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En 1996, ils n'étaient sans doute déjà plus d'accord entre eux sur l'avenir de Pluriel Alors qu'Aaron voulait poursuivre l'idéal du départ, le président, Moïse,

souhaitait baisser les bras et revenir à une gestion plus classique, associée probablement

à des revenus plus importants. Il leur était difficile de laisser une chercheuse, travaillant

officiellement sur l'éthique dans leur entreprise, assister à des décisions pour le moins

33 Les fondateurs ont refusé la poursuite de la recherche. Leur argument officiel a été qu'ils préféraient à

présent retrouver le calme d'une gestion interne, sans observateur extérieur. Les difficultés de l'année 1996 les conduisaient à souhaiter un retour sur eux-mêmes, une fois la vague de départs terminée, de façonàretrouver une vie communautaire dans laquelle ils se partageraient avec les consultants le travail d'affmement et de mise en oeuvre de la démarche.

34 Aaron ferait aujourd'hui le tour du mondeà la voile, tandis que Moïse et Josuée ont rejoint Oncle. Quant à Isaïe, il a disparu de la circulation.

contradictoires avec les valeurs du début. Il nous semble en effet qu'ils n'ont jamais pris de décisions cyniques, comme certains consultants ont pu le croire. Ils étaient fascinés par leur projet, mais étaient incapables de renoncer au prestige et à l'argent qui les avaient fait courir si longtemps chez Père. Ils vivaient donc un dilemme, fort bien mis en acte dans le fait d'avoir conservé sept ans le statut d'associé, comme s'ils n'avaient pas pu renoncer à cette place à laquelle ils aspiraient, malgré leurs valeurs. Ce dilemme qui peut subsister dans la tête d'un dirigeant unique a explosé dans ce ménage à quatre, à l'occasion de la crise suscitée par la Refondation.

Il est difficile, sans avoir pu avoir accès à eux, de comprendre entièrement leur revirement, qui a finalement consisté à renoncer à un projet important et rejoindre un cabinet aux mêmes principes hiérarchiques que Père. Mais il est encore plus difficile de ne pas en tirer des enseignements a posteriori sur la courte et brillante histoire de Pluriel, qui n'aura vécu que dix années. Il ne nous semble pas possible de dire qu'ils ont échoué dans leur rêve parce qu'il était impossible. Nous pencherions plutôt vers une analyse en termes de manque de lucidité des fondateurs sur leurs réelles motivations. Ils ont cru à la possibilité de tout avoir en même temps, sans étape, sans réelle gestion : un succès commercial, une croissance importante (mais certainement due en grande partie à l'apport d'affaires par les consultants expérimentés mercenaires) et un positionnement humaniste sans barrières. Leur opportunisme a probablement masqué une absence de réflexion stratégique sur leur développement.

En tout état de cause, il nous semblerait hâtif d'en tirer des conclusions concernant d'une part la possibilité de faire vivre et bien vivre une entreprise sans hiérarchie formelle et d'autre part, celle de parvenir à gérer des hommes libres au moyen d'une démarche centrée sur les compétences.

Au contraire, il me semble que ces deux questions restent posées, que le cas nous a même permis de les préciser. Nous osons ajouter que la démarche nous semblait bien partie, mais que les fondateurs ne s'en sont pas rendus compte, pris dans des conflits interpersonnels et intrapsychiques.

3.2.3

Interprétation du cas selon notre schéma théorique

Si nous tentons àprésent d'interpréter le cas du cabinet Pluriel à l'aide de notre schéma théorique, de façon à tenter de trouver des éléments sur les objectifs des salariés à qui leur direction reconnaît par avance une autonomie positive, nous pouvons discuter le cas de la façon suivante.

3.2.3.1

La règle de contrôle

Les fondateurs de Pluriel n'ont pas pour objectif de faire suivre une règle, mais bien plutôt de faire adhérer les consultants à leur idéal de travail dans le plaisir, sans préoccupation hiérarchique. Ce qui les motive dans la création de leur cabinet, c'est aussi l'idée qu'ils vont pouvoir démontrer à leurs anciens collègues qu'on peut être aussi bon, voire meilleur, sans passer par la lourdeur de la concurrence interne et de l'ascension hiérarchique. Ils ont donc un impératif d'excellence dans les missions, mais il est comme évident; c'est un prérequis, qui n'est pas mis en avant. Ce qui compte est contenu dans la devise du

«

comment faire autrement? ». C'est la manière, le style, le fait de ne pas être conformiste, d'inventer, d'être libre des contraintes habituelles dans les cabinets, qui compte. Le reste suivra de soi. D'ailleurs au départ, ils n'ont même pas formalisé ce reste. C'était totalement secondaire pour eux, dans la mesure où ils savaient bien qu'ils étaient bons. Père le leur avait suffisamment signifié. Ce n'est qu'avec le temps qu'ils se sont rendus compte de l'intérêt managerial de leur démarche:

Aaron:

«

Après on s'est rendu compte que ces simple règles de respect des autres, d'humilité, c'était superbe, cela faisait progresser tout le monde. On était beaucoup plus exigeant les uns par rapport aux autres, chacun relève la barre des autres, du coup ça ouvre des possibles en assez grand nombre. Ça montre où sont les véritables enjeux et cela permet à chacun d'occuper la place qu'il veut occuper. Donc en gros, ça devient un instrument de motivation extraordinaire.

»

Mais ici encore, l'objectif managerial n'était pas premier. La prescription réside bien dans le

«

faites autrement, cherchez à faire autrement », autrement dit, inventez, trouvez vous-mêmes comment faire. C'est cela que l'on attend de vous, que vous y mettiez du vôtre pour décider comment faire.

3.2.3.2 La règle autonome

Etant donnée la dérive constatée, on peut imaginer que les réponses apportées par les consultants n'ont pas toutes satisfait les fondateurs de la même façon. Si l'on tente d'opérer une typologie parmi les consultants, on peut isoler les dix qui ont reçu des actions en récompense de leur fidélité et quelques autres relativement aussi fidèles; un autre groupe est constitué des personnes expérimentées qui ont quitté le cabinet en

1996; un dernier par les jeunes entrés de 1994 à 1996. Nous avons pu interviewer des consultants dans les trois catégories identifiées.

Les consultants fidèles, les plus anciens, entrés au cabinet entre 1989 et 1992 n'ont pas été véritablement saisis par la demande des fondateurs. En effet, tant que le cabinet était petit, les consultants travaillaient directement avec les associés, si bien que c'était plutôt les associés qui inventaient la façon de faire. Ils laissaient certes une grande marge de manœuvre, mais toutes les personnes interrogées insistent sur ce qu'elles ont pu apprendre au contact des fondateurs.

Ce n'est que progressivement que le discours s'est renforcé sur les valeurs, au fur et à mesure où elles ne pouvaient plus se diffuser par le simple contact quotidien avec les fondateurs. Pour les consultants entrés plus récemment, l'effet d'apprentissage par une prise de responsabilité rapide est indéniable. Ce sont les consultants expérimentés issus d'autres cabinets qui le disent, comparativement. Dans le cas de ces jeunes arrivés entre 1993 et 1996, la prescription du faites autrement produit un effet tout à fait réel. Ce qu'ils recherchent dans ce cabinet tient précisément dans sa devise. C'est pour ne pas subir de prescription forte sur le comment faire, pour ne pas avoir à suivre les méthodologies des big five qu'ils ont choisi Pluriel. Ils ne prennent donc pas la règle de contrôle comme une injonction paradoxale, mais comme une façon de travailler qu'ils ont choisie en connaissance de cause. Ils en retirent un accroissement rapide de leurs compétences, un plaisir réel à travailler sans pesanteur hiérarchique. Ils en profitent pour s'adonner à toutes les activités qui les intéressent en dehors du travail. Certains se lancent à fond dans l'animation du j oumal interne, d'autres se focalisent sur le montage de programmes de formation. Quelques uns demandent des temps partiels pour faire autre chose. En clair, ils sont venus ici pour être libres, parce qu'ils se sentent dépositaires d'une personnalité particulière, forte, originale, qui les empêche de supporter la discipline de la plupart des cabinets de conseil. Ils négocient donc le fait

d'avoir à se débrouiller tout seuls, ce qui n'est pas toujours facile, contre l'ensemble des avantages qu'ils comptent bien retirer de l'atmosphère générale de liberté qui règne dans le cabinet.

Peu à peu, les fidèles se mettent à réagir comme eux. Alors que l'époque bénie de la fondation s'éloigne et qu'ils ne peuvent plus vivre aux côtés des fondateurs, ils se mettent à demander des aménagements de leur situation qui correspondent à leurs nouvelles problématiques. C'est ainsi qu'une consultante devient DAF, qu'une autre part fonder la filiale en Martinique, qu'une troisième passe la moitié de son temps dans une filiale qu'elle a fondée .... Dans leur cas, il existe un déplacement de la régulation vers la négociation toujours particulière de leur situation personnelle dans l'entreprise.

En ce qui concerne les expérimentés qui ont quitté le cabinet à la suite de la Refondation, la régulation se passe différemment. L'injonction de faire autrement ne les dérange absolument pas. Cela leur permet de continuer à procéder comme ils le faisaient dans leur ancien cabinet. L'usage de quatre modèles différents de fiches d'évaluation en témoigne. On y retrouve celle de quatre cabinets américains dont sont issus les consultants en question. Ils trouvent chez Pluriel le confort extraordinaire de pouvoir continuer à travailler de la même manière tout en abandonnant les éléments qui ne leur plaisaient pas. En échange de cette absence de formalisation, ils demandent quand même quelque chose, qui apparaît en filigrane dans leur accusation de rupture de contrat moral, c'est l'assurance de progresser plus rapidement qu'ailleurs. C'est cela qu'ils sont venus chercher en priorité chez Pluriel, avant son ambiance sYmpathique et ses valeurs.

Ainsi chaque type de consultant interprète différemment la règle de contrôle et demande quelque chose de différent en échange. Cependant ce qui est demandé est toujours de l'ordre de la gestion des parcours professionnels compns comme un ensemble entre carrière et intérêts non strictement professionnels.

3.2.3.3 Modèle de régulation conjointe déduit du cas

Notre première hypothèse Hl est donc vérifiée dans le cas de Pluriel; il existe un déplacement de la régulation conjointe vers la demande de la part des tenants de la règle autonome d'une autonomie différente en nature de l'autonomie accordée sur les

arbitrages en termes de temps de travail par rapport au temps libre, de ses choix

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