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5. RÉCIT

5.8 La débâcle

La débâcle des écluses a eu lieu à l'été 2004. Trois semaines avant le quatorze

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juin de cette même année, le téléphone a sonné. Pourtant, il sonnait à une heure tout à

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fait habituelle. Ma sœur Diane est au bout du fil. Elle m'annonce que notre mère a encore

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essayé de se tuer. Cette dernière est hospitalisée aux soins intensifs de l'hôpital où je suis

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née. Je les ai bien comptées ses tentatives. Ma mère est morte à huit reprises dans sa

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vie. Cette fois, je me sentais différente des autres fois où elle mourait toujours un peu plus.

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Étonnamment, je ne me sentais pas particulièrement agressive envers elle, mais

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extrêmement triste et touchée de la savoir si souffrante. Avec tout mon cœur et mes

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larmes, je me suis rendue à l'hôpital. Je la revois en écrivant ces mots et j'éprouve de la

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tendresse envers elle. Son organisme était branché à toute une panoplie de fils tenant sa

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vie comme à un fil. Elle dormait au moment où je suis arrivée. Lors de son réveil, je me

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suis approchée près d'elle. Maman ne pouvait parler. Je ressentais un besoin pressant de

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lui dire que j'étais d'accord avec son geste, que je l'aime, que je reconnaissais le fait

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qu'elle en avait assez de vivre cette souffrance. Je pleurais beaucoup en lui disant tout ça.

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J'ai ainsi voulu lui dire que j'étais avec elle et que je souhaitais qu'elle soit avec moi.

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C'est dans la mort que j'ai senti ma mère avec moi, et ce, pour la première fois de

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ma vie. J'ai prié pour qu'elle meure rapidement. Je savais que c'était son souhait. Elle a

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mis trois semaines avant de partir, et ce, malgré les pronostics des médecins qui disaient

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qu'elle pourrait vivre encore trois ans. À tort ou à raison, j’ai toujours pensé qu'elle était

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morte plus tôt, en partie parce que je lui ai dit que j'étais en accord avec le fait qu'elle nous

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quitte. Ma mère a posé ce dernier geste suicidaire, car elle avait appris la veille qu'elle

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était possiblement atteinte d'un cancer des os. Pendant son hospitalisation, la médecine a

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diagnostiqué un deuxième cancer, celui-là au cerveau. Et puis, quelques années

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auparavant, elle avait eu un cancer du sein. Elle a eu raison de vouloir mourir, car elle n'en

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pouvait plus de surmonter les cancers qui la rongeaient de toute part.

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À l'intérieur des trois semaines avant son décès, je suis allée la voir le plus souvent

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possible à l'hôpital. J'avais toutefois l'impression d'être de trop, que le vivant était de trop

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dans sa vie. Il y avait urgence qu'elle nous quitte et cela n'arrivait pas assez vite. Elle se

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montrait plutôt indifférente vis-à-vis moi. J'avais le sentiment qu'elle contenait au mieux

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son agressivité. J'ai compris qu'elle était déjà partie. Il ne restait que les soubresauts de

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son corps. Elle est décédée en compagnie de ses quatre enfants le 14 juin 2004. Ma

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peine était mêlée de soulagement. Je savais que, plus jamais, je ne recevrais de coups de

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fil m'annonçant qu'elle avait attenté à ses jours. Je me sentais en paix avec ma mère.

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Momentanément, nos cœurs s'étaient accordés. Et puis, la lecture du testament s'est

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effectuée en famille, suite aux funérailles. Mes parents étant divorcés, mon père n'y était

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pas. Tout m'a semblé bien se passer malgré quelques tensions relativement bien gérées

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selon ma perception, à l'époque. Pourtant, la grisaille du moment a fait place à la grande

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noirceur chez les quatre enfants. Les absents ont souvent tort et quelques jours plus tard,

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d'un commun accord tacite, semble-t-il, mes sœurs et frère ont fait débouler sur moi une

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série de reproches que je considère totalement injustifiés et scabreux. Petite, j'étais le

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bouc émissaire et le suis encore. Quand ma famille a mal, il semble qu’elle ne puisse faire

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autrement que de déverser sa misère sur autrui, incapable d'un regard interne.

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Lorsque ma nièce était au bord de la mort, dû à l'anorexie en 1998, ma sœur m'a

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accusée d'en être responsable parce qu'un beau jour d'été, j'avais dit à ma nièce qu'elle

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avait une poitrine bien développée, comme nous toutes. Sa mère m'a par la suite interdit à

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tout jamais de parler du corps, surtout des questions de poids pouvant s'y rattacher. Le

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poids a une histoire lourde chez nous. On m'a interdit de visiter ma nièce à l'hôpital. En

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présence de ma famille, je pèse le poids de mes mots à la queue leu leu. Je me sens

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marcher sur la pointe des pieds, étrangère telle une immigrée venant de nulle part. Je ne

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me sens pas appartenir à ma famille. Nonobstant, je m'appartiens en entièreté. J'aime

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mon corps, je le trouve beau. J'aime mes courbes sensuelles. J'aime ma bouche, mes

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cheveux naturellement bouclés, ma chair qui aime toucher et être touchée. Je suis une

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femme qui aime être une femme. J'existe et j'exulte! J'ai un corps et j'en suis heureuse.

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Je ne suis pas venue au monde pour me sacrifier et je ne me donnerai pas telle

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une chair à canon pour vous secourir. Les malheurs de ma mère et de ma famille, je n'en

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fais pas une affaire personnelle. J'ai suffisamment payé ma dette envers eux. La

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souffrance, j'en ai ma claque. Le compte à rebours est entamé quant au règlement de ma

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dette. Le contrat est en processus d'être résilié. Rupture de stock. La pérennité de la date

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est périmée. Aussi bien être moi puisque de toute façon je ne ferai jamais votre affaire. Je

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ne me laisse plus définir, ni par eux, ni par qui ce soit. Je m'aventure à être moi. Libre, de

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plus en plus, de ma famille et de ses mailles étroites. Je n'ai de compte à rendre à

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personne. Vous m'avez ignorée avec une telle violence lors de l'enterrement de maman

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que j'ai mis sous terre une autre couche de ma lignée. Je suis différente de vous et je tiens

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à le rester. Je vous aime malgré votre violence, mais je ne tiens pas à être trop près de

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vous de peur d'être crucifiée de nouveau.

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