• Aucun résultat trouvé

La ruine du béton en traction

3.1 La notion de quasi-fragilité

Le calcul réglementaire des structures en béton armé [NF-EN-1992, 2005] est basé sur la notion d’état limite. À l’échelle de l’élément structurel, une conception à l’état limite ultime (ELU) vise à s’assurer de la résistance mécanique de la pièce sous conditions exceptionnelles de chargement, juste avant sa ruine. Un dimensionnement mené à L’ELU tolère de ce fait un état d’endommagement proche de la ruine et donc l’exploitation de

la réserve plastique des matériaux. Dans ce contexte, compte tenu de la ductilité des armatures en acier, la résistance limitée du béton en traction est généralement négligée.

Une conception à l’état limite de service (ELS) vise quant à elle à s’assurer du bon fonc-tionnement de l’élément structurel sous conditions normales de chargement. La fissuration du béton est considérée comme faisant partie intégrante du comportement normal du bé-ton armé en service. Les critères de maîtrise de la fissuration imposés par la conception à l’ELS (§ 7.3.4 de la normeNF-EN-1992[2005]) restreignent cependant le niveau d’endom-magement du béton tendu. De même, la quantification de la déformation des pièces en béton armé (limitation des flèches, § 7.4.3 de la norme NF-EN-1992 [2005]) tient compte du comportement des pièces dans un état d’endommagement partiel. Dans ce contexte, la résistance en traction du béton ne peut être négligée. La compréhension du comportement mécanique du béton en traction représente donc un enjeu majeur vis-à-vis de la conception des structures en béton armé.

Malgré plus d’un siècle de travaux consacrés à l’étude du béton armé, le comporte-ment du béton en traction reste un axe de recherche contemporain [Weerheijm, 2013]. Le comportement d’un matériau en traction peut être appréhendé expérimentalement par l’intermédiaire d’un essai de traction uniaxiale (ou directe), soumettant l’ensemble du volume d’intérêt de l’échantillon à un champ de contrainte homogène (figure 3.1-a). Un certain nombre de problématiques d’ordre technique compliquent cependant la réalisation d’un tel essai sur un béton :

— stabilité des paramètres contrôlant l’essai ; — géométrie évasée de l’éprouvette ;

— fixation des extrémités dans les mors ; — centrage de la charge appliquée. . .

Figure 3.1 – Influence de l’hétérogénéité des contraintes de traction sur la zone de rupture : a) traction directe, b) fendage, c) flexion 4 points, d) flexion 3 points.

SECTION 3.1 - La notion de quasi-fragilité

La réalisation systématique d’essais de traction directe sur des éprouvettes en béton est, de ce fait, peu répandue. Le recours aux essais de traction indirecte tels que le fendage et la flexion permettent d’estimer, par l’intermédiaire de corrélations empiriques (§ 3.1.2 et § 3.1.8 de la normeNF-EN-1992 [2005] et § 5.1.5.1 du code de calcul MC2010[2013]), la résistance du béton en traction directe. Ces essais induisent cependant un champ de contrainte de traction plus ou moins hétérogène, qui influence le lieu de la rupture.

La figure 3.1indique la zone de contrainte de traction maximale induite par les modes de chargement propres aux principaux essais de traction. Cette illustration permet de souligner la nature particulière de la zone de rupture associée à chaque type de procédure expérimentale :

— l’ensemble du volume d’intérêt pour la traction directe (figure 3.1-a) ; — un plan au cœur du matériau pour le fendage (figure 3.1-b) ;

— un plan sur un bord libre pour la flexion quatre points (figure3.1-c) ; — un ligament sur un bord libre pour la flexion trois points (figure 3.1-d).

Cette analyse amène à discuter la représentativité de chacun de ces tests vis-à-vis du comportement réel du matériau béton. L’essai de traction directe (figure 3.1-a) s’avère proche d’un essai de caractérisation matériau. Par opposition, la flexion 3 points (figure

3.1-d) s’apparente nettement plus à un essai de structure. Les dispositifs expérimentaux intermédiaires peuvent être considérés comme des compromis : à dominante matériau pour le fendage (figure 3.1-b) ; à dominante structure pour la flexion 4 points (figure 3.1-c).

Les travaux pionniers réalisés par Evans et Marathe [1968] représentent une avancée significative dans la compréhension du comportement du béton en traction. En particulier, cette campagne d’essais de traction directe montre la nécessité :

— du pilotage en déplacement de la machine d’essai ; — de l’utilisation d’un banc d’essai très rigide.

Le pilotage de l’essai en déplacement offre la possibilité de poursuivre le chargement au delà de l’atteinte du pic de résistance du matériau ; ouvrant ainsi la voie à une éventuelle mesure du comportement post-pic du béton. L’utilisation d’un banc d’essai très rigide rend possible le contrôle du chargement au delà du pic de résistance. La perturbation de la consigne en déplacement imposée par l’opérateur, induite par le retour élastique du bâti suite au dépassement de la contrainte maximale, reste ainsi limitée.

Ce travail expérimental a contribué à mettre en évidence d’une manière directe le comportement particulièrement complexe d’un élément de béton sollicité en traction. La figure3.2, qui concerne trois bétons usuels aux ratios eau efficace/ciment variables, illustre les résultats expérimentaux de Evans et Marathe [1968]. Les conclusions majeures de ce travail sont :

— le comportement pré-pic du béton en traction présente une non-linéarité prononcée pouvant s’amorcer dès l’atteinte de la moitié de la contrainte maximale ;

— la perte de linéarité pré-pic est attribuée au développement d’une microfissuration diffuse dans la zone de l’éprouvette où la contrainte de traction est maximale ;

Figure 3.2 – Courbes contrainte-déformation du béton en traction uniaxiale [Evans et Marathe,1968].

— l’atteinte du pic de résistance correspond à la coalescence d’un groupe de microfis-sures (i.e. interférence des parcours non interconnectés et tortueux des microfismicrofis-sures développées à travers la matrice cimentaire), localisant la déformation au sein d’une zone restreinte de l’éprouvette ;

— le dépassement de la résistance maximale du matériau ne provoque pas un relâche-ment brutal des contraintes, mais un déchargerelâche-ment progressif ;

— la macrofissure conserve une capacité à transmettre des contraintes jusqu’à une dé-formation supérieure d’environ un ordre de grandeur à celle de la limite de linéarité. Le dépassement de la contrainte de traction maximale du béton est donc suivi d’une di-minution graduelle de la capacité de résistance du matériau plutôt que d’un déchargement abrupt. Ce comportement, typique des matériaux quasi-fragiles, est qualifié d’adoucis-santa. La compréhension d’une multitude de phénomènes physiques relatifs à l’étude du béton armé trouve sa source dans cette propriété adoucissante du béton. À l’échelle de la structure, elle influence la flèche ainsi que l’espacement des fissures des éléments armés [Perchat,2013]. Au laboratoire, elle contribue à expliquer la différence notoire constatée entre les résistances ultimes du béton issues d’essais de traction par fendage ou par flexion [Guinea et al.,2000;Murthy et al.,2013].