5. RÉCIT
5.4 Nourrisson comme nourriture
Ma sortie intra-utérine a donné lieu à d'autres sorties. Ma mère, étant toujours
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hospitalisée suite à ma venue au monde, j'ai été « placée » jusqu'à environ trois mois chez
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Madame Latendresse tout en faisant des allers-retours à ma mère, ma famille puis à
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l'hôpital. À l'âge de deux mois, j'ai été hospitalisée une première fois dans le même hôpital
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que ma mère pendant neuf jours dû à une gastro-entérite, bronchite et anémie. Une
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semaine après mon congé de l'hôpital, j'y revenais pour trois semaines à cause des
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mêmes problèmes de santé.
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Des allers-retours à la fois étourdissants et engourdissants. Il m'apparaît
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cependant que Madame Latendresse a été, pendant les premiers moments de mon
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existence, possiblement la personne la plus disponible au plan affectif. À quelques
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reprises, ma mère m'a dit que cette nourrice m'a tellement aimée qu'elle souhaitait
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vivement m'adopter. Je l'ai crue et je me souviens de la réjouissance qui m'habitait à l'idée
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d'avoir été tant désirée. Aujourd'hui, ce souvenir qui remonte à la surface continue à me
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nourrir de bonheur tout comme lorsque je marchais sur une des rues de ma municipalité
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avec Madame Latendresse, ma petite main timide dans la sienne, vers l'âge de trois ans.
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Elle aurait continué à venir me voir parfois, après mon retour définitif à ma famille.
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Il y a quelques mois, j'ai parlé à mon père de cet épisode chez Madame
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Latendresse et des hospitalisations. Bof! Il se souvenait plus ou moins de ce placement et
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son souvenir quant à mes hospitalisations, encore moins. Selon lui, j’étais un nourrisson
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très en santé. Pourtant, mon dossier médical de naissance, dont je dispose depuis peu,
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me dit autre chose. Enfin, ma sœur Diane se souvient bien de cette femme comme d'une
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personne présente dans notre milieu familial. Ouf! Quelqu’un se souvient. En me
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remémorant cette époque de ma vie, je me sens à la fois animée d'une tendresse pour
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cette femme et reconnaissante du fait qu'elle a été bienveillante envers moi.
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Puis, un retour à ma mère vers l'âge de trois mois. Je crois bien que ce retour, du
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moins pour moi, fut vécu comme étant forcé. Peut-être l'a-t-il aussi été pour ma mère. Je
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sens que mes élans se tournent davantage vers ma nourrice que ma mère. J'ai en
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mémoire un souvenir bien incrusté dans mes cellules. Je ne sais comment il est possible
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que je me rappelle un tel événement alors que je ne devais avoir que cinq ou six mois
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d'existence? Pourtant, à quelques reprises, il m'a été possible de valider auprès de ma
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mère certains éléments liés à ce souvenir. Puis, il s'avère que ce dernier est exact. Voilà,
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j'étais dans mon lit de nourrisson qui était situé dans l’encadrement de la porte entre la
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cuisine et le salon. Je me revois, je sens… me tenant plus ou moins debout, tant bien que
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mal avec l'appui des barreaux de mon lit. Ma mère n'est pas très loin, je la sens tel un
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animal. Je la vois qui va et vient dans l'appartement. Je pleure avec toute la puissance de
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mes poumons. Je lance ma suce par terre pour qu'elle vienne à moi, je l’appelle du haut
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de mon berceau. Je veux lui tendre les bras et qu’elle réponde à l’appel de ceux-ci. Elle
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arrive enragée, me donne ma suce et s'en va. Je hurle de plus bel et bien plus
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puissamment qu’elle. De nouveau, je lance ma suce dans l'univers afin qu'elle m’attrape
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au vol avant que je ne m’échappe, que je lui échappe! Elle me redonne ma suce avec une
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envie de m'étrangler.
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Dans la même période, cette expérience se reproduira. Il fait nuit. Je suis couchée
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dans mon lit de nourrisson, je pleure et je crie sans cesse. Ma mère arrive furieuse. Elle
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me donne ma suce et part. À quelques reprises, le même scénario se répète. Elle fulmine.
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Nous fulminons. Je me souviens de la sensation, mais non de son geste. Elle part à la
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cuisine chercher les ciseaux. Elle ouvre la lumière de la chambre, me présente les ciseaux
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sous les yeux et coupe ma suce. Je n'ai plus jamais demandé ma suce et j'ai cessé de la
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déranger la nuit, du moins pendant quelques années. Le sevrage sauvage s'est opéré en
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un tour de « passe-passe ». Avec fierté, ma mère m'a raconté à maintes reprises
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comment elle est venue à bout de mes crises et de mes incessantes demandes.
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Elle n'a eu qu'à poser un geste simple aux conséquences toutefois désastreuses.
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Je n'ai plus demandé le réconfort d'une suce ni d'une mère. L'étreinte était impossible.
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Cela a été sa façon, bien à elle, de m'étrangler.
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Puis, je devais avoir environ trois ans. Je jouais avec ma poupée dans le salon. Ma
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mère était tout près, affairée à plancher sur sa maudite planche à repasser. Je voulais
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qu'elle joue avec moi, je voulais qu'elle soit avec moi. Non, elle avait autre chose de plus
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important à faire que de jouer avec moi. Non, je n'étais pas importante pour elle. Elle n'en
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avait rien à foutre. Je la sentais triste et déprimée. Il me semble que je m'imprégnais du
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pire d'elle-même, que je me fusionnais à elle tellement j'avais besoin de son contact.
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Après le dîner, comme pour bien d’autres enfants, elle me forçait à faire la sieste. Je
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haïssais ces temps de repos imposés. Aujourd'hui, à tort ou à raison, il me semble que la
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sieste était un prétexte pour se débarrasser de moi. Je sollicitais désespérément son
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contact et elle fuyait le mien. En évoquant ce souvenir, il résonne cette incapacité pour elle
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d'être avec moi en termes de présence affective. De nouveau, je m’enfonçais dans des
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expériences de solitude et d'isolement. Ma mère était froide et cela m'a transie. De cette
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période de ma vie, je n'ai aucun souvenir de mon père, ni de mes sœurs et frère comme si
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ma mère et moi étions seules au monde, isolées et esseulées.