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Ensuite, c'est au niveau de la relation dynamique entre l'acteur et le système que cette théorie nous apporte des éclairages En effet, l'acteur n'est ni un pion, ni le point

de départ de la construction organisationnelle. L'organisation est un système ouvert en

mouvement perpétuel. Il n'est pas question de trancher entre la primauté de l'acteur ou

du système, les deux se formatent mutuellement et évoluent de concert. Cette vision a

22 On ne manquera pas de noter au passage que ce qui en 1963, dans le Phénomène Bureaucratique était "aussi", est devenu "surtout" en 1977, dans l'Acteur et le Système. C'est en effet à ce passage que renvoie la note de l'Acteur et le Système citée précédemment.

donc l'avantage de restituer la complexité de la vie organisationnelle, de renoncer à la simplification historique de type état de nature ou mythe de la fondation de telle entreprise à succès. Au quotidien les acteurs sont contraints et libres, dans une organisation qui les enserre et change sous le poids de leur action. Cette présentation permet d'analyser finement des situations d'entreprises, en partant du postulat que les acteurs agissent librement et rationnellement et que l'on peut comprendre leurs comportements à partir d'une cartographie des zones d'incertitudes.

iii)

le pouvoir créateur

Le troisième grand apport de l'analyse stratégique consiste en la pnse de position en faveur d'une vision plus politique des organisations. Dans la mesure où les acteurs ont un véritable choix à faire, où le pouvoir est réel, l'organisation n'est plus vue comme une machine, mais comme un lieu politique susceptible de changer sous l'action humaine.

Cette vision politique va de pair avec l'acceptation de ce que nous avons nommé la seconde vision du pouvoir, conçu comme une force positive, diffusée parmI l'ensemble des membres du groupe social, et non dangereux par essence.

Finalement, on peut penser que le fait de voir les aspects positifs du pouvoir permet de reconnaître que tous les acteurs en ont, ce qui ouvre la voie d'une autre vision de l'organisation, susceptible d'expliquer des situations jusque là mystérieuses, telles des situations de freinage ou d'implication très forte de la part d'acteurs de la base. Et Crozier de réinterpréter les problèmes classiques de l'organisation en termes de pouvoir. Il montre par exemple que si certains ouvriers travaillent au dessus de la norme, ce n'est pas que pour des raisons sentimentales. Il s'agit aussi de développer des zones de pouvoir, de démontrer sa marge de liberté, de préparer la négociation (Crozier, 1963) (p.

199).

iv)

La création d'une école où l'autonomie est une évidence

Un autre mérite, et non des moindres, des analyses de Michel Crozier, consiste dans son influence au sein de l'Ecole Française de Sociologie des Organisations et dans le monde managerial en général. Après avoir lu Crozier, on ne peut plus regarder l'organisation avec un regard taylorien ou emprunt des idées de l'école des Relations

génération de chercheurs qui travaillent sur les organisations et qui ont développé des thèmes issus des premières idées énoncées ci-dessus.

Parmi eux, on peut citer notamment, l'école de la régulation conjointe et l'ensemble des travaux sur la culture et sur l'identité des acteurs. Courants que nous étudierons dans la suite de ce chapitre et qui ont le point commun, du fait de leurs origines croziériennes de placer l'autonomie de tous les acteurs comme une évidence, explicative des phénomènes organisationnels.

v)

Mais une vision manipulatrice du pouvoir

Malgré ces apports importants, l'analyse stratégique présente des limites essentielles à nos yeux pour traiter de la question de l'autonomie.

La première limite tient à sa présentation de la rationalité et en particulier à l'absence de référence

à

la raison morale.

Il nous semble qu'ici, Michel Crozier opère une confusion sur ce que pourrait être la raison humaine. Nous ne pensons pas en effet que le mélange soit si évident. Il n'y a pas calcul rationnel à tous les niveaux des sentiments humains, de même qu'il n'y a pas de sentiment dans tout acte rationnel, le comportement est issu d'un mélange plus irrégulier et plus complexe. Il nous semble en effet que Crozier néglige ici la part morale de la raison humaine au profit d'un aspect plus directement calculateur. En se cantonnant à la psychologie et à l'observation sociologique, il délaisse tout un pan de l'histoire de la pensée, qui s'efforce de considérer l'homme comme un être autonome, qui aspire à quelque chose de plus élevé que la simple préservation de son territoire.

Une seconde limite, liée à la première, tient à une peur du désordre engendré par l'autonomie. Tout se passe comme si, pour Crozier, la liberté était synonyme de désordre et de danger. La lutte pour le pouvoir doit être canalisée faute de quoi une organisation ne pourrait pas atteindre ses objectifs économiques. Cela« aboutirait à des

conflits paralysants et à des situations insupportables. Il est donc indispensable qu'un ordre hiérarchique et une structure institutionnelle disciplinent et coordonnent les revendications de chaque groupe et de chaque individu. » (Crozier, 1963) (p. 201). Il

s'agit donc de trouver un équilibre entre une société immobile, faute de conflit, et une société paralysée pour excès de conflictualité. C'est ce qu'il développe dans le

paragraphe du chapitre 6 du Phénomène Bureaucratique, intitulé

«

le « gouvernement »23 d'une organisation et les limites de la lutte pour le pouvoir », où il affirme encore que «Pour atteindre ses objectifs une organisation doit absolument élaborer une structure hiérarchique capable de contenir les luttes entre groupes et entre individus.

»

(ibid. p. 205).

Cette peur provient, à notre avis, d'une définition trop restreinte du pouvoir, conçu comme une manipulation d'autrui et non comme la simple capacité à obtenir ce que l'on veut, sans que cela provienne forcément du changement de comportement de l'autre. D'après Henry Mintzberg, le pouvoir se définit comme «la capacité à produire

ou à modifier les résultats ou effets organisationnels.

»

(Mintzberg, 1986)(p. 39). On a donc du pouvoir si l'on est capable de faire exécuter ses souhaits, et pas forcément, par quelqu'un qui ne le souhaite pas comme le suggère Dahl, tel que le reprend Crozier.

Cette conception nous semble contradictoire. En effet, elle se réfère à une vision hobbesienne, où l'homme est un loup pour l'homme et où il faut absolument civiliser ses tendances violentes, qui devrait plutôt correspondre à la première vision du pouvoir.

Crozier nous montre en effet qu'il existe quatre facteurs de coopération qui viennent modérer les jeux de pouvoir. Ces facteurs:

• la condamnation à continuer à vivre ensemble, • l'interdépendance des privilèges,

• la reconnaissance par tous qu'un minimum d'efficacité est nécessaire et, • la stabilité des relations entre groupes,

sont de l'ordre du politique. Pourtant, ils sont présentés en termes de contraintes, sous leur jour négatif, comme une sorte d'outil des directions. Tout ici est affaire d'intérêt ou de rapport à la norme sociale qui exige de travailler un minimum. Il n'est absolument pas question de morale ou de devoir, de respect d'un engagement, mais d'une carte des forces en présence. Tout se passe comme si les loups économiques avaient passé un contrat mais passaient leur temps à s'en jouer, sans aucune confiance,

dans un rapport permanent au présent, sans mémoire, sans engagement, sans autre loi qu'une règle du jeu à jouer.

Cela se remarque par ailleurs dans son utilisation du mot « arbitraire », en lieu et place de «libre-arbitre» : ce qui donne du pouvoir aux acteurs c'est, selon lui, leur possibilité de prendre des décisions arbitraires.

Cette vision négative de l'homme est associée à une théorie implicite de l'identité fondée sur la conflictualité. Et c'est ce qui est la condition de possibilité de la contradiction entre vision hobbesienne de l'homme et seconde vision du pouvoir de type lockien. Pour les auteurs, en effet, exister c'est entrer dans une relation de pouvoir, c'est la précondition à tout accès à l'identité (Crozier et Friedberg, 1977) (p. 66, note

Il), car entrer dans une telle relation est le seul moyen qu'ont les hommes de ne pas être considérés comme des moyens (Crozier et Friedberg, 1977) (p. lOS, note 27). Si je rends mon comportement prévisible, je ne serai pas traité comme une fin. Autrement dit, la structure sociale ne tient que par les rapports de force. Si je ne force pas l'autre à me respecter, il fera tout pour me piétiner si cela lui permet d'augmenter son pouvoir. Il n'existe pas de principe supérieur à la défense de son territoire. Il n'existe pas de principe du tout d'ailleurs, autre qu'un co-natus qui permet de prendre conscience de soi en s'opposant aux autres. En cela, le conflit et la lutte de pouvoir ont bien la valeur positive de facteurs constitutifs de l'identité des hommes et donc de la société, dans une logique cette fois, plus spinoziste que strictement lockienne. Cela aboutit pourtant

à

la réduction du pouvoir à son utilisation manipulatrice, sans possibilité perçue d'en trouver une utilisation morale.

Cette vision de l'homme conduit

à

une réduction du politique aux concepts de pouvoir et de jeu, en abandonnant l'aspect éthique de la recherche du bien commun. En effet, dans la mesure où l'homme n'aspire pas à la société des autres, rien ne conduit les auteurs

à

différencier le tout des parties. En conséquence, les regroupements humains, comme les individus, ne trouvent d'identité et de sens que dans les jeux de pouvoir. Il n'existe pas l'idée qu'un facteur positif, tel que la sociabilité ou une pulsion positive à la coopération, telle que la pulsion de vie ou la sympathie, pourrait pousser les hommes à coopérer.

vi) Faute d'un recours

à

la psychanalyse

Nous expliquons cette position paradoxale par la vision d'un homme sans

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