• Aucun résultat trouvé

Déterministe ou indéterministe ?

De ce que la conception aristotélicienne de la liberté soit compatibiliste, il est tentant de conclure sans autre analyse qu'Aristote est un partisan de la thèse du déterminisme, étant donné que la plupart des penseurs qui souscrivent à une conception compatibiliste de la liberté souscrivent aussi à la thèse déterministe, ou à tout le moins l'envisagent comme une hypothèse hautement probable '. En fait, du point de vue de l'histoire des idées, on remarque que la plupart, sinon tous les penseurs ayant développé une conception

29 Chisholm cite Aristote en exergue de l'un de ses articles consacrés à la question de la liberté parce qu'il

prétend exposer une conception de l'action dont le sujet est responsable qui prend ses sources chez Aristote (Ibid., p. 39 et p. 45). Les conclusions auxquelles nous ont conduit les longues analyses qui précèdent suffisent selon nous à démontrer l'illégitimité d'une telle prétention.

230 Ibid, p. 50.

~~ ' C'est le cas des stoïciens, de Hobbes, de Hume, de Moore et de Schlick, pour n'en nommer que quelques- uns.

128 compatibiliste de la liberté l'ont fait pour « sauver», en quelque sorte, la possibilité de la liberté, de la responsabilité et de la vie sociale dans un monde qu'ils envisageaient par avance comme soumis au déterminisme. Dans la mesure où Aristote n'expose pas sa conception de la liberté de manière explicite, on ne peut rien présumer quant à savoir si elle répondait ou non à une telle intention, et ce d'autant plus que le problème du déterminisme, nous l'avons dit, est logiquement indépendant du problème de la compatibilité. Pour répondre à la question de la position d'Aristote en regard de la thèse déterministe, l'analyse des implications de sa conception de la liberté ne peut suffire ; en fait, il est préférable de s'en remettre à des passages de son œuvre où cette question est prise en charge de manière explicite.

Le passage le plus universellement reconnu comme un passage où Aristote se serait intéressé à la question du déterminisme est sans doute le chapitre 9 du traité De

l'interprétation, chapitre consacré à ce qu'on a l'habitude d'appeler «les futurs

contingents ». En s'appuyant sur la fausseté de la thèse déterministe, Aristote y défend l'idée que de deux propositions contradictoires portant sur le Mur, il arrive qu'on ne puisse déterminer laquelle est vraie. 11 soutient explicitement que dans certaines situations, la probabilité qu'un fait ait lieu est égale à la probabilité qu'il n'ait pas lieu, alors que dans d'autres situations, il arrive qu'il ne soit pas nécessaire que ce fait ait lieu, bien qu'il soit plus probable qu'il ait lieu que non232 ; voilà qui revient à dire que pour Aristote, certains faits peuvent ne pas avoir lieu aux instants où ils ont lieu. Pour Aristote, certains faits sont donc absolument déterminés, d'autres absolument indéterminés, alors que d'autres sont partiellement déterminés (ou partiellement indéterminés, selon l'angle sous lequel on les envisage).

En dehors de De int. 9, on retrouve d'autres passages de l'œuvre d'Aristote qui, bien que moins directement, laissent transparaître la position d'Aristote en regard de la question du déterminisme. Le plus éloquent d'entre eux est sans doute celui-ci, que nous avons déjà cité et qui se trouve au chapitre 2 du traité De la mémoire et de la réminiscence :

Les réminiscences surviennent quand tel mouvement survient naturellement après tel autre. Si cette succession se produit par nécessité, il est évident qu'après avoir éprouvé tel mouvement, on éprouvera tel autre mouvement. Si elle ne se produit pas par nécessité, mais par habitude, c'est dans la plupart des cas qu'on éprouvera l'autre mouvement '.

En 5.3, nous avons soutenu que ce passage met de l'avant l'idée selon laquelle il est légitime d'affirmer qu'une représentation donnée appartient à un sujet donné sous I'effet de la sensation-état qui appartient à celui-ci au même instant (et qui résulte de la sensation- mouvement qui vient tout juste de lui appartenir) dans la mesure où cette représentation appartient à ce sujet toujours ou la plupart du temps quand cette sensation-état lui appartient. Grâce aux développements que nous avons faits depuis, nous sommes maintenant en mesure d'apercevoir que l'adhésion d'Aristote à cette thèse implique qu'il serait d'accord pour dire que dans certains cas, l'appartenance d'une représentation à un sujet pour un instant donné dépend d'une disposition nécessitante de ce sujet, alors que dans d'autres cas, elle dépend plutôt d'une disposition non-nécessitante de ce sujet. On peut donc dire que pour Aristote, il arrive qu'une représentation appartienne à un sujet sans que ce soit nécessaire, c'est-à-dire alors que c'est probable à moins de 100%. Ainsi, Aristote considère que certains faits peuvent ne pas avoir lieu aux instants où ils ont lieu, à savoir ceux de la forme 'C est R' où R est une représentation qui appartient à C en vertu d'une disposition non-nécessitante de C, et ceux qui dépendent de ces faits. Voilà qui signifie que pour Aristote, la thèse déterministe est fausse.

Cela dit, bien qu'Aristote considère qu'il existe des faits qui, stricto sensu, surviennent de manière indéterminée, c'est-à-dire sans qu'il soit nécessaire qu'ils aient lieu aux instants où ils ont lieu, sans que la probabilité qu'ils aient lieu aux instants où ils ont lieu ne soit égale à 1, il considère néanmoins que ces faits sont tels que leur probabilité d'avoir lieu à un instant donné est toujours déterminée (rendue nécessaire) par une disposition de leur sujet et la situation dans laquelle il se trouve à cet instant. En d'autres termes, Aristote considère que le monde n'est pas soumis à un déterminisme absolu (le déterminisme stricto sensu), mais à un déterminisme que nous pourrions qualifier de « modulé » ou de « relatif». Dans le monde tel que le conçoit Aristote, certains faits surviennent selon des lois nécessaires

130 (i.e. selon des lois de la forme « si C est B, alors il est nécessaire que C soit A »), alors que d'autres surviennent selon des lois probabilistes (i.e. selon des lois de la forme « si C est B, il est probable à X % que C soit A »). Mais en réalité, on pourrait aller jusqu'à dire que dans le monde envisagé à la manière d'Aristote, les lois nécessaires sont simplement des cas particuliers de lois probabilistes, à savoir celles où X = 100 %. Autrement dit, dans le monde aristotélicien, toutes les lois sont des lois probabilistes, certaines étant telles que X = 100 %, d'autres telles que X < 100 %.

Si notre analyse est bonne, il devient légitime d'affirmer que la conception aristotélicienne du monde s'apparente à la conception du monde développée par K. R. Popper dans sa conférence intitulée « Des nuages et des horloges ». Dans cette conférence, Popper examine deux manières opposées d'interpréter la perception du sens commun selon laquelle l'ensemble des systèmes constitutifs du monde seraient classables sur un continuum dont les pôles extrêmes seraient, d'un côté, les systèmes comparables aux horloges, et de l'autre, les systèmes comparables aux nuages de mouches234. Dans une horloge, la position exacte de chaque élément à chaque instant apparaît comme absolument déterminée (i.e. nécessaire en regard de certains facteurs), alors que dans un nuage de mouches, la position exacte de chaque élément (chaque mouche) à chaque instant apparaît comme absolument indéterminée (i.e. contingente en regard de n'importe quel facteur ou n'importe quelle combinaison de facteurs). Telle est la manière dont le sens commun perçoit le monde : comme un ensemble constitué de deux types de systèmes irréductibles l'un à l'autre : les horloges, d'une part, et les nuages, d'autre part. Sous l'influence de la physique newtonienne classique, la plupart des scientifiques en seraient venus, selon Popper, à réinterpréter cette perception commune en disant qu'en réalité, tous les nuages seraient des

horloges235. Autrement dit, les scientifiques en sont venus à dire que malgré les apparences, malgré ce qu'en pense le sens commun, les nuages sont des systèmes qui obéissent à des lois du même type que les horloges : des lois nécessaires. Or, avec les développements de la physique quantique moderne, cette interprétation commune chez les scientifiques s'est vue peu à peu remplacée par l'idée inverse, selon laquelle toutes les horloges seraient des

K. R. Popper, « Des nuages et des horloges », § 2, p. 321-324.

nuages '. Les horloges obéiraient ainsi à des lois du même type que les nuages : des lois

probabilistes. C'est une version de cette conception du monde que Popper cherche à défendre dans sa conférence237, c'est-à-dire une conception du monde qui s'apparente à celle qu'Aristote semble privilégier : bien que le monde soit en apparence constitué de deux types de systèmes irréductibles, tous les systèmes seraient en réalité réglés selon des lois de la forme « si C est B, il est probable à X % que C soit A ». Les horloges aussi bien que les nuages seraient soumis à des lois probabilistes, le comportement des parties des horloges étant soumis à des lois où X = 100 %, alors que le comportement des parties des nuages serait soumis à des lois où X < 100 %. Alors que le système solaire se comparerait à une horloge, l'atome, la société et l'individu humain, pour ne donner que trois exemples, seraient plutôt des systèmes comparables aux nuages : le comportement exact de chacune de leurs parties est absolument indéterminé, alors que leur comportement probable est absolument déterminé. C'est en ce sens-là que l'indéterminisme d'Aristote doit être compris comme un déterminisme modulé : il existerait des faits indéterminés sur le plan de l'exactitude, mais déterminés sur le plan des probabilités.

Cela dit, il ne faut pas s'aventurer trop loin dans l'établissement d'un parallèle entre la pensée de Popper et celle d'Aristote. Dans la pensée d'Aristote, la thèse du déterminisme modulé (variante de la thèse indéterministe) n'a aucune implication en regard du problème de savoir si certains êtres sont libres et peuvent être responsables de certaines de leurs actions, alors que pour Popper, cette thèse a clairement des implications en ce qui concerne la possibilité de la liberté et de la responsabilité. En fait, comme tous les incompatibilistes, Popper considère que la liberté ne saurait être possible dans un monde soumis au déterminisme, c'est pourquoi l'hypothèse du déterminisme (absolu) lui apparaît comme un cauchemar238. Ainsi, à l'instar d'un physicien dont il se réclame sur certaines points (A. H. Compton), la mécanique quantique lui apparaît d'une importance cruciale : en ouvrant la porte à une vision probabiliste du monde, elle constitue un argument de poids à

b lbid.,§4, p. 327-330. 1 Ibid, § 10, p. 345-348.

132

l'appui de la thèse de la liberté, ou à tout le moins à l'appui de sa plausibilité . lui cela, Popper se distingue des penseurs compatibilistes, qui considèrent que la mécanique quantique n'a aucune espèce d'implication en regard de la question de la liberté.

Les considérations qui précèdent permettent d'apercevoir en quoi, relativement à la question de la possibilité de la liberté, Aristote se trouve dans une posture plutôt originale : bien que sa conception de la liberté implique qu'il soit possible d'être libre dans un monde soumis au déterminisme absolu, elle n'est pas destinée à sauver la liberté dans un tel monde. Si Aristote conçoit la liberté de manière compatibiliste, c'est en quelque sorte par hasard, et non à dessein, puisque selon lui, le monde n'est pas soumis au déterminisme absolu. En cela, sa posture argumentative est distincte de celle de la plupart des autres penseurs compatibilistes, qui acceptent l'hypothèse déterministe sans trop de difficulté, mais qui s'empressent pour cette raison de montrer qu'elle n'est pas une menace à la liberté.

Par ailleurs, en tant que penseur compatibiliste, Aristote se distingue bien entendu de tous les penseurs incompatibilistes. Selon lui. si le monde était soumis au déterminisme absolu, ça ne changerait rien au fait qu'il y a des êtres libres, capables d'être responsables de certaines de leurs actions et de participer à une vie sociale investie de sens. Pour lui. le fait que le monde ne soit soumis qu'à un déterminisme modulé n'est surtout pas la condition

sine qua non d'une vie sociale investie de sens : que tel soit le cas n'entraîne aucune

conséquence en regard du problème de savoir si les êtres humains sont libres ou non. Pour Aristote, le monde est soumis à un déterminisme modulé, et celui-ci, pas plus d'ailleurs que le déterminisme absolu, n'est un obstacle à la liberté. Ainsi, dans le cadre de la conception aristotélicienne de la liberté, le problème de la liberté et le problème du déterminisme se présentent comme des problèmes entièrement autonomes : la réponse que l'on donne à l'un est totalement indépendante de celle que l'on donne à l'autre. Si certains êtres sont effectivement libres, c'est parce que certains êtres possèdent des dispositions accidentelles

Ibid., § 6, p. 333. Bien que Popper considère que la physique quantique a des implications en regard du problème de la liberté, il juge que ces implications sont limitées : la théorie quantique vient appuyer sa vision indéterministe du monde, mais elle ne saurait fournir un quelconque modèle pour comprendre l'action humaine (Ibid., § 10, p. 346-348), d'où l'énergie qu'il déploie à en développer un qui résolve les problèmes que les modèles quantiques de l'action humaine ne savent résoudre (Ibid., § 11-24, p. 348-382).

dont peuvent dépendre certaines de leurs actions, et non parce que la thèse du déterminisme absolu est fausse.