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Les quatre espèces du concept de cause dernière

Celui qui aborde l'étude de la causalité chez Aristote par la lecture de Metaph. I 3 ou de

Phys. II 3 sans avoir lu au préalable le livre II des Seconds analytiques risque fort - s'il

s'agit d'un lecteur un peu critique - d'avoir la réaction suivante : « C'est bien beau tout ça, mais au bout du compte, c'est quoi une cause dernière ou première ? » Car en Metaph. I 3 et en Phys. II 3, loin d'exposer sa définition du concept de cause dernière, Aristote se contente, comme nous l'avons déjà dit, d'en distinguer les espèces, qu'il considère être au nombre de quatre. Bien qu'Aristote donne une première version de sa théorie des quatre espèces de la cause dernière en Sec. an. II 11, c'est dans la Physique et la Métaphysique

58 qu'il en donne sa version la plus achevée 19, d'autant plus qu'il est raisonnable de penser que les Seconds analytiques aient été écrits avant la Physique et la Métaphysique .

Pour les besoins de notre propos, nous nous contenterons d'analyser les extraits de

Melaph. I 3 et de Phys. II 3 où il est spécifiquement question des quatre espèces de la cause

dernière (première), à savoir ceux-ci :

Metaph. I 3 983a24-32 :

Il est donc manifeste que la science que nous avons à acquérir est celle des causes principielles (puisque nous disons que nous connaissons chaque fait seulement quand nous pensons connaître sa cause première). Or, on dit les causes de quatre manières, l'une étant que nous disons qu'est une cause l'essence ou l'être que c'était (en effet, le pourquoi se ramène à la définition dernière, et le pourquoi premier est cause et principe) ; d'une autre manière, nous disons qu'est une cause le matériau ou le substrat ; d'une troisième manière, nous disons qu'est une cause le principe à l'origine du mouvement ; d'une quatrième manière, nous disons qu'est une cause la cause opposée à la troisième, à savoir le ce en vue de quoi ou le bien (car celui-ci est la fin de toute génération et de tout mouvement).

Phys. 113 194al6-195a4:

Mais une fois que ces distinctions ont été faites, il faut examiner les causes, quelles elles sont et quel est leur nombre. En effet, puisque c'est en vue de connaître qu'est menée la présente étude, mais que nous ne pensons pas connaître chaque fait avant que nous n'ayons d'abord saisi le pourquoi de chacun (ce qui revient à en saisir la cause première), il est évident que cela doit être fait par nous en ce qui concerne la génération et la corruption et tout changement naturel de manière à ce que connaissant leurs principes, nous tentions d'y ramener chacun des faits que nous cherchons.

D'une manière, donc, on dit qu'est une cause ce qui, inhérent à un être, est ce de quoi cet être est fait, par exemple l'airain de la statue, l'argent de la coupe et leurs genres. On dit qu'est une autre cause la forme ou le modèle,

i n

On peut supposer que la Physique et la Métaphysique présentent une version plus achevée de cette théorie du fait que la deuxième des quatre espèces du concept de cause dernière identifiées en An. post. Il 11 est considérée en Phys. Il 3 195a 18-19 comme une simple sous-espèce de la première des quatre espèces identifiées en Phys. Il 3 et en Metaph. 13.

Du moins, c'est l'opinion de .1. Tricot: «Bien qu'il [le traité des Seconds analytiques] apparaisse, à certains égards, moins achevé que les Premiers analytiques, il est manifestement postérieur aux Topiques, dont il contredit expressément certaines affirmations et qu'il cite à plusieurs reprises. D'autre part, l'incertitude de la pensée d'Aristote sur des points essentiels de sa doctrine (notamment sa théorie des causes) montre clairement que les Seconds analytiques ont été composés avant les grands traités de la dernière période. » (J. Tricot, Aristote, Les seconds analytiques (Organon IV), p. 1-2.)

c'est-à-dire la définition de l'être que c'était et les genres de celui-ci (par exemple, pour l'octave, le rapport de deux à un, et de manière plus générale, le nombre), ainsi que les parties qui sont dans cette définition. Ou encore, on dit qu'est une cause le principe premier à l'origine du changement ou du repos ; par exemple, celui qui a délibéré est cause, le père est cause de l'enfant, et d'une manière générale, ce qui produit est cause de ce qui est produit et ce qui change de ce qui est changé. Ou encore, on dit qu'est une cause ce qui est comme la fin, c'est-à-dire comme le ce en vue de quoi. Par exemple, de la promenade, la santé est la fin. Pourquoi, en effet, se promène-t-on ? Nous répondons : « afin d'être en bonne santé », et ayant ainsi parlé, nous pensons avoir indiqué la cause. [...]

Tel est donc, en gros, le nombre de manières dont on dit les causes [...].

Le préambule de chacun de ces deux passages annonce qu'il y sera question des causes premières, ou, ce qui revient au même, des causes dernières. Aristote annonce qu'il entend plus précisément présenter les quatre « manières » suivant lesquelles ont dit les causes dernières. Ce qui nous assure qu'il considère bel et bien ces quatre « manières » de dire les causes dernières comme autant d'espèces du concept de cause dernière, c'est le fait qu'en

Phys. II 3, quelques lignes après les avoir exposées, il affirme explicitement qu'il vient de

parler de quatre espèces d'un même genre : « Telles sont donc les causes et tel est leur nombre, distinguées par l'espèce121.» Chez Aristote, la quadrivocité du mot «cause» employé au sens de « cause dernière » n'est donc pas purement arbitraire, mais révélatrice de l'unité générique des êtres auxquels renvoie ce nom.

Chacune des quatre espèces du concept de cause dernière identifiées par Aristote s'est vue attribuer une appellation distinctive par les philosophes scolastiques122 ; depuis, on a coutume de les nommer d'après ces appellations. On distingue ainsi la cause matérielle, la cause formelle, la cause efficiente (ou agente ou motrice) et la cause finale. Examinons chacune de ces espèces de plus près, telles qu'elles sont présentées par Aristote dans les extraits ci-haut.

21 Phys. 113 l95«26-27.

« Cause, Aristotle maintains, is used in four sensés [...], Thèse are traditionnaly designated respectively as the material, formai, efficient and final causes - terminology fixed by the scholastics. » (F. X. Meehan, Efficient causality in Aristotle and St. Thomas, p. 29-30).

60 La première manière d'être cause dernière, nous dit Aristote, c'est de l'être en tant que ce de quoi est faite autre chose, c'est-à-dire, diront les scolastiques, en tant que cause matérielle. Par exemple, l'airain d'une statue donnée, c'est-à-dire son matériau, est ce de quoi est faite cette statue. Un pey plus loin en Phys. II 3, Aristote souligne qu'en plus du matériau des objets fabriqués, sont des choses dont sont faites autres choses aussi bien les lettres des syllabes que les divers éléments (feu, terre, eau, air) constitutifs des corps, les parties d'un tout ou les prémisses d'une conclusion . Ce qui est cause dernière en tant que ce de quoi est faite autre chose l'est donc en tant que cause matérielle.

La deuxième manière d'être cause dernière, poursuit Aristote, c'est de l'être en tant qu'essence ou partie de l'essence d'autre chose, c'est-à-dire, diront les scolastiques, en tant que cause formelle. L'essence (ousia) d'une chose, c'est ce que décrit sa définition (logos) ; c'est l'ensemble constitué des attributs dont elle ne peut pas ne pas être sujet dès lors qu'elle existe. En d'autres termes, l'essence d'une chose, c'est l'être que cette chose était

(to ti en einai), c'est-à-dire l'ensemble de ce qu'une chose était, est encore, et sera pour

toujours. Par exemple, 'animal rationnel' est l'essence de tout être humain parce que chaque être humain était, est et sera pour toujours un animal et un être rationnel (capable de raisonner). 'Animal' et 'rationnel' sont pour leur part les deux parties de l'essence de tout être humain. Ce qui est cause dernière en tant qu'essence ou partie de l'essence de quelque chose l'est donc en tant que cause formelle.

La troisième manière d'être cause dernière, nous dit Aristote, c'est de l'être en tant que principe premier à l'origine du mouvement ou du repos d'un être, c'est-à-dire, diront les scolastiques, en tant que cause efficiente. En termes plus simples, ce qui est cause dernière en tant que cause efficiente est cause dernière en tant que moteur d'autre chose124, c'est-à- dire en tant que chose qui meut autre chose selon tel mouvement ou en tant que chose qui a mû autre chose en vue de tel repos. Par exemple, pour Aristote, le père est une chose qui meut un certain matériau de manière à y faire apparaître un certain repos, à savoir la forme

Phys. Il 3 195a 16-19. Phvs. 117 198a24.

d'un autre être humain, celle d'un enfant. Ce qui est cause dernière en tant que moteur d'autre chose l'est donc en tant que cause efficiente.

La quatrième manière d'être cause dernière, nous dit Aristote, c'est de l'être en tant que fin ou ce en vue de quoi pour autre chose, c'est-à-dire, diront les scolastiques, en tant que cause finale. Être un ce en vue de quoi ou une fin pour autre chose, c'est, par exemple, être comme la santé pour la promenade : la santé est une fin pour la promenade parce que le mouvement de se promener concourt au mouvement vers la santé, tout comme le mouvement des jambes concourt au déplacement du corps. Ce qui est cause dernière en tant que fin d'autre chose l'est donc en tant que cause finale.

Ceux qui sont familiers avec les paraphrases de Phys. II 3 que nous servent habituellement les ouvrages d'introduction à la pensée d'Aristote auront remarqué que celle que nous venons d'offrir en diffère légèrement. En effet, selon les paraphrases habituelles, Aristote affirmerait ici que l'airain est la cause dernière d'une statue donnée en tant que ce de quoi elle est faite, que le rapport de deux à un est la cause dernière de l'octave en tant que partie de son essence, que le père est la cause dernière de l'enfant en tant que moteur de sa génération, et que la santé est cause dernière de la promenade en tant qu'elle est sa fin. C'est parce qu'elle comprend Phys. II 3 de cette façon que M. Canto-Sperber se permet de résumer la théorie aristotélicienne des quatre espèces de la cause dernière à travers l'exemple suivant : « Prenons l'exemple plus complexe d'une maison. La cause matérielle représente les briques, le mortier, le bois et les pierres ; la cause formelle désigne l'arrangement de ces composants ; la cause motrice est le constructeur ou l'art de construire ; enfin, la cause finale, c'est le but du constructeur : fournir un abri '. » Sans être tout à fait faux, ce genre d'interprétation, qui fait dire à Aristote que toute cause dernière est cause dernière d'une substance (par exemple : d'une maison) et que chaque substance possède quatre causes dernières12(', souffre d'un manque flagrant de rigueur et de précision : comme nous l'avons montré dans les sections précédentes, toute cause dernière

M. Canto-Sperber, « La théorie de la causalité », p. 337.

126 Pour une interprétation du même type, voir W. D. Ross, Aristotle, p. 75. Pour une interprétation un peu

plus nuancée, mais néanmoins semblable, voir J. Follon, « Réflexions sur la théorie aristotélicienne des quatre causes », p. 3 19 et p. 328-33 1.

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est telle relativement à un fait, et chaque fait ne possède qu'une et une seule cause

dernière ! Ce genre de méprise, qui ne peut manquer de se produire quand on cherche à

interpréter Phys. II 3 indépendamment du contenu de An. post. II, nous montre que le constat suivant de Hegel est peut-être toujours d'actualité :

On peut trouver une raison d'être prolixe au sujet d'Aristote, si l'on considère qu'aucun philosophe n'a subi autant de tort de la part de traditions entièrement dénuées de pensée qui se sont perpétuées au sujet de sa philosophie, et qui sont encore à l'ordre du jour, bien qu'il ait été des siècles durant le maître de tous les philosophes. On lui attribue des vues qui sont diamétralement opposées à sa philosophie. [...] Personne pour ainsi dire ne connaît ses œuvres spéculatives et logiques [...]. Aujourd'hui encore, notamment chez les Français, existent des vues entièrement fausses au sujet d'Aristote .

Mais cela dit, si on interprète Phys. II 3 en tâchant d'y voir un propos consistant avec celui des Seconds analytiques, on est forcé de constater, d'une part, qu'Aristote n'y étudie pas tant les quatre modalités de la relation d'une cause dernière à ce dont elle est cause dernière que chacune des relations suivantes : la relation constitué / constituant, la relation être / essence, la relation mû / moteur et la relation moyen / fin. C'est l'interprétation que nous mettons de l'avant. D'autre part, on est aussi forcé de se distancier de la lettre de

Phys. II 3 (et de Metaph. 1 3) pour en considérer l'esprit. À première vue, Aristote semble

soutenir que tout ce qui est cause dernière est constituant, essence (ou partie de l'essence), moteur ou fin d'autre chose ; du moins, c'est ce que dit la lettre du texte. Mais en étudiant celui-ci parallèlement à An. post. Il 11, où Aristote donne des exemples de relations causales, on découvre qu'il est impossible que l'esprit de Phys. II 3 corresponde directement à sa lettre : il est impossible qu'Aristote cherche à y dire que toute cause dernière est constituant, essence, moteur ou fin d'autre chose. En fait, selon nous, il ne peut chercher à dire que ceci : que toute cause dernière est ou bien relation d'un constitué à son

constituant, ou bien relation d'un être à son essence (ou à une partie de son essence), ou

bien relation d'un mû à son moteur, ou bien relation d'un moyen à sa fin.

G. W. F. Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, tome 3, La philosophie grecque. Platon et Aristote, p. 500.

Partons de l'exemple qu'il utilise en An. posl. II 11 pour illustrer la relation qui lie une eause finale au fait dont elle est cause dernière :

La promenade après le dîner, C, pour que les aliments ne restent pas en haut, B, pour être en bonne santé, A. Alors posons qu'à se promener après le dîner appartient que les aliments ne restent pas à l'entrée de l'estomac, et que ceci est être en bonne santé. Il semble, en effet, qu'à se promener, C, appartienne B, que les aliments ne restent pas en haut, et qu'à ceci appartienne A, être en bonne santé. Quelle est donc la cause de ce qu'à C appartienne A, le ce en vue de quoi ? C'est B, le fait que les aliments ne restent pas en haut .

Si on comprend cet exemple de manière littérale, on devrait conclure que dans la situation décrite par Aristotc, la digestion des aliments (« que les aliments ne restent pas en haut ») est la cause dernière du fait que la promenade soit sujet de la santé. Or, un tel fait est complètement absurde : jamais la promenade n'a été et ne sera un certain type de santé, et jamais elle n'a pu et ne pourra être en santé ! La santé, en effet, n'est ni un genre, ni un attribut accidentel possible de la promenade. Quel fait Aristote pourrait-il donc être en train d'essayer de décrire quand il parle du fait qu'à C appartienne A, du lait que la promenade soit «sujet» de la santé? D'après le contexte, le fait qu'il essaie de décrire semble ne pouvoir être que le suivant : le fait que la promenade soit un moyen en vue de la santé. De même, on ne peut pas penser que pour Aristote, la digestion des aliments serait un genre ou un attribut accidentel possible de la promenade, si bien qu'il faut poser que pour lui, la cause dernière du fait que la promenade soit un moyen en vue de la santé n'est pas tant la digestion des aliments que l'être-moyen en vue de la digestion des aliments. La promenade est un moyen en vue de la santé parce que la promenade est un moyen en vue de la

digestion des aliments.

L'exemple précédent suggère qu'en réalité, la cause finale n'est pas tant la fin elle-même (la digestion des aliments) que la relation moyen-lin (l'être-moyen en vue de la digestion des aliments). Autrement dit, toute cause finale serait relation d'un moyen à une fin. Si on reporte cette analyse sur chacune des autres espèces de la cause dernière, on peut dire que la cause matérielle n'est pas tant le constituant que la relation d'un constitué à son constituant, la cause formelle, pas tant l'essence que la relation d'un être à son essence, et

64 la cause efficiente, pas tant le moteur que la relation d'un mû à son moteur. Ainsi, d'un point de vue général, notre analyse suggère que pour Aristote, toute cause dernière est une relation dont l'expression langagière se réduit à l'une des quatre formes suivantes : « être constitué de X », « être défini par X », « être mû par X » ou « être un moyen en vue de X ». foute cause dernière dont l'expression langagière est réductible à la forme « être constitué de X » est une cause matérielle ; à la forme « être défini par X », une cause formelle ; à la forme « être mû par X », une cause efficiente ; à la forme « être un moyen en vue de X », une cause finale. Mais cela dit, il ne faut pas manquer d'observer qu'au moment où vient le temps de nommer la cause dernière d'un fait, Aristote s'exprime généralement de manière plus ramassée en se contentant de nommer le « X » qui fait partie de la relation qui en est l'authentique cause dernière ; d'où le fait que ses écrits laissent par endroits penser que pour lui, la cause dernière d'un fait à un instant donné est soit le constituant du sujet de ce fait, soit son essence, soit son moteur, soit sa fin. Mais comme nous venons de le montrer, telle n'est pas sa pensée profonde.

Voilà donc énumérées et très brièvement caractérisées les quatre espèces de la cause dernière selon Aristote. En Metaph. I 10, Aristote est formel : il y a quatre espèces de la cause dernière - pas plus, pas moins - et ce sont celles qu'il a identifiées129. Selon nous, cette thèse d'Aristote est à proprement parler indémontrable au sens où elle ne peut être établie de manière déductive. Elle ne peut qu'être tenue pour vraie tant et aussi longtemps qu'on ne trouve rien qui puisse la falsifier, c'est-à-dire tant qu'on ne trouve pas une cause dernière (i.e. un être qui soit tel que les trois critères pour qu'il soit la cause dernière d'un lait soient satisfaits) dont l'expression langagière ne serait pas réductible à l'une des quatre formes exposées ci-haut. On peut penser qu'Aristote est du même avis, puisqu'il ne cherche aucunement à démontrer sa thèse : il soutient simplement que ni lui-même ni ses prédécesseurs philosophes ne sont parvenus à identifier un seul cas de cause dernière qui n'appartienne pas à l'une de ces espèces :

|... | nul de ceux qui ont traité du principe et de la cause n'a rien énoncé qui ne puisse rentrer dans les causes que nous avons nous-mêmes déterminées dans la