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Ce que le jeune Taylor a constaté en travaillant dans les ateliers, c'est que les ouvriers se jouent des patrons parce qu'ils sont les seuls à connaître leur métier. Leur savoir leur permet de travailler comme ils le veulent et de ne pas obéir aux contremaîtres. Ils maîtrisent en particulier les normes de production et freinent donc les progrès de la productivité. Ainsi l'autonomie est une mauvaise chose pour le patron, car les ouvrier l'utilisent dans leur propre intérêt (Taylor, 1911).

b) Le savoir des ouvriers doit être capturé par l'organisation

L'organisation scientifique du travail, en capturant le savoir des ouvriers et en le normalisant, puis en redistribuant les tâches aux personnes les plus qualifiées pour les mener à bien - «the right man in the right place »12 -, permet alors aux dirigeants de rendre les ouvriers interchangeables, comme des pièces mécaniques.

La division verticale du travail qui consiste à séparer radicalement les tâches de conception des tâches d'exécution est ce qui prive définitivement les ouvriers de leur autonomie. Désormais, une fois qu'ils ont perdu leur savoir-faire, ils se retrouvent dans l'obligation d'appliquer ce que leur indique le bureau des méthodes, sans pouvoir intervenir sur des processus qui, morcelés, leur échappent. Le taylorisme leur ôte toute possibilité d'utiliser leur raison dans leur travail. Ils se voient réduits à des mains, des outils, sans intelligence.

La spécialisation extrême des tâches a pour conséquence d'atomiser le travail. Les ouvriers n'ont plus un métier, qui pourrait les définir, mais sont chargés d'un ou deux gestes que chacun peut apprendre en quelques heures. Il en résulte une perte d'identité sociale et une perte d'autonomie, puisqu'ils dépendent des autres ouvriers et du bureau des méthodes pour fabriquer le produit en entier. Ce trait sera accentué encore dans le fordisme, puisque c'est le rythme de la chaîne qui ponctuera le travail, ôtant ici encore toute liberté quant à la maîtrise du temps et de l'espace de production. On en trouve une illustration admirable dans la première scène des Temps Modernes de Charlie Chaplin où Charlot ne peut s'arrêter de visser des boulons imaginaires lorsque la chaîne s'arrête.

c) Au grand bénéfice de tous

Mais ceci ne lèse pas les ouvriers, contrairement à ce qu'avait prévu Adam Smith (1776), qui craignait que la spécialisation n'entraîne un affaiblissement des capacités intellectuelles des ouvriers, assommés par la pratique d'un seul geste. Chez Taylor, actionnaires, salariés et consommateurs gagnent tous à cette augmentation générale de la productivité. Avec de bons salaires, les ouvriers ont donc tout à gagner de la généralisation du taylorisme.

d) Conclusions sur l'hétéronomie chez Taylor

Cette pensée tend à nier totalement la possibilité de l'existence de rationalités, d'intérêts et de buts propres aux individus ou aux groupes. En pensant que tous les hommes sont des homo economicus dont le but est la croissance économique, le taylorisme, comme l'économie classique, nie l'existence d'identités, de visions du monde différentes selon les individus. La seule liberté qui existe pour Taylor, c'est celle de monter dans l'entreprise, comme lui-même l'a fait; c'est l'égalité des chances du rêve américain, qui ne reconnaît ni que tous n'ont pas les mêmes atouts de départ, ni que tous n'ont tout simplement pas la même envie d'être les meilleurs ou de gagner plus d'argent.

La limite principale de cette position tient donc dans sa vision de 1'homme. Les hommes auraient tous un seul et même but, celui de gagner de l'argent. Tout est bon pour le leur permettre. Nous avons affaire à une tautologie dans laquelle on définit le bien comme ce qu'on obtient du système à la fin. C'est faire l'économie des différentes identités des personnes et des objectifs divergents qui découlent de ces différences.

Dans un tel système, l'autonomie est impensable puisqu'elle révélerait la supercherie, à savoir que tous les hommes ne sont pas motivés uniquement par l'argent. Dans ce cas, l'autonomie aurait pour conséquence une désorganisation complète d'un système conçu pour des homo economicus. En ce sens, Taylor a raison de craindre l'autonomie. Dans ce cadre très contraint, elle ne produirait pas que des avantages pour les actionnaires. Sans autonomie, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il ne s'agit même pas d'une position réaliste ou leibnizienne, où tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, la réalité économique imposant de fortes contraintes. Non, ce système est absolument le «one best way», il n'y a pas de meilleure façon de s'organiser.

2.2.1.3

La bonhomie de Fayol ou le poids d'une (belle) époque

Les écrits d'autres ingénieurs de la même époque tendent à souligner aussi à quel point l'autonomie est impensable dans les grandes unités que sont devenues les entreprises. Il s'agit de s'organiser efficacement et pour cela, il faut pouvoir prévoir les actions de chacun, dans une pyramide bien huilée. Ainsi, les 14 principes de Fayol, conçus comme des bonnes pratiques issues de l'expérience, montrent que l'efficacité dans l'administration s'obtient d'abord par une division claire du travail et du pouvoir, avec un commandement unique et responsable ainsi qu'une discipline forte. Pourtant, il ne faut pas décourager l'initiative (Be principe) (Fayol, 1916).

Mais l'autonomie n'est pas vraiment à l'ordre du jour. Face au reste du discours de l'auteur, on peut penser que cette vision très militaire dans tous les sens du terme, camaraderie comprise, est à relier à l'époque. En effet, dans les conditions de la Belle Époque, l'autonomie pouvait sembler inutile voire dangereuse, compte tenu de l'état du marché. A l'époque l'urgence était au bien organiser pour gagner en efficacité, pas en parts de marché. Fayol était donc à la recherche des bonnes pratiques pour avancer, mais dans la bonhomie. Il ne semble pas pouvoir imaginer que certains seraient réticents au travail en commun. Ce n'est pas pensable à l'époque. La raison et la morale sont alors toutes puissantes. Les mineurs de Fayol sont de bons pères de famille qui souhaitent travailler dur pour gagner leur pain quotidien. On est en plein dans un contexte d'éthos du travail au sens de Max Weber. La pensée sociale de l'auteur qui ressort des principes 6, 7 et Il montre que Fayol est du côté des paternalistes. Il faut donner le plus d'équité possible, voire la négocier puisqu'il parle de conventions permettant de lier intérêts particuliers et intérêt général. Ainsi, chez ce praticien, on sent

1'habitude de la direction du personnel, alliée à un grand optimisme quant aux possibilités d'arrangement via la contractualisation.

Puis, une fois les règles établies, il s'agit de les faire respecter, mais toujours selon le jugement et la mesure. La lecture des écrits de Fayollaisse à penser qu'il est moins dogmatique que son homologue américain. Mais il convient surtout de lire ici une différence de contexte, sans parler de leurs personnalités. En effet, ce qui marque Fayol, c'est le poids du paternalisme, encore puissant à son époque. Son éducation à l'école des Mines, son expérience d'entreprise, tout concourre à faire de lui un ingénieur lettré, humain avec ses hommes, mais persuadé de la validité de l'ordre militaire. Son

pragmatisme est assis sur une conception de 1'homme propre à la Belle Epoque. Il va de soi pour lui que les hommes, lorsqu'ils sont bien pris, sont de bons travailleurs. Il suffit de savoir allier la discipline et 1'humanisme.

Ainsi, il nous semble essentiel de distinguer les écrits de Fayol de ceux de Taylor. En effet, quels que soient leurs points communs, il nous semble que le rationalisme de Fayol, teinté d'aristotélisme n'est dû qu'au contexte de croissance tranquille et stable dans lequel il a travaillé. S'il avait vécu aujourd'hui, il aurait sans doute écrit tout autre chose, en suivant le même principe de prudence. On sent chez lui un souci de placer l'économique en tête, mais sans négliger le social, qui va avec, non parce que la morale le dicte, mais sans doute par simple bon sens et souci d'efficacité pratique. Taylor en revanche, oublie le social en décrétant la convergence des buts. En cela, il va se heurter à des critiques issues directement des dysfonctionnements sociaux de son management scientifique, tel qu'il a été appliqué dans les années 1920.

2.2.2

L'école

des

l'autonomie

Relations

~

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