5. RÉCIT
5.2 L’urgence
Octobre 2003. Je n’en peux plus de me sentir prisonnière de cette agressivité qui
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m’enchaîne de toute part et qui m’empêche de me mouvoir à ma guise, tel un moribond
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qui habite mon intimité et qui s’y incruste. Je l’implore de quitter ma demeure et de cesser
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ses agressions vagabondes. Mon agressivité m’agresse et agresse. Je prie le jour où elle
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transgressera sa loi, passera outre-mer et sans faux passeport. Je souffre du fait que mon
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agressivité se manifeste davantage en présence de Louis, mon conjoint depuis près de
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treize ans et la personne la plus importante à mon cœur. Une répétition stridente de mon
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passé toujours présent, tel un résidu encrassé.
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Louis que j’aime et qui m’aime tant. Pourquoi me sentir si agressive envers lui au
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moindre bruit de sa bouche, somme toute habituel lorsque nous nous nourrissons?
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Pourquoi le retour en force de ce symptôme alors qu’il avait pratiquement disparu depuis
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le départ de ma famille à l’âge de dix-huit ans? Quelle est donc la fonction de ce maudit
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symptôme, de quoi me protège-t-il, si tel était le cas? Ce problème que je porte a bien
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évidemment des conséquences sur notre relation. Il m’éloigne parfois de Louis, me met en
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colère, m’isole et puis quoi encore? Aussi, ce symptôme me rapproche de moi, de mon
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histoire et, par ricochet, de Louis.
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Il est fréquent que mon agressivité monte au plafond lorsque j’entends saper.
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J’arrive toutefois à la contenir, mais au prix d’une demande d’énergie bien trop grande.
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L’autre jour, je déjeunais avec un ami dans un petit café du Vieux-Belœil. À l’autre bout du
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resto se trouvait un couple; tous les deux sirotaient bruyamment leur café comme s’il
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s’agissait du dernier de leur vie. Inévitablement, je dus me retenir pour ne pas les
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engueuler et leur faire une démonstration de savoir-vivre. Pour qui je me prends, n’est-ce
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pas? Les gens ont bien le droit de manger comme ils veulent. Bien sûr! Et moi, j’ai bien le
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droit d’être dérangée par ce qui me dérange! Me permettre d’exister, sans honte, dans des
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dimensions dont je juge qu'elles sont plutôt malsaines, n’est pas une mince affaire pour
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moi. Cette intolérance aux bruits de bouche est un symptôme qui se fout de ma gueule,
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qui émerge à tout vent, eu égard à qui que ce soit.
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Voilà, il se trouve que c’est par le biais de la manifestation de ce symptôme que j’ai
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pris la décision de consulter Louise Fréchette à l'automne 2003, une analyste
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bioénergitienne à Montréal. Je me sentais en urgence de trouver une porte à mon
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impasse. Depuis, je suis occupée à ausculter le fond de mon organisme dont le moindre
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pouce carré est exploré. L’urgence de découvrir, dans les tréfonds de mon archive
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corporelle, l’essentiel de mon existence, ma réelle identité.
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En outre, dans la vie il n’y a pas de hasard qui se hasarde sans raison. Ma
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thérapie avec Louise me permet de farfouiller les tiroirs de mon inconscient, depuis ma
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naissance, afin d'y faire émerger les parcelles de vie restées en suspension. S’allie à la
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montée de mon émergence, l'écriture de mon récit de vie en contexte de mémoire.
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J'honore la chance que j'ai de pouvoir ainsi rendre compte millimètre par millimètre de
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mon parcours dans une perspective de recherche. Il me semble que toute ma vie, j'ai
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cherché à saisir qui j'étais et comment je pouvais me réparer.
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Mon récit ne fait pas preuve d'adaptation, mais de rébellion envers qui tente un tant
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soit peu de me définir. L'adaptation n'est pas un chemin à suivre en ce qui me concerne.
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M’adapter serait me soumettre à une société voulant tout réguler par l’adaptation. Je
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régule, tu régules, nous régulons. Je ne reculerai pas. Je régurgiterai ce que vous m’avez
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fait avaler à mon sujet. Réparer mon estime est mon eldorado.
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Louise m'aide à faire peau neuve depuis maintenant cinq ans. Une fois par
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semaine, je la vois pour qu'elle me voie. La thérapie est un lieu sacré dont je consens à
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livrer l'essentiel du processus dans ce récit. Sortir de mon cocon n'est pourtant pas
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évident puisque je suis plutôt sauvage comme disait ma mère. Une enfant sauvage qui,
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lorsqu’elle sort de sa forêt pour aller dans le monde, doit mobiliser une certaine agressivité
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en cas d’attaque. J’ai beaucoup été agressée depuis ma venue dans ce monde. Pendant
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de nombreuses années, j’ai tenté de mettre au loin les séquelles de ma maltraitance. J’ai
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pourtant toujours su qu’elles étaient là, mais j’ai tenté de les minimiser en m’adaptant à un
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univers que je n’arrivais pas à adopter. Avec le recul, je crois que j’ai eu aussi très peur de
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devenir folle en m’appropriant mon histoire qui demandait d’abord et avant tout à être
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regardée de face et non de biais. Cette identité jadis bafouée par la maltraitance tant
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physique que psychologique vécue dans ma famille, psychologique en ce qui a trait à
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l’école, émerge de toutes parts, parfois en criant de douleur et à d’autres moments, en
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riant, en étant heureuse d’être bien en vie et surtout si vivante. L'analyse bioénergétique
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me permet de passer par mon corps, car ce dernier sait plus que mon intellect qui je suis
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réellement.