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Ethnie, ethnicité : une approche des concepts fondamentaux à l’image de la situation guinéenne

3.5. La notion de violence symbolique

Le concept de « violence symbolique » nous intéresse aussi dans ce travail parce qu’il figure parmi les notions clefs de la théorie de Bourdieu ayant montré la manière dont se reproduisent les rapports de domination dans différentes institutions dont la famille, l’école, entre autres. Bourdieu (1986)52 propose un outil théorique de référence nous permettant de comprendre et d’expliquer le mode de

49 (P. Hugon, 2009, p. 67)

50 Paul Lazarsfeld, The people's choice, 1994.

51 E. Balibar et I. Wallrstein, Race, Nation, classe. Les identités ambiguës, 1997.

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fonctionnement de certaines inégalités d’ordre structurelles dans la sphère politique en Guinée. Nous faisons référence à cette approche théorique pour saisir certains phénomènes sociopolitiques dans le contexte guinéen une forme de « violence

symbolique ».

Les effets de soumission, tout comme les actes de contrainte qui régissent l’ordre social, résultent davantage d’une violence symbolique qui s’intègre aux structures cognitives et qui s’exerce avec la complicité de ses victimes. Dans ce cas, nous partageons l’idée défendue par Bourdieu selon laquelle la violence symbolique régit le fonctionnement de certaines institutions sociales. C’est ainsi que les individus socialisés participent eux-mêmes à la légitimation d’une domination extérieure et arbitraire. Pour illustrer les effets de la violence symbolique, Bourdieu prend en exemple l’inégalité des rapports de genre qui s’opèrent sur la base de la reconduction de certains schèmes de pensée des agents sociaux (Bourdieu, 1992).

Ce processus, à la faveur duquel le sujet soumis devient complice de sa propre soumission, se distingue toutefois d’une relation de « servitude volontaire » puisqu’ici la connivence de l’agent assujetti ne prend pas la forme d’un acte conscient et délibéré. C’est ainsi qu’en Guinée, des acteurs politiques de l’opposition démissionnent de leur groupe d’appartenance parfois pour devenir porte-parole du gouvernement. Dans ce cas, le rapport de soumission est plutôt le fruit d’une acceptation d’un poste de responsabilité au bénéficie de biens matériels et financiers. Pour marquer l’aspect inconscient et non-réfléchi qui caractérise le mode d’exercice de la violence symbolique, Bourdieu soutient que cette forme de violence « s’inscrit durablement dans les corps des dominés, sous la forme de schèmes de perception et de dispositions » (Bourdieu, 1997 : 245 ; nous le soulignons).

La notion d’incorporation se propose de montrer que la violence symbolique conduit un individu à acquérir un ensemble de dispositions corporelles adaptées à son champ d’activité ainsi qu’aux structures sociales qui l’entourent. À la faveur de ce processus, les structures sociales s’impriment dans le corps et structurent les

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manières de penser, de se tenir et de se comporter. La dynamique d’incorporation s’actualise lorsque les agents sociaux appréhendent les structures cognitives mises en valeur par le groupe dominant. Ainsi, une domination symbolique s’institue sitôt que les dominés partagent avec les dominants les schèmes de perception et d’appréciation selon lesquels ils sont perçus par eux et selon lesquels ils se perçoivent (Bourdieu, 1997 : 286). Sous l’effet d’une telle domination, chacun des actes de connaissance initiés par le groupe dominé prend inévitablement la forme d’un acte de reconnaissance de l’ordre social imposé et, par conséquent, d’un acte de soumission (Champagne & Christin, 2004.137).

En somme, l’usage de la violence symbolique permet d’accorder les structures subjectives des dominés aux structures objectives qui reflètent l’ordre social et les rapports de domination qui le traversent. Cette domination se traduit empiriquement par un ensemble de gestes de soumission et d’obéissance. Cependant, à la différence de la violence physique qui produit une obéissance éphémère, la violence symbolique génère des effets durables. L’obéissance qui en résulte n’est pas dissimulée, mais plutôt tenace puisqu’elle est ancrée dans les structures cognitives de l’individu. Parallèlement, la violence symbolique a pour effet de naturaliser l’ordre social : dès l’instant où les schèmes de perception des agents sociaux épousent les structures objectives du social, l’ordre des choses que l’on sait arbitraire va de soi.

Dans ce contexte, Bourdieu nomme « méconnaissance » cet accord tacite grâce auquel un ordre social se voit, non seulement légitimé, mais aussi naturalisé. Méconnaître consiste, en ce sens, à accepter un « ensemble de supposés fondamentaux que les agents sociaux engagent du simple fait de prendre le monde comme allant de soi, c’est à- dire comme il est, et de le trouver naturel parce qu’ils lui appliquent des structures cognitives qui sont issues des structures mêmes de ce monde (Bourdieu, 1992 : 143).

La violence symbolique parvient ainsi, grâce à la méconnaissance des agents sociaux, à naturaliser son exercice et à diffuser sous le couvert de l’universel un point de vue politique particulier, celui des dominants. Cette survalorisation du point de vue des dominants traduit une distribution inégale des idées et des options

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politiques dans l’espace public. Tout en faisant référence à cette forme de concurrence pour la distribution des points de vue dans le champ du débat, Bourdieu souligne que l’espace social est traversé par une « lutte symbolique ». Une seule limite existe dans cette « lutte symbolique de tous contre tous ». Cette limite, c’est l’État.

Etant donné que l’État joue un rôle majeur dans l’exercice de la violence symbolique, Bourdieu, paraphrasant Weber, soutient qu’il détient le monopole de la violence symbolique légitime (Bourdieu, 1997 : 268). C’est à titre de structure organisationnelle et d’instance régulatrice des pratiques que l’État « institue et inculque des formes symboliques de pensée commune, des cadres sociaux de la perception, de l’entendement ou de la mémoire, des formes étatiques de classification ou, mieux, des schèmes pratiques de perception, d’appréciation et d’action » (Bourdieu, 1997 : 253).

Ainsi, compte tenu du mode d’exercice de son pouvoir, l’État moderne n’a pas à distribuer des ordres, ni à imposer une contrainte disciplinaire pour accoucher d’un monde social ordonné ; il lui suffit de « produire des structures cognitives

incorporées qui soient accordées aux structures objectives et de s’assurer ainsi la soumission doxique à l’ordre établi » (Bourdieu, 1997 : 257). Cela suppose, d'une

part, que celui qui prétend exercer l'efficacité symbolique dispose d'un statut lui garantissant presque nécessairement cette reconnaissance ce que Bourdieu appelle le « capital symbolique ».

Avant de clore cette synthèse théorique sur la théorie de Bourdieu, il s’avère important de préciser que le capital symbolique assure des formes de domination qui impliquent la dépendance à l'égard de ceux qu'il permet de dominer : il n'existe en effet que dans et par l'estime, la reconnaissance, la croyance, le crédit, la confiance des autres, et il ne peut se perpétuer qu'aussi longtemps qu'il parvient à obtenir la croyance en son existence.

On obtient donc cette forme paradoxale d'un pouvoir qui n'existe qu'à mesure de la reconnaissance qu'il obtient de la part des dominés et dont l'efficacité (symbolique) tient à une sorte de cercle vicieux qui fait que le dominé ne peut

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qu'accorder sa reconnaissance aux valeurs ou symboles qui servent les dominants, car, d'autre part, ces valeurs sont précisément celles qu'il considère comme légitimes du fait qu'il ne peut manquer de les percevoir comme légitimes et par là de légitimer l'ordre social auquel elles appartiennent.

Mais pourquoi le dominé ne peut-il manquer de considérer ou reconnaître comme légitime cette autorité symbolique qui semble inévitablement reconduire sa domination dans le mouvement même où elle lui extorque son adhésion à sa propre domination ? C'est que le pouvoir symbolique doit se comprendre dans la relation qu'entretient un habitus (c'est-à-dire un système de dispositions acquises par la socialisation d'un individu) avec un champ (espace objectif de relations sociales au sein duquel se construit un habitus). Cet habitus est lui-même construit au cours de l'histoire d'un individu et modélise des investissements affectifs spécifiques de cet individu. En ce sens, il y a construction de la libido qui est plus ou moins ajustée aux enjeux valant dans un champ donné (à ses exigences tacites ou expresses, à ses pressions ou sollicitations).

Par le même processus de socialisation qui est en même temps construction d'un dispositif d'appréciation du réel en fonction des valeurs sociales intégrées au processus de socialisation (trouvant lui-même place dans un espace où se développent des relations de pouvoirs), un individu va être plus ou moins sensible aux signes de reconnaissance et de consécration. Reste qu'il faut se demander comment peut s'opérer une remise en cause « subversive » de l'ordre symbolique garant de l'ordre social.

Selon Bourdieu, « l'action politique de mobilisation subversive vise à libérer

la force potentielle de refus qui est neutralisée par la méconnaissance en opérant, à la faveur d'une crise, un dévoilement critique de la violence fondatrice qui est occultée par l'accord entre l'ordre des choses et l'ordre des corps ». (2013 : 67)

C'est le rôle des intellectuels que d'opérer ce dévoilement quand celui-ci peut en effet être reçu par les dominés, les intellectuels pouvant le faire en raison de leur appartenance à un champ où, d'une part, la réflexivité à l'égard du monde social peut s'opérer et où, d'autre part, en raison de son autonomisation progressive, des

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valeurs symboliques spécifiques et donc concurrentes se sont formées et notamment la valeur de l'universalité. Bourdieu soutient que le moment où la croyance en l'autorité symbolique reconnue peut trouver à s'interrompre ne peut intervenir qu'à la faveur d'une crise.

Le problème est qu'il faudrait identifier la possibilité, dans les schèmes corporels de perception eux-mêmes (les habitus), d'une reconnaissance de valeurs symboliques ou d'autorité symbolique différentes lorsqu'une crise en laisse apercevoir la possibilité structurelle ou objective. Comme Bourdieu le rappelle lui-même : on ne peut exclure le « percipere » et le « percipi », le connaître et l'être connu, le reconnaître et l'être reconnu, qui sont au principe des luttes pour là où l'on voit que la dimension objective de la réalité sociale conditionne la dimension « subjective » (les structures structurantes incorporées) en leur permettant ou non de s'appliquer.

Mais on ne peut davantage ignorer que, dans ces luttes proprement politiques pour modifier le monde en modifiant les représentations du monde, les agents prennent des positions qui, loin d'être interchangeables, comme le veut le perspectivisme phénoméniste, dépendent toujours, en réalité, de leur position dans le monde social dont ils sont le produit et qu'ils contribuent pourtant à reproduire. Fait-on face à un constat d'échec. Cette volonté de désillusion est assurément utile face au volontarisme subversif et illusoire qui anime une partie des combats politiques contemporains, mais elle ne donne certainement pas beaucoup de moyens pour ne serait-ce que penser la possibilité d'une sortie du cercle de la domination symbolique.

L'hétérogénéité des différentes valeurs présentes dans le monde sociopolitique atteste que les acteurs peuvent donc valoriser s'ils ont été socialisés à leur contact et possèdent un « habitus clivé », ainsi qu'au recours paradoxal au développement d'un Etat pouvant promouvoir les valeurs de l'universel et donc d'une domination moins violente. Il reste d'une part l’enjeu que représente expliquer comment les moments de crise permettent à des habitus clivés de promouvoir d'autres valeurs et un autre ordre social et dans quelle mesure.

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D'autre part le recours aux processus d'universalisation à l'œuvre dans certaines composantes du développement étatique de l'Etat est lui-même problématique, puisqu'il repose sur l'idée, encore à justifier, que le recours aux valeurs de l'universel n'a pas besoin d'autorité symbolique, fondée sur des rapports de force, pour se faire valoir. Tout ce qui vient d’être présenté ici nous sert de cadre théorique de référence pour analyser les diverses manifestations du communautarisme en Guinée.