent aurait pu agir autrement14. Selon lui, lorsqu'on dit d'un agent qu'il aurait pu agir autrement, on veut simplement dire que s'il avait choisi d'agir autrement, il aurait agi autrement15. Partant de l'idée que la liberté est la capacité de poser une action donnée alors qu'on aurait pu agir autrement, il en vient à soutenir que la liberté ne serait en définitive rien d'autre que la capacité de poser une action donnée dans un

contexte où Von aurait agi autrement si on avait choisi d'agir autrement^. Cette

conception de la liberté, pour des raisons que nous exposerons au chapitre 6, est compatibiliste, et c'est à cette conception de la liberté que nous ferons référence lorsque nous parlerons de la conception compatibiliste de la liberté, conception à laquelle on peut associer, en plus du nom de Moore, les noms de Hobbes, Locke, Hume, et Schlick. pour n'en nommer que quelques-uns.

3 G. R. Moore, « Le libre arbitre ». 14 Ibid, p. 329-330.

15 Ibid, p. 340. 16 Ibid, p. 340.

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En réponse à Moore, plusieurs philosophes ont défendu une autre interprétation de l'énoncé « il aurait pu agir autrement », et avec elle, une autre conception de la liberté, incompatibiliste cette fois. C'est le cas de R. M. Chisholm17. Pour lui, affirmer qu'un agent aurait pu agir autrement signifie que cet agent aurait pu choisir d'agir autrement . De là, même s'il partage l'idée de Moore selon laquelle la liberté serait la capacité de poser des actions alors qu'on aurait pu agir autrement, il en vient à une conception différente de la liberté : pour lui, la liberté ne saurait être autre chose que la capacité de poser une action

donnée alors qu 'on aurait pu choisir d'agir autrement . Pour des raisons que nous

exposerons aussi au chapitre 6, cette conception de la liberté est incompatibiliste, et c'est à cette conception de la liberté que nous ferons référence lorsque nous parlerons de la conception incompatibiliste de la liberté, conception à laquelle on peut associer, en plus du nom de Chisholm, les noms de Descartes, Leibniz, Kant, Hegel, Heidegger et Sartre, pour n'en nommer encore là que quelques-uns.

La conception aristotélicienne de la liberté s'identifie-t-elle ou se rapproche-t-elle de l'une ou l'autre de ces conceptions de la liberté ? C'est la question que nous souhaitons parvenir à trancher au terme de la présente étude.

Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, de nombreuses études ont été consacrées, de près ou de loin, à la question de la liberté et de la responsabilité dans la pensée d'Aristote . Parmi toutes ces études, il y en a deux qui possèdent le statut de « séminal works » dans leur domaine en ce qu'elles ont mis en place les deux interprétations dominantes qui s'affrontent toujours en regard de la question de la liberté et de la responsabilité chez Aristote : il s'agit de l'étude de D. J. Furley (1975) et de celle de R. Sorabji (1980)21. Ces

17 R. M. Chisholm, « La liberté humaine et le moi ». 18//>/</., p. 42-43.

19 Ibid, p. 43.

20 En dehors de celles que examinerons plus en profondeur (voir la note suivante), signalons au moins

celles-ci : W. D. Ross, Aristotle, p. 208-209 ; S. S. Meyer, Aristotle on Moral Responsibility ; S. S. Meyer, « Moral responsibility : Aristotle and after » ; D. Bostock, Aristotle's Ethics, p. 112-118 ; G. J. Hughes, Aristotle on Ethics, p. 137-142; C. Natali, «Actions humaines, événements naturels et la notion de responsabilité»; C. Natali, «Responsabilité et déterminisme». Bien entendu, cette liste n'est pas exhaustive; elle rend uniquement compte des études que nous avons consultées dans le cadre de nos recherches.

1 D. J. Furley, « Aristotle on the Voluntary », et R. Sorabji, Necessity, Cause and Blâme. Perspectives on

Aristotle's Theory, plus particulièrement les chapitres 14 (« Cause and Necessity in Human Action ») et 15 (« The Relation of Determinism to Involuntariness : Aristotle's alleged nescience »).

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deux commentateurs ont centré leurs travaux respectifs sur le chapitre 7 du livre III de F Ethique à Nicomaque et ont soutenu ajuste titre que pour Aristote, les actions dont on est responsable sont celles qu'il dit être «en notre pouvoir» (eph'hêmin). De ce constat commun, ils ont tous deux cherché à déterminer en quoi consiste une action qui est en notre pouvoir au sens où l'entend Aristote en Eth. Nie. III 7. Or, sur cette question, il sont arrivés à des conclusions différentes, ce qui les a amenés à soutenir, l'un, une interprétation compatibiliste de la liberté aristotélicienne, l'autre, une interprétation incompatibiliste.

Selon Furley, les actions qu'Aristote dit être en notre pouvoir sont celles qui ne dépendent pas de nos dispositions innées, mais plutôt celles qui dépendent de nos dispositions acquises22. En ce sens, on peut dire que Furley interprète la liberté aristotélicienne comme étant la capacité de poser des actions qui dépendent de nos dispositions acquises. Or, considérant qu'il est tout à fait possible d'être capable de poser des actions qui dépendent de nos dispositions acquises dans un monde où il est nécessaire que tous les faits surviennent aux instants où ils ont lieu, on peut dire que selon Furley, la conception aristotélicienne de la liberté serait compatibiliste.

Quant à lui, Sorabji défend la thèse opposée. Selon lui, les actions qu'Aristote dit être en notre pouvoir sont celles que nous aurions pu ne pas poser au sens précis où nous avions la possibilité absolue de choisir de ne pas les poser23. En ce sens, on peut dire que Sorabji interprète la liberté aristotélicienne comme étant la capacité de poser une action donnée alors qu'on aurait pu choisir d'agir autrement ; il attribue ainsi à Aristote la conception de la liberté défendue par Chisholm. C'est pourquoi il soutient que la conception aristotélicienne de la liberté est incompatibiliste24, puisque dans un monde où il est nécessaire que tous les faits surviennent aux instants où ils ont lieu, il est impossible d'être capable de poser des actions alors qu'on avait la possibilité absolue de choisir d'agir autrement.

D. J. Furley, Loc. cit., p. 52 et p. 58.

23 R. Sorabji, Op. cit., p. 234. 24 Ibid, p. 245.

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L'étude que nous proposons ici s'inscrit dans la continuité du débat amorcé par Furley et Sorabji25. Notre ambition est de reconstruire la conception aristotélicienne de la liberté de manière à déterminer s'il faut privilégier l'interprétation compatibiliste de furley ou l'interprétation ineompatibiliste de Sorabji. À titre prospectif, nous pouvons d'ores et déjà annoncer que nous prendrons parti pour l'interprétation compatibiliste de furley. Cependant, nous défendrons cette position par une argumentation différente et beaucoup plus étoffée que celle de Furley : nous irons bien au-delà de l'analyse d'Eth. Nie. III 7 et des autres chapitres relatifs à la responsabilité (Elh. Nie. III 1-3) de manière à appuyer notre interprétation sur des textes d'Aristote qui concernent sa théorie de la causalité (An. post. II,

Phys. II 3, Metaph. I 3), sa psychologie (De an. III, De mem. 2) et sa théorie de l'action (De mot. 7-8).

Au premier chapitre, nous tâcherons d'ancrer notre interprétation dans le cadre conceptuel proprement aristotélicien en montrant que même si Aristote ne thématise aucun concept équivalent à celui de liberté de manière explicite, sa pensée comprend néanmoins des ressources conceptuelles qui permettent de penser la liberté. Au chapitre 2, nous amorcerons la reconstruction de la conception aristotélicienne de la liberté par une étude serrée des textes d'Eth. Nie. III 1-3, où Aristote présente sa théorie de la responsabilité. Par cette étude, nous découvrirons le rapport étroit qui prévaut chez Aristote entre l'action dont le sujet est responsable et l'action volontaire. Aux chapitres 3 et 4, nous nous intéresserons successivement à la théorie aristotélicienne de la causalité et à la théorie aristotélicienne du désir afin de clarifier la nature du concept aristotélicien d'action volontaire, dont nous dégagerons la définition au chapitre 5. Au terme de ce chapitre, la table sera mise pour que nous soyons en mesure, au chapitre 6, de formuler la définition aristotélicienne de l'action

Dans cette mesure, on comprendra pourquoi la littérature secondaire à laquelle nous ferons référence dans cette étude est issue, pour l'essentiel, de la tradition anglo-américaine récente (XXe siècle), le débat

Furley / Sorabji quant à la nature compatiblistc ou ineompatibiliste de la liberté aristotélicienne étant un débat qui doit beaucoup à cette jeune tradition. Notre choix de situer cette étude dans le prolongement du débat amorcé par Furley et Sorabji explique par ailleurs pourquoi nous laisserons de côté un certain nombre de questions qui, bien qu'intéressantes en elles-mêmes, tombent en dehors de notre propos : par exemple, dans une perspective davantage historique, il aurait pu être intéressant d'étudier l'influence d'Aristote sur le traitement que reçoit le problème de la compatibilité chez les épicuriens, chez les stoïciens (en particulier chez Cicéron dans son Defato) et chez certains post-aristotéliciens (on pense ici à Alexandre d'Aphrodise, lui aussi dans son Defato) ; dans une perspective plus philosophique et plus semblable à la nôtre, on aurait aussi pu comparer la conception aristotélicienne de la liberté aux conceptions de la liberté issues des traditions modernes françaises et allemandes.

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dont le sujet est responsable et, de là, la définition aristotélicienne de la liberté. Nous répondrons ensuite à diverses questions relatives à la conception aristotélicienne de la liberté : la question de son fondement, la question des positions qu'elle implique en regard du problème de la compatibilité, du problème du déterminisme et du problème de la fonction des sanctions morales, et la question de la distinction entre nature et culture. Nous terminerons notre développement par deux arguments qui devraient achever de convaincre les lecteurs les plus récalcitrants de la validité de notre interprétation.

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Le cadre conceptuel aristotélicien

En introduction, nous avons attiré l'attention sur la difficulté suivante : Aristote ne thématise pas explicitement le concept de liberté, ni aucun concept qui, bien que nommé différemment, lui serait équivalent. Cependant, et c'est ce que nous aimerions montrer dans le présent chapitre, deux concepts mobilisés par notre définition nominale de la liberté - le concept d'action et celui de capacité - possèdent un équivalent direct parmi les concepts fondamentaux de la pensée aristotélicienne. En jetant de la lumière sur cette équivalence, nous souhaitons rendre manifeste le fait que même si la liberté n'est pas explicitement thématisée par Aristote, elle est néanmoins pensable à partir des ressources offertes par le cadre conceptuel aristotélicien. L'éclairage porté sur cette équivalence devrait aussi contribuer à éclairer la signification de notre définition nominale de la liberté et à mieux situer la liberté dans le cadre conceptuel aristotélicien.

1.1 L'action

En première approche, trouver un concept aristotélicien équivalent à notre concept d'action pourrait sembler chose facile, considérant que le mot « action » apparaît souvent dans les traductions des œuvres d'Aristote : on pourrait penser que celui-ci renvoie en chacune de ses occurrences au concept que nous visons pour notre part sous ce nom. Or, les choses ne sont pas aussi simples, car dans les traductions des œuvres d'Aristote, le mot « action » est

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12 plurivoque. Cette plurivocité découle entre autres de ce que le mot « action » n'y est pas toujours utilisé pour traduire le même mot grec : tantôt il sert à traduire « poiêsis », tantôt il sert à traduire « praxis ». Mais cela dit, il ne suffit pas non plus d'aller voir à quel mot grec renvoie une occurrence du mot « action » pour déterminer en quel sens il faut la comprendre, car le mot « praxis » lui-môme possède au moins deux significations distinctes chez Aristote. Ainsi, on distingue au moins trois significations du mot « action » dans les traductions des œuvres d'Aristote : celle de «poiêsis», celle de «praxis» pris en un premier sens et celle de «praxis » pris en un second sens. En vue de déterminer si l'une de ces trois significations correspond au sens du mot « action » tel que nous l'utilisons dans notre définition nominale de la liberté, il convient d'abord de chercher à cerner chacune d'entre elles de manière plus précise.

La première est celle que revêt le mot « action » dans les traductions de la Physique, où il est habituellement réservé pour rendre le mot « poiêsis »2 . Ce qu'Aristote appelle «poiêsis » dans la Physique s'oppose à ce qu'il appelle «pathêsis » (et que les traducteurs

rendent par « passion »), comme on le constate dans le passage suivant, tiré de Phys. III 3 : « [...] il est tout aussi nécessaire qu'il y ait un acte pour ce qui peut agir et un autre pour ce qui peut subir : l'un, évidemment, est une action (poiêsis), alors que l'autre est une passion

77

(pathêsis), l'œuvre ou la fin de l'un étant un produit, celle de l'autre, une affection . »

Aristote ne définit nulle part ce qu'il entend ici par «poiêsis » et par «pathêsis », mais il est raisonnable de penser que ces deux concepts s'identifient respectivement aux catégories

7X

de l'agir (to poiein) et du subir (to pathein) qu'il distingue dans le traité des Catégories . En ce sens, il est possible de saisir l'essence de ce qu'Aristote entend par «poiêsis » en procédant par induction à partir des exemples qu'il donne pour le poiein dans les

Catégories : couper, brûler , chauffer et refroidir . Il est assez facile d'ajouter d'autres

exemples qui respectent l'esprit de cette liste : détruire, séduire, donner, déplacer, etc. Dans le même esprit, l'essence de la pathêsis est saisissable à partir des exemples donnés pour

C'est l'usage adopté par Carteron et Pellegrin clans leurs traductions respectives de la Physique.

21 Phys. III3 202a22-24. 28 Cal. 9.

29 Cal. 4 2a3-4.

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illustrer la nature du pathein : elle s'oppose à lapoiêsis comme être coupé, être brûlé , être chauffé et être refroidi32 s'opposent à couper, brûler, chauffer et refroidir. Ainsi, dans les traductions des œuvres d'Aristote, le mot « action » peut référer, en un premier sens, à la

poiêsis, c'est-à-dire au mouvement qui induit un autre mouvement et qui s'oppose de ce fait

à la passion, qui est le mouvement induit par un autre mouvement.

Cela dit, comme nous l'avons déjà mentionné, il arrive que dans les traductions des œuvres d'Aristote, le mot « action » ne serve pas à traduire le mot «poiêsis », mais plutôt le mot

«praxis». C'est notamment le cas dans le traité Du mouvement des animaux, mais

principalement dans les ouvrages éthiques d'Aristote (Éthique à Nieomaque, Ethique à

Eudème et Grande morale). Or, selon le contexte, le mot « praxis » peut y prendre deux

sens différents, si bien qu'il existe au moins deux autres sens possibles du mot « action » dans les traductions des œuvres d'Aristote.

Dans le traité Du mouvement des animaux, le mot « praxis » et le verbe qui s'y rapporte -« pratlein » - renvoient à une espèce de la poiêsis, à savoir la poiêsis dont le sujet est un animal. Hn fait foi le passage suivant, où les verbes « poiein » et « prattein » sont utilisés de manière plutôt interchangeable pour désigner un mouvement dont le sujet est un animal :

Telle est donc la façon suivant laquelle les animaux sont poussés à se mouvoir et à agir (prattein), la cause dernière du fait qu'ils se meuvent étant un désir, lequel survient grâce à la sensation, à la représentation ou à Pintellection. Parmi ceux qui désirent agir (prattein), les uns agissent (poiousi) par appétit ou par ardeur, les autres agissent (prallousin) par désir ou par souhait' ".

Cette double dénomination nous révèle que l'attribut visé ici est un certain type de mouvement, et plus précisément un certain type de poiêsis qui possède une caractéristique en vertu de laquelle il est légitime de le considérer en outre comme une praxis. Or, d'après ce passage, la caractéristique distinctive de cette forme de poiêsis semble être son sujet : un animal. Hn d'autres termes, ce passage nous autorise à affirmer que dans le traité Du

mouvement des animaux, le nom « praxis » et le verbe « prattein » renvoient à la poiêsis

31 Cal. 4 2u4.

nCat.9 ll/>2-3.

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14

dont le sujet est un animal. Voilà donc le premier des deux sens possibles du terme « praxis » chez Aristote, et le deuxième des trois sens possibles du mot « action » dans les traductions des œuvres d'Aristote.

Quant au deuxième sens possible du mot «praxis » chez Aristote, il s'agit du plus connu, de celui dont la postérité fut la plus féconde. Selon ce deuxième sens, le mot « praxis » renvoie à une espèce de la praxis comprise au premier sens, c'est-à-dire à une sous-espèce de Va poiêsis dont le sujet est un animal. 11 réfère plus précisément à une sous-espèce de la

poiêsis accomplie par décision, laquelle a nécessairement pour sujet un animal. C'est en ce

sens-là que le mot «praxis» doit être compris au livre VI de VÉthique à Nicomaque, comme Aristote le souligne d'ailleurs très clairement : « Ainsi donc, de l'action (praxis), le principe est la décision, celle-ci étant ce d'où provient le mouvement, et non ce en vue de quoi il a lieu [...]34. » La praxis ainsi comprise n'est cependant pas la seule espèce de la poiêsis accomplie par décision : elle partage son genre prochain avec son opposé, la

production35. Alors que la praxis est la poiêsis accomplie par décision envisagée d'un point de vue moral (i.e. en tant que vertueuse ou vicieuse, en tant que propre ou non à contribuer à la réalisation du bonheur), la production, pour sa part, est la poiêsis accomplie par décision envisagée d'un point de vue purement technique (i.e. en tant que propre ou non à réaliser telle ou telle fin spécifique distincte du bonheur)' '. Une même poiêsis peut cependant être à la fois praxis et production, et donc être envisagée sous deux rapports, à savoir d'un point de vue moral et d'un point de vue technique. La décision (prohairesis) se définissant comme désir délibératif (bouleutikê orexis) , c'est-à-dire comme désir issu de la délibération, et la délibération (bouleusis) étant une opération de la raison (logos)3*, on

peut en outre affirmer que la praxis est une espèce de la poiêsis qui suppose une opération

M Eth. Nie. VI 2 1139a31-32.

« Production » est la traduction habituellement privilégiée par les traducteurs pour rendre le mot « poiêsis » tel qu'il est utilisé par Aristote en Eth. Nia VI 4. Alors que dans la Physique, «poiêsis » réfère au mouvement qui induit un autre mouvement, c'est-à-dire au mouvement contraire à la pathèsis, la passion, en Eth. Nie. VI 4, « poiêsis » réfère à une espèce de la poiêsis comprise au sens de la Physique et s'oppose à la praxis comprise selon le sens que nous sommes en train de caractériser. Pour éviter toute confusion entre ces deux usages du mot «poiêsis », nous allons réserver le mot «poiêsis » pour référer à l'objet auquel il réfère dans la Physique, et le mot « production » pour référer à l'objet auquel « poiêsis » réfère en EN VI 4.

36 Eth. Nie. VI 4-5.

37 Eth. Nie. III 5 1113al0-ll. 38 Eth. Nie. VI 2 1139all-15.

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de la raison. En son deuxième sens, le terme « praxis » renvoie donc à la poiêsis animale qui suppose une opération de la raison, mais envisagée d'un point de vue moral. Telle est, par le fait même, la troisième signification possible du mot « action » dans les traductions des œuvres d'Aristote.

Les remarques précédentes nous amènent donc à soutenir que dans les traductions des œuvres d'Aristote, le mot « action » renvoie, dépendamment des contextes, à l'un ou l'autre des trois concepts suivants :

soit à la poiêsis, c'est-à-dire au mouvement qui induit un autre mouvement ; soit à la poiêsis animale, c'est-à-dire à la poiêsis dont le sujet est un animal ;

soit à la poiêsis animale qui suppose une opération de la raison et qui est envisagée d'un point de vue moral.

De ces trois concepts, il nous faut maintenant déterminer lequel correspond le plus adéquatement à ce que nous entendons par « action » dans notre définition nominale de la liberté comme capacité de poser des actions dont on est responsable. Sans trop de réflexion, nous constatons que par « action », nous ne visons en réalité rien de plus spécifique qu'un mouvement animal qui induit une modification dans le monde, c'est-à-dire un mouvement animal qui induit un autre mouvement. En ce sens, notre usage du mot « action » correspond à l'usage du mot «praxis» dans le traité Du mouvement des animaux. Désormais, que ceci soit bien clair : par « action » et « agir », nous visons le concept de

poiêsis animale, concept qui est bel et bien thématisé par Aristote et auquel il réfère par

endroits sous le nom « praxis ».

Maintenant qu'il est établi que notre concept d'action fait bel et bien partie du cadre conceptuel aristotélicien, nous aimerions montrer que l'autre concept important de notre définition nominale de la liberté - le concept de capacité - correspond lui aussi à un concept fondamental de la pensée d'Aristote : le concept de puissance.

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16 1.2 La capacité

Comme nous venons de l'annoncer, le but de la présente section est de montrer que le concept de capacité mobilisé par notre définition nominale de la liberté est équivalent à un concept fondamental de la pensée aristotélicienne : le concept de puissance. Mais de manière plus précise, nous souhaitons montrer qu'il équivaut à l'un des deux concepts qu'Aristote nomme « puissance » {dunamis). Cette précision s'impose car l'usage aristotélicien du terme «puissance», à l'image de plusieurs autres termes importants du vocabulaire aristotélicien, n'est pas univoque. C'est en Metaph. IX qu'Aristote s'efforce de distinguer les deux concepts auxquels il réfère, dépendamment des contextes, par le mot « puissance ». Chacun d'eux possède son opposé propre qui, dans chaque cas, est nommé « acte » (entelecheia, energeia ).

Le premier concept aristotélicien de puissance est celui auquel Aristote réfère par le mot « puissance » dans les expressions de la forme « ce qui est selon la puissance » (to on kata

tên dunumin) ou « ce qui est en puissance » (to dunamei on). Ce concept de puissance

s'oppose à celui auquel Aristote réfère par le mot « acte » dans les expressions de la forme « ce qui est selon l'acte » (to on kata tên entelecheian, to on kata tên energeian) ou « ce qui est en acte » (to entelecheiai on, to energeiai on). C'est en Metaph. IX 6 qu'Aristote s'intéresse plus spécifiquement à ce concept de puissance et au concept d'acte qui s'y oppose :

L'acte est le fait que la chose existe (to huparchein to pragma), mais pas comme nous disons qu'elle existe en puissance. Par exemple, nous disons qu'Hermès existe en puissance dans le bois, que la demi-ligne existe en puissance dans la ligne entière parce qu'elle pourrait en être tirée, ou qu'un savant qui n'exerce pas sa science existe en puissance s'il est capable d'exercer sa science. À cela s'oppose le fait que la chose existe en acte. Ce que nous voulons dire est évident par l'induction, et il ne faut pas chercher une définition de toute chose, mais plutôt apercevoir l'analogie, à savoir que l'acte est comme ce qui bâtit par rapport à ce qui est capable de bâtir, comme ce qui est éveillé par rapport à ce qui dort, comme ce qui voit par rapport à ce qui a les yeux fermés mais qui possède la vue, comme ce qui a été séparé de la matière par

.19

Nous comprendrons les mots « entelecheia » et «energeia» comme des synonymes, conformément à l'opinion de R. Brague qui soutient que « si les mots [energeia et entelecheia] sont, de fait, formés à partir de racines différentes, ils sont interchangeables dans l'usage qui en est fait » (R. Brague, « Note sur la définition du mouvement (Physique, III, 1-3) », p. I 14).

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rapport à la matière, comme ce qui est travaillé par rapport à ce qui n'est pas travaillé. Que l'acte soit défini en fonction de la première partie de cette différenciation, et la puissance en fonction de la seconde40.

Dans ce passage, Aristote nous dit que l'objet auquel il réfère par « acte » est « le fait que la chose existe, mais pas comme nous disons qu'elle existe en puissance ». Autrement dit, il affirme que par « acte », il réfère à une certaine espèce de l'existence, c'est-à-dire à une certaine manière d'exister. Mais quelle est la différence qui fait la spécificité de cette manière d'exister ? Voilà qui n'est pas facile à rendre manifeste, nous dit Aristote, car on ne peut pas tout définir, et l'acte est l'un de ces concepts qu'on ne peut pas vraiment définir. Dès lors, que faire ? Il faut, poursuit Aristote, procéder par induction et analogie. Il faut saisir que l'acte est une manière d'exister qui s'oppose à une autre manière d'exister -la puissance - comme ce qui bâtit s'oppose à ce qui est capable de bâtir mais qui ne bâtit pas, comme ce qui est éveillé à ce qui dort (i.e. à ce qui est capable d'être éveillé mais qui n'est pas éveillé), comme ce qui voit à ce qui possède la vue mais qui a les yeux fermés (i.e. à ce qui est capable de voir mais ne voit pas), etc. Ainsi, l'acte est à la puissance ce qu'est l'existence du bâtir dans ce qui bâtit à l'existence du bâtir dans ce qui est capable de bâtir mais ne bâtit pas, ce qui signifie, en termes plus directs, que l'acte et la puissance s'identifient respectivement à ce qu'on pourrait appeler l'existence effective et l'existence

potentielle. En ce sens, toute existence est soit acte, soit puissance.

Illustrons ces deux notions à l'aide de nos propres exemples. Prenons l'énoncé « Socrate déambule à l'agora » : cet énoncé décrit un acte, à savoir l'existence effective de Socrate en tant que sujet de 'déambuler à l'agora' ou l'existence effective de 'déambuler à l'agora' en tant qu'attribut de Socrate. À cet acte correspond une puissance, à savoir l'existence potentielle de Socrate en tant que sujet de 'déambuler à l'agora' ou l'existence potentielle de 'déambuler à l'agora' en tant qu'attribut de Socrate, existences qui sont décrites par l'énoncé « Socrate peut déambuler à l'agora ». Et il en va de même pour les énoncés « cette table est poussée à gauche » et « cette table peut être poussée à gauche » : le premier décrit un acte, le second une puissance.

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18 Sachant ce que signifient « acte » et « puissance » dans les expressions « ce qui est en puissance / selon la puissance » et « ce qui est en acte / selon l'acte », nous sommes en mesure de comprendre le sens global de ces expressions. Celles-ci signifient littéralement ceci : « ce qui est selon l'existence potentielle » et « ce qui est selon l'existence effective », ou encore, de manière un peu moins barbare : « ce qui existe de manière potentielle » et « ce qui existe de manière effective ». Bref, la première signifie « ce qui existe potentiellement », la seconde, « ce qui existe réellement ».

Ainsi, il existe un premier concept de puissance chez Aristote, à savoir le concept d'existence potentielle, lequel s'oppose à un premier concept d'acte, le concept d'existence effective. Or, ce n'est pas à ce premier concept de puissance que s'identifie notre concept de capacité, mais plutôt à cette puissance qui est dite être un « principe de mouvement ou de repos41 ». Avant d'examiner ce second concept de puissance, il convient de caractériser davantage notre concept de capacité. À cette fin, les remarques qui précèdent concernant le premier concept aristotélicien de puissance nous seront utiles. Lorsque le contenu de notre concept de capacité aura été clarifié, nous serons davantage en mesure de constater qu'il s'identifie au deuxième concept aristotélicien de puissance.

Ce que nous visons par « capacité » est un concept relatif, car toute capacité est capacité de quelque chose, c'est-à-dire capacité d'être sujet d'un attribut donné ; pour toute capacité, il y a donc un corrélatif. Par exemple, la liberté, telle que nous l'avons définie, est la capacité de poser des actions dont on est responsable, c'est-à-dire la capacité d'être sujet d'une action dont on est responsable ; le corrélatif de la liberté est donc l'action dont le sujet est responsable.

De manière plus spécifique, toute capacité est telle que son existence effective dans une substance première donnée est une condition nécessaire de l'existence effective de son corrélatif dans cette substance. Par exemple, l'existence effective de la liberté dans Socrate est une condition nécessaire de l'existence effective d'une action dont le sujet est

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responsable dans Socrate : si Socrate ne dispose pas de la liberté, il s'ensuit nécessairement que Socrate n 'est pas sujet d'une action dont il est responsable.

En outre, toute capacité est telle que son existence effective dans une substance première donnée est une condition nécessaire de l'existence potentielle de son corrélatif dans cette substance. Par exemple, l'existence de la liberté dans Socrate est une condition nécessaire de l'existence potentielle de l'action dont le sujet est responsable dans Socrate : si Socrate ne dispose pas de la liberté, il s'ensuit nécessairement que Socrate ne peut pas être sujet d'une action dont il est responsable.

S'il nous fallait définir notre concept de capacité, il faudrait donc dire ceci : la capacité est un relatif qui est à la fois une condition nécessaire de l'existence effective de son corrélatif et une condition nécessaire de son existence potentielle. Autrement dit, la capacité est un relatif dont l'inexistence dans une substance première donnée implique l'inexistence de son corrélatif et l'impossibilité de l'existence de son corrélatif dans cette substance.

Maintenant que nous avons clarifié le contenu de notre concept de capacité, il nous faut montrer en quoi il est légitime d'affirmer que celui-ci s'identifie au deuxième concept aristotélicien de puissance, qu'Aristote caractérise comme suit en Metaph. IX 8 : « Et je dis qu'une puissance n'est pas seulement ce qu'on définit comme un principe de changement dans un autre être, ou dans le même être en tant qu'autre, mais, en général, tout principe de mouvement ou de repos42. » Dans ce passage, ce qu'Aristote entend par « principe » n'est pas immédiatement évident. C'est pourquoi il est préférable de chercher à voir si ce qu'Aristote entend ici par « puissance » correspond à notre concept de capacité en examinant un exemple de puissance qu'il donne en Metaph. IX 5 : les sens41.

Les sens, nous dit Aristote, sont des puissances, et à chacun d'eux correspond un acte. La vue est la puissance dont l'acte correspondant est la vision, l'ouïe, la puissance dont l'acte correspondant est l'audition, le goût, la puissance dont l'acte correspondant est le goûter,

""Metaph. 1X8 104%5-8. "Metaph. 1X5 1047A3I-32.

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20

etc. Peut-on dire que la vue, l'ouïe, le goût, etc. sont des capacités au sens où nous avons défini le terme « capacité » ? Il semble bien que oui. La vue, par exemple, est bel et bien quelque chose de relatif qui présente les deux traits distinctifs de la capacité : elle est telle que son inexistence dans une substance première donnée implique l'inexistence de son corrélatif (la vision) dans cette substance et l'impossibilité de l'existence de son corrélatif dans cette substance ; si je ne dispose pas de la vue, il s'ensuit nécessairement que je ne

vois pas et que je ne peux pas voir. On peut dire la même chose des autres sens : si je ne

dispose pas de l'ouïe, il s'ensuit nécessairement que je n'entends pas et qu'il m'est impossible d'entendre, et si je ne dispose pas du goût, il s'ensuit nécessairement que je ne goûte pas et que je ne peux pas goûter. Tout porte donc à penser que la relation qui prévaut entre une puissance donnée et son acte s'identifie à celle qui prévaut entre une capacité donnée et son corrélatif. Autrement dit, tout porte à penser que le deuxième concept aristotélicien de puissance s'identifie à notre concept de capacité.

En vertu de ce qui précède, il s'avère légitime de désigner sous le nom « puissance » ce que nous avons désigné jusqu'ici par le nom « capacité ». Désormais, c'est ce que nous ferons afin d'ancrer davantage notre réflexion dans la terminologie et la pensée d'Aristote, si bien qu'on peut reformuler notre définition nominale de la liberté comme suit : la liberté est la puissance de poser des actions dont on est responsable, ou, en termes plus techniques, la

puissance relative à l'action dont le sujet est responsable.

L'identité de notre concept de capacité avec le deuxième concept aristotélicien de puissance ayant été établie, il est maintenant possible d'apercevoir ce qu'Aristote peut vouloir dire par « principe » quand il affirme qu'une puissance est un principe de mouvement ou de repos 4, c'est-à-dire principe de l'acte (mouvement ou repos) qui lui correspond. Chez Aristote, le mot « principe » (arche) est plurivoque : en Metaph. V 1, Aristote distingue six acceptions particulières du mot « principe » qu'il subordonne à une signification qui les unifie : « principe » signifie, en son sens général, « ce d'où provient » (hothen) quelque chose45. Mais quand on dit qu'une puissance est un principe de mouvement ou de repos, le mot

44 Metaph. 1X8 I049//7-8. 45 Metaph. V I I0l3al7-I9.

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« principe » ne semble pas pouvoir être compris selon l'une des six acceptions particulières distinguées par Aristote. Chose certaine, « principe » (arche) ne renvoie pas ici aux principes de la connaissance scientifique dont traite Aristote dans les Seconds analytiques, à savoir ces propositions indémontrables que supposent toute démonstration '. « Principe » ne renvoie certainement pas non plus au point de départ d'un trajet , ni à ce par où l'on doit commencer une activité48, ni à la partie la plus importante d'une chose , ni à ce qui dirige50, et elle n'est pas non plus la cause de ce dont elle est principe' . En effet, le concept de puissance ne s'identifie pas au concept de cause, car comme nous le verrons plus loin' , toute cause est aussi une condition suffisante, de ce dont elle est cause, et pas simplement une condition nécessaire. Si la puissance n'est principe en aucun des sens explicitement distingués par Aristote, selon quel autre sens pourrait-on dire qu'une puissance est un principe de l'acte qui lui correspond ? En quel sens pourrait-on dire qu'une puissance est ce d'où provient (hothen) l'acte qui lui correspond ? À cette question, il semble n'y avoir qu'une seule réponse possible : toute puissance est ce d'où provient l'acte qui lui correspond au sens où elle est ce qui rend possible l'existence de cet acte dans une substance première. Par exemple, c'est parce que je possède la vue qu'il est vrai de dire que je peux voir même si j'ai les yeux fermés. Parce que la vue rend la vision possible, la

possibilité étant à mi-chemin entre l'impossibilité et l'effectivité, il est légitime d'affirmer qu'elle est, du moins en partie et de manière figurée, ce d'où provient la vision. Chose certaine, comme nous l'avons déjà dit, sans la vue, je ne vois pas et je ne peux pas voir ; elle contribue donc en partie au fait que je voie quand je vois. Ainsi, toute puissance est un principe de l'acte qui lui correspond en ce qu'elle en est la condition de possibilité.

En vertu de ce qui précède, on peut encore une fois reformuler notre définition nominale de la liberté et affirmer que la liberté est la condition de possibilité de l'existence de l'action

dont le sujet est responsable. Autrement dit, c'est en raison de la liberté qu'il est légitime

d'affirmer qu'un certain être peut poser une action dont il est responsable.

46 Voir An. post. I 2-6 et Metaph. V 1 1013al4-16, où il s'agit du 6e sens particulier du mot « principe ».

'7,Ie' sens particulier du mot « principe » distingué en Metaph. V 1 (1012/>34-IOI3al).

2e sens particulier du mot « principe » distingué en Metaph. V 1 (l()13al-4).

3e sens particulier du mot « principe » distingué en Metaph. V I (IO!3a4-7).

" 5e sens particulier du mot « principe » distingué en Metaph. V I (1013fll0-14). 51 4" sens particulier du mot « principe » distingué en Metaph. V I (1013«7-10).

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22

1.3 La liberté

L'objectif du présent chapitre était de contribuer à montrer qu'en dépit du fait qu'Aristote ne thématise pas explicitement le concept de liberté, il est néanmoins possible de penser la liberté à partir des ressources conceptuelles qu'offre sa pensée. Pour ce faire, nous avons montré que deux des concepts importants mobilisés par notre définition nominale de la liberté trouvent un équivalent dans la pensée d'Aristote : notre concept d'action s'identifie à l'un des concepts auxquels réfère le mot « action » dans les traductions des œuvres d'Aristote, à savoir la poiêsis animale, alors que notre concept de capacité s'identifie au concept aristotélicien de puissance qui est défini comme principe de mouvement ou de repos. Certes, les considérations faites jusqu'ici ne suffisent pas à montrer qu'il existe une conception implicite de la liberté chez Aristote : pour ce faire, il nous faudra aussi montrer qu'Aristote propose une conception de l'action dont le sujet est responsable. 11 s'agira de l'un des objectifs du prochain chapitre.

Au terme du présent chapitre, nous disposons de certains éléments qui permettent de clarifier le sens de notre définition nominale de la liberté et de mieux situer la liberté dans le cadre conceptuel aristotélicien. La liberté, en sommes-nous venus à dire, est la puissance relative à l'action dont le sujet est responsable, ou, en d'autres termes, la condition de possibilité de l'existence de l'action dont le sujet est responsable. En tant que concept relatif, la liberté est telle que son être fuit presque tout entier dans un autre concept : celui d'action dont le sujet est responsable. Définir la liberté revient pour ainsi dire à définir autre chose : l'action dont le sujet est responsable, car pour ce faire, il suffit de faire précéder la définition de l'action dont le sujet est responsable de l'expression « puissance relative à... » ou « condition de possibilité de l'existence de... ». Voilà pourquoi l'essentiel de la suite de notre travail sera une tentative de reconstruire la conception aristotélicienne de l'action dont le sujet est responsable. Si Aristote thématise bel et bien le concept d'action dont le sujet est responsable, il sera légitime d'affirmer qu'il propose implicitement (i.e. par implication logique) une conception de la liberté.

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La responsabilité

Nous disposons maintenant d'une nouvelle formulation de notre définition nominale de la liberté. De même que la vue est la puissance relative à la vision, la liberté est la puissance relative à l'action dont le sujet est responsable. Comme nous l'avons signalé au terme du chapitre précédent, cette définition nominale de la liberté permet d'apercevoir que toute conception de la liberté est tributaire d'une conception de l'action dont le sujet est responsable, et ce à un point tel qu'on pourrait même aller jusqu'à dire que toute conception de la liberté se réduit à une conception de l'action dont le sujet est responsable. Pour cette raison, il apparaît opportun d'amorcer la reconstruction de la conception aristotélicienne de la liberté par celle de la conception aristotélicienne de l'action dont le sujet est responsable.

Or, voilà qui soulève deux questions préalables : est-il légitime de s'attendre à retrouver une conception de l'action dont le sujet est responsable dans l'œuvre d'Aristote, ne serait-ce que sous une forme implicite ? Et si oui, à quel endroit de son œuvre sommes-nous le plus à même de l'apercevoir ?

À la première question, on peut répondre que oui, il est légitime de s'attendre à retrouver une caractérisation de l'action dont le sujet est responsable dans l'œuvre d'Aristote, ce

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24

compte-tenu qu'Aristote est reconnu pour avoir proposé l'une des premières théories de la responsabilité, sinon la première. En effet, il s'agit d'un fait largement attesté dans la littérature secondaire contemporaine. En plus des ouvrages ou des articles spécifiquement consacrés à la théorie aristotélicienne de la responsabilité ou à des aspects particuliers de celle-ci , on retrouve dans plusieurs ouvrages consacrés à l'éthique aristotélicienne et dans certains ouvrages d'introduction à la pensée d'Aristote un chapitre ou une section qui porte sur sa théorie de la responsabilité54. De plus, de nombreux ouvrages ou articles qui portent sur le problème de la responsabilité en général incluent Aristote au nombre de ceux qui ont contribué de manière significative au traitement de ce problème' .

À la seconde question, on peut répondre que c'est aux chapitres 1, 2, 3 et 7 du livre III de l'Ethique à Nicomaque que nous sommes le plus susceptibles d'apercevoir cette conception de l'action dont le sujet est responsable, étant donné que c'est ce segment de l'œuvre d'Aristote qui est réputé contenir l'exposé le plus achevé de la théorie aristotélicienne de la responsabilité. Certes, il ne s'agit pas du seul endroit où Aristote est réputé s'être intéressé à la question de la responsabilité. Il est généralement admis qu'Aristote s'intéresse aussi à la question de la responsabilité à travers ses discussions portant sur le volontaire et l'involontaire en Eth. Eud. II 6-9 et en Mag. mor. I 14-16. Cependant, il semble y avoir un consensus assez partagé chez les commentateurs d'Aristote autour de l'idée suivant laquelle

Eth. Nie. III présenterait la version la plus achevée de la théorie aristotélicienne de la

responsabilité. Ce consensus est reconnaissable à ce que la grande majorité des ouvrages généraux sur l'éthique aristotélicienne ou la pensée d'Aristote présentent la théorie aristotélicienne de la responsabilité en s'appuyant sur le texte d' Eth. Nie. III. Par leur choix de s'appuyer sur ce texte, les commentateurs nous autorisent à penser qu'ils accordent leur

Voir par ex. : D. J. Furley, « Aristotle on the Voluntary » ; T.H. Irwin, « Reason and Responsibility in Aristotle » ; C. Natali, « Actions humaines, événements naturels et la notion de responsabilité » ; C. Natali, « Responsabilité et déterminisme » ; S. S. Meyer, Aristotle on Moral Responsibility ; S. S. Meyer, « Moral responsibility : Aristotle and after » ; V. Richard, La responsabilité morale : un modèle aristotélicien ; R. Sorabji, Necessity, cause, and blâme, p. 225-298.

54 Voir par ex. : D. Bostock, Arislotle's Ethics, p. 103-122 ; G. J. Hughes, Aristotle on Elhics, p. I 17-143 ;

W. D. Ross, Aristotle, p. 205-209.

5 Voir par ex. : J. R. Lucas, The Freedom ofthe Will, p. 4-9 ; J. Trusted, Free Will and Responsibility, p.

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adhésion à l'idée - exprimée notamment par R. R. Curren ' - suivant laquelle Mag. mor.,

Eth. Eud. et Elh. Nie. marqueraient dans l'ordre trois stades successifs de l'évolution de

l'éthique aristotélicienne. Dans son livre sur la théorie aristotélicienne de la responsabilité, VS. S. Meyer déploie une solide argumentation pour soutenir une thèse qui va dans le même sens : « The discussions [that yield the définitions of voluntariness] in the MM and EE, which are not entirely aporetic and inconclusive, and that of the EN, which is far more theoretical and critical of ordinary criteria than it initialiy appears, are, respectively, earlier and later stages in an extended dialectical argument in which Aristotle develops an account of voluntariness f...]57. » Puisque les thèses d'Aristote concernant la responsabilité sont

fortement liées à ses thèses concernant le volontaire, cette thèse de Meyer vient en quelque sorte appuyer l'idée suivant laquelle Eth. Nie. III - où il est question du volontaire et de la responsabilité - présenterait la version la plus achevée de la théorie aristotélicienne de la responsabilité. Il apparaît donc légitime de considérer Elh. Nie. III comme le meilleur point de départ pour entreprendre l'étude de la conception aristotélicienne de l'action dont le sujet est responsable.

2.1 Les critères de la responsabilité

Tout comme on ne retrouve aucun mot qui ait, chez Aristote, un sens équivalent au mot « liberté » tel que nous l'entendons, on ne retrouve chez lui aucune expression équivalente au mot « responsabilité » compris au sens où nous l'entendons, à savoir en tant qu'il désigne le rapport qui unit un sujet à une action suite à l'exécution de laquelle il est un sujet légitime de sanction morale. Comme le souligne Meyer, « there is no expression in Classical or Hellenistic Greek that corresponds to the English expression 'moral responsibility'58 ». Il n'est donc par surprenant de constater qu'« il n'existe aucun terme du vocabulaire d'Aristote pouvant être systématiquement associé au concept contemporain de "responsabilité morale"' », et à ce titre, il est légitime d'affirmer que « l'omniprésence du terme "responsabilité" dans les traductions françaises [de 1' Eth. Nie.] pose question''0 ». Or,

56 R. R. Curren, « The Contribution of Nichomachean Ethics iii 5 to Aristotle's Theory of Responsibility »,

p. 262, n. 3.

S. S. Meyer, Aristotle on Moral Responsibility, p. 6.

S. S. Meyer, « Moral responsability : Aristotle and after », p. 221. V. Richard, La responsabilité morale : un modèle aristotélicien, p. 4.

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26 la confusion engendrée par cet usage se dissipe dès lors qu'on prend conscience du fait que le mot que les traducteurs essaient généralement de rendre par « responsabilité » est « aitios », qui signifie simplement « cause de... », tout comme l'expression « responsable de... » quand on dit de la pluie qu'elle est responsable d'une inondation61. Ainsi, dans les traductions françaises de VÉthique à Nicomaque, le terme « responsabilité » ne renvoie pas à la responsabilité comprise comme le rapport d'un sujet à une action suite à l'exécution de laquelle il est un sujet légitime de sanction morale. Pour cette raison, il est normal, de prime abord, d'être sceptique quant à la possibilité de trouver une théorie de la responsabilité à quelque endroit que ce soit dans l'œuvre d'Aristote. Pourtant, comme nous l'avons signalé, la plupart des commentateurs s'entendent pour dire qu'Eth. Nie. III propose bel et bien une telle théorie.

Mais qu'est-ce au juste qu'une théorie de la responsabilité au sens où nous l'entendons ici ? 11 s'agit d'une théorie qui prend pour objet les critères qui doivent être satisfaits pour qu'une action donnée, en tant qu'elle est exécutée à un instant donné, soit une action dont un sujet donné est responsable. En d'autres termes, il s'agit d'une théorie qui prend pour objet les critères à satisfaire pour qu'à un instant donné, une action donnée soit une action suite à l'exécution de laquelle il est légitime d'attribuer une sanction morale (punition ou récompense) à un sujet donné. Il ne faut pas se méprendre sur la nature des critères auxquels s'intéresse une théorie de la responsabilité : elle s'intéresse aux critères qui rendent légitime le fait d'attribuer une sanction morale à un sujet plutôt que de ne pas lui en attribuer, et non aux critères qui justifient le fait de lui attribuer une sanction positive (récompense) plutôt que négative (punition), ou négative plutôt que positive. Elle ne s'intéresse qu'aux critères qui, satisfaits, garantissent qu'il est légitime de sanctionner un sujet suite à l'exécution d'une action, mais ce indépendamment du fait de savoir si cette sanction doit être positive ou négative. Bref, la question de la responsabilité d'un sujet en regard d'une action se pose indépendamment, et voire même antérieurement à celle de la valeur morale (bonne ou mauvaise) de cette action.

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