§1. Un droit subjectif au travail
75. « L’effet dumping social » dans la Caraïbe.
« c’est là une loi économique que personne ne songe à contester, la demande va où les prix sont les plus faibles. Et les capitaux sont ainsi attirés par le coût du travail le plus faible. La protection juridique accordée aux salariés a un coût, lequel génère une fuite de capitaux, de l’emploi »553.
De ce mode d’orientation de l’économie sourd le phénomène du dumping social
554. Ce dernier
emporte diverses conséquences profitables au secteur privé – une main d’œuvre facile, des facilités
de rupture contractuelle notamment – dont s’accommodent certains Etats afin d’attirer
l’investissement et augmenter l’emploi. Le dumping social est la conséquence de causes, alternatives
ou cumulatives, multiples. Elles se déclinent en cause primaire et cause secondaire selon la
focalisation empruntée. En principe, la législation sociale n’est pas toujours le fruit d’un pur calcul
motivé par les circonstances propres au pays mais aussi celui d’une tradition juridique conjugée aux
niveaux variables de développement. Laquelle tradition fait du droit social – common law –, le produit
de l’affrontement de forces aux intérêts antagonistes
555. A cet égard, à l’inverse du droit civiliste du
travail, la common law du travail du Commonwealth caribéen est un « droit des forts ». Et, pour cause,
552 BODIN, J. Le droit subjectif, Paris, Dalloz, 2007, p. 2. Italiques en langue française ajoutés.
553 E.DOCKES, « Le droit du travail. Justifications et moyens d’un droit du travail mondial, in Loquin, E. et Kessejian, C.
(Dir.), La Mondialisation du droit, Paris, Litec, 2000, pp. 464-465.
554 « le dumping social n’est pas un simple état de différences entre les standards sociaux des divers pays, mais une pratique consistant à abaisser (« dégrader ») ces standards pour créer un avantage concurrentiel favorisant les entreprises locales ou un attrait pour des investisseurs » AUZERO,G.,BAUGARD,D. ET DOCKES,E. Droit du travail, op.
cit., p. 48, note 7.
555 “The common law, unlike the civil law systems (…), is based on case law and is characterized by ad hoc formulation of legal
rules and regulations. In contrast, in the civil law systems, law is characterized by legal legislation and the code, which are deliberate forms of legal policy making. This has had ramifications for labor law regulation in common law countries because the defining characteristic in common law is nonintervention by government. Labor regulation is therefore dependent on market forces and the strength of the bargaining parties. Legislation is usually relatively late in coming, and even where it occurs it is often distorted by case law” A.S.DOWNES,N.
MAMINGI ET R.-S.BELLE ANTOINE, “Labor Market Regulation and Employment in the Caribbean”, in Law and Employment.
Lessons from Latin America and the Caribbean, Chicago and London, The University of Chicago Press, 2004, p. 520. Nous soulignons.
Axel Liroy | Le tourisme des Antilles françaises saisi par le droit économique | 2020
s’il reprend les crédos classiques – l’interdiction de discriminer, l’interdiction du travail des enfants
notamment –, il ne s’embarrasse pas de procédures excessives à l’image du Code antiguayen du
travail
556. Rappelons qu’en common law, bien que la codification du droit reste accessoire
essentiellement observée comme inefficace empêchant l’idéale application du droit au fait, elle n’est
pas inexistante. En matière de licenciement – l’une des manifestations les plus larges du pouvoir
économique de direction –, l’employeur dispose d’un pouvoir de résiliation unilatérale. Il vise la
capacité, dans certaines circonstances, de rompre le lien contractuel à tout moment, sous n’importe
quelle forme et sans avoir à satisfaire à une obligation d’information préalable
557. Somme toute, un
droit de licencier. Dans les codes caribéens du travail, les lieux de flexibilité textuelle ne sont pas
légion. D’inspiration civiliste, ils reprennent les mêmes canons protectionnistes tels que
l’obligatoriété de la convention collective
558, le droit de grève
559. La véritable flexibilité ne se situe
pas dans la loi mais dans le contrat – apprécié spécialement (au cas par cas) par les juges –, creuset
de droits sociaux, obtenu de la négociation contractuelle en matière de temps de travail, de
licenciement et plafonds indemnitaires, de période d’essai notamment, sous réserve de lois
impératives. Aussi, independamment de l’existence d’une législation, souvent, l’obstacle résulte des
désordre et carence institutionnels, des niveaux de pauvreté. La République dominicaine pourtant
pays de tradition civiliste s’étant doté d’un droit du travail codifié
560se révèle, à la source, en deçà
des niveaux d’effectivité du droit escomptés
561. Dans la Caraïbe, cette flexibilité du droit constitue
un lieu où s’engouffre inévitablement la puissance économique, amplifiée, entre autres, par un
niveau d’éducation ou d’accompagnement particulièrement bas d’une part importante de la
population réduisant d’autant le recours à la justice et favorisant, par là même, l’épanouissement de
556 URL : http://laws.gov.ag/acts/chapters/cap-27.pdf
557 Art. C9 §1 Labour Code (Antigua et Barbuda) : “An employer may, without advance notice, terminate the employment of
any person who has engaged in misconduct related to his work”. En cas de préavis de licenciement, l’employeur dispose d’un
pouvoir de résiliation unilatérale anticipé assorti d’une obligation indemnitaire (Art. C9 §4 dudit Code). Il en va également en droit lucien, en cas de faute lourde (Art. 133 § 1, Labour Code (Sainte-Lucie), 2006 : “ An employer is
entitled to dismiss, summarily without notice, an employee who is guilty of serious misconduct of such a nature that it would be unreasonable to require the employer to continue the employment relationship”), en cas de faute simple (Art. 135 et s., Labour Code
(Sainte-Lucie) 2006). Il reste que l’appréciation de la faute lourde, variablement soumise à exégèse, demeure à la discrétion de l’employeur confirmée ou non par les prétoires. Mais, dans ce dernier cas – l’infirmation par les prétoires –, encore faudrait-il qu’ester en justice soit rendu facile par un accès à la justice lui-même rendu facile et un seuil d’éducation suffisant de l’auteur de ladite faute présumée.
558 Art. 378 et suivants Labour Code (Sainte-Lucie) 2006.
559 Art. 385 Labour Code (Sainte-Lucie) 2006 : “A person does not commit a delict, a breach of contract or abreach of a
collective agreement merely by taking part in a strike or alockout in compliance with this Code”.
560 URL : http://mt.gob.do/images/docs/biblioteca/codigo_de_trabajo.pdf
561 En guise d’illustration, l’inobservation par les employeurs de l’obligation au repos hebdomadaire, défaut de paiement des heures supplémentaires et jours fériés, défaut de paiement du salaire minimum, non déclaration de salariés, défaut des cotisations de sécurité sociale notamment. P.GARCIA, « Violaciones más frecuentes al Código de Trabajo
Axel Liroy | Le tourisme des Antilles françaises saisi par le droit économique | 2020
pratiques illicites. Cela encourage les effets d’aubaine au profit de l’investisseur ou de l’opérateur
économique étranger. Il suffit à cet égard de penser aux différentiels de salaires notamment si l’on
compare les salaires minima dans la Caraïbe
562ou encore en matière de croisière où les travailleurs
du service constituent une main d’œuvre bon marché quant à la pratique de temps de travail
exorbitants, à l’absence de salaire minimum notamment. Cela est possible grâce au système des
navires battant pavillon de complaisance – « un navire qui bat le pavillon d’un pays autre que le
pays de propriété réelle de ce navire »
563. Par ce biais, les lois de l’Etat étranger sous la banière
duquel le navire de croisière s’est enregistré s’appliquent à lui.
Diamétralement, la France donne à voir un verrouillage de l’économie par le droit
564. Nous
distinguons cinq phases.
76. L’embauche. Elle est la phase marginale où la disproportion de puissance entre
l’employeur et le salarié potentiels est à son paroxysme. S’ils ont en commun la nécessité –
respectivement d’embaucher et d’être embauché –, c’est au niveau de l’impérativité qu’ils divergent
– sauf cas particuliers, le salarié a davantage besoin d’être embauché que l’employeur de
l’embaucher en l’état actuel d’un monde du travail corseté. Le législateur est venu relativiser cette
liberté en apparence absolue – l’exemple du droit subjectif de ne pas faire l’objet de
discrimination
565. Au surplus, il n’est aucune obligation légale à l’embauche. A ce stade, le pouvoir
économique se situe du côté de l’employeur. Tout se complique une fois l’offre d’embauche
acceptée soit une fois l’obligation créée.
562 Ainsi, là où, en Martinique, les employeurs-hôteliers doivent s’acquitter pour une femme de chambre d’un salaire mensuel brut moyen de mille huit cent cinquante-neuf euro charges sociales comprises pour trente cinq heures travaillées, inversement, à Sainte-Lucie, s’il est fixé un salaire minimum, conformément aux prérogatives gouvernementales(Art. 68, Labour Code (Saint-Lucie) 2006), il s’établit à un dollar vingt-sept centimes(URL :
https://www.minimum-wage.org/international/saint-lucia) soit un euro et six centimes de l’heure. Sur une base légale
hebdomataire de quarante heures travaillées(Art. 27 §1, Labour Code (Sainte-Lucie) 2006), le salaire brut mensuel d’une femme de chambre – payée au salaire minimum – serait d’environ cent soixante euro – il n’est en réalité que de cent vingt-huit euro en moyenne. En gardant le même échantillon – la femme de chambre –, en 2015, à Sint Maarten, il s’élève à six cent soixante euro mensuels sur une base légale de quarante-huit heures travaillées ; en République Dominicaine, à cent quatre-vingt-quatorze euro mensuels sur une base légale de quarante-quatre heures travaillées ; à la Barbade à quatre cent soixante-dix-huit euro mensuels pour quarante heures travaillées. Source Rapport de la société KPMG sur les performances d’exploitation hôtelière à l’occasion de la conférence de presse « Schéma directeur de développement hôtelier et para-hôtelier de la Martinique » tenue le 24 mars 2015, p. 8.
563 Source ITF (URL : https://www.itfglobal.org/fr/sector/seafarers/pavillons-de-complaisance).
564 BADINTER,R. ET LYON-CAEN, A. Le travail et la loi, Paris, Fayard, 2015, 80 p.
Axel Liroy | Le tourisme des Antilles françaises saisi par le droit économique | 2020
77. La création et la vie du lien d’obligation. La conclusion d’un contrat de travail écrit
566– qu’il soit à durée indéterminée
567, déterminée
568, temporaire
569– ouvre droit au salarié français à
sa survie économique ; une survie à garanties multiples. Dans le cadre du contrat à durée
indéterminée, elle intègre notamment des conditions de modification et d’exécution du contrat, la
prise en compte des circonstances familiales telle que la grossesse nécessitant un aménagement du
travail – l’objectif étant notamment celui de la protection d’un salarié exposé aux chômage et
discrimination –, l’altération imprévisible et irrésistible de la capacité de travail – maladie, accident
570notamment. Dans le cadre du contrat à durée déterminée, elle vise les conclusion, exécution et
conditions de rupture du contrat. Il pèse en outre sur l’employeur un risque élevé de requalification
du lien juridique – de contrat à durée déterminée à contrat à durée indéterminée –, en cas de
non-respect de certaines règles
571. Il existe aussi un risque de sanctions pénales accru – en cas
méconnaissance des stipulations, de renouvellement du contrat transgressif d’une convention ou
d’un accord de branche notamment
572. L’esprit d’un traitement protecteur est globalement repris
dans le cadre d’un contrat temporaire tel que le contrat de mission
573. La protection du salairé
français est, en outre, garantie par l’ombre bienveillante des conventions collectives négociées –
réglementaires en substance – aux vertus organisatrices, palliatives couvrant toute la surface de la
relation contractuelle voire post-contractuelle
574. Aussi, durant le contrat, par une représentation
extra-entreprise – la représentation syndicale
575– :
566 « (…) le contrat de travail est la convention par laquelle une personne physique s’engage à mettre son activité à la disposition d'une autre personne, physique ou morale, sous la subordination de laquelle elle se place, moyennant une rémunération » Cass. soc., 16 septembre 2009, n° 08-41494. V. notamment, AUZERO,G.,BAUGARD,D. ET
DOCKES,E. Droit du travail, op. cit., pp. 261-377.
567Art. L. 1221-1 et s. du Code du travail.
568Art. L. 1242-1 et s. du Code du travail.
569Art. L. 1251-1 et s. du Code du travail.
570 En application des articles L. 411-1 et suivants du Code de la sécurité sociale, la Cour d’appel de Paris, par un arrêt confirmatif, a qualifié d’accident de travail, le décès d’un employé lors d’un rapport sexuel dans le cadre d’une mission qu’il accomplissait pour son employeur au motif que « (…) un rapport sexuel est un acte de la vie courante » Cour d’appel de Paris, pôle 6, ch. 12, 17 mai 2019, n° 06/08787.
571Art. L. 1245-1 et 1245-2 du Code du travail.
572Art. L. 1248-1 et s. du Code du travail.
573Art. L. 1251-11 et s. du Code du travail.
574 Art. L. 2211-1 et s. du Code du travail. V. notamment, FERKANE, Y. L’accord collectif de travail. Etude sur la
diffusion d’un modèle, Paris, Dalloz, Coll. « Nouvelle bibliothèque des thèses », 2015.
575 Sixième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : « Tout homme peut défendre ses droits et ses
Axel Liroy | Le tourisme des Antilles françaises saisi par le droit économique | 2020
« Par-delà la diversité des droits nationaux, la représentation collective des salariés s’est toujours calquée sur l’organisation du pouvoir économique patronal, car elle a toujours eu pour objet d’équilibrer le rapport des forces avec les employeurs »576.
Elle est un contre-pouvoir intra-entreprise variable selon la taille de l’entreprise
577comme l’illustre
le comité social et économique
578. Une protection garantie aussi par une rémunération dont le seuil
est fixé au SMIC
579, par un temps de travail borné à trente-cinq heures hebdomadaires
580pouvant
être dépassé – heures supplémentaires
581, heures d’équivalence
582notamment – dans des conditions
très strictes variables notamment selon la qualité du travailleurs – âge, profession notamment – et
borné à des plages journalières – la volonté économique d’ouverture des commerces le dimanche
rencontre l’obstacle de l’obligation au repos hebdomadaire donné en principe le dimanche
583, y
compris dans son versant dérogatoire
584. On note également un encadrement des horaires de travail
– le travail de nuit
585–, un congé payé
586majorable notamment par le bénéfice de jours accordés au
titre de la réduction du temps de travail (RTT) selon la profession et nombreux autres congés
thésaurisables pour la plupart par le biais d’un compte épargne-temps
587hors jours fériés, repos
dominical – effectif dans l’immense majorité des professions. Il est également une faculté de
suspension du contrat de travail dans le cadre de laquelle son inexécution temporaire est autorisée
sans que soit crainte la rupture du lien contractuel – grève
588, droit de retrait
589, maladie
590,
576 A.SUPIOT, « Critique de la « régulation » ou le droit du travail saisi par la mondialisation » (Préface de l'édition « Quadrige »), in Supiot, A. (Dir.), Critique du droit du travail, Paris, Presses Universitaires de France, 2015, p. XL.
577 Huitième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : « Tout travailleur participe, par l'intermédiaire
de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises ».
578Art. L. 2311-2 et s. du Code du travail.
579 Salaire minimum interprofessionnel de croissance. Art. L. 3231-2 du Code du travail.
580 Art. L. 3121-27 du Code du travail : « La durée légale de travail effectif des salariés à temps complet est fixée à trente-cinq
heures par semaine ».
581Art. L. 3121-28 et s. du Code du travail.
582Art. L. 3121-13 du Code du travail.
583Art. L. 3132-1 et s. du Code du travail.
584Art. L. L. 3132-26 et s. et L. 3132-5 et s. du Code du travail.
585Art. L. 3122-1 à L. 3122-14 du Code du travail.
586Art. L. 3141-3 et s. du Code du travail. « Le salarié a droit à un congé de deux jours et demi ouvrables par mois de travail
effectif chez le même employeur » (Art. L. 3141-3).
587Art. L. 3151-1 et s. du Code du travail. « Le compte épargne-temps permet au salarié d'accumuler des droits à congé rémunéré
ou de bénéficier d'une rémunération, immédiate ou différée, en contrepartie des périodes de congé ou de repos non pris ou des sommes qu'il y a affectées » (Art. L. 3151-2, al. 1er).
588Art. L. 2511-1 du Code du travail.
589Art. L. 4131-1 et s. du Code du travail. Le salarié n’encourt aucune sanction ni retenue sur salaire (Art. L.
4131-3) ; l’exercice de ce droit n’est soumis à aucun préavis. Nota bene : L’exercice de ce droit constitue en Martinique,
au cours de ces dernières années, un motif récurrent de discontinuité du service public du transport terrestre de personne.
Axel Liroy | Le tourisme des Antilles françaises saisi par le droit économique | 2020