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La population de cette étude est composée de cents Libanais multilingues dont cinquante hommes et cinquante femmes, ayant entre 20 et une soixantaine d’années, issus de toutes les régions du Liban (Beyrouth et banlieues, Mont- Liban, Liban Nord, Liban Sud et la Bekaa), ayant un niveau d’instruction assez hétérogènes et appartenant aux principales confessions musulmanes (sunnites, chiites et druzes) et chrétiennes (maronites, catholiques et orthodoxes).

Les profils linguistiques des Libanais adultes

1. Scores linguistiques : les résultats des scores par variables linguistiques sont les suivants :

-variable sexe : les résultats montre une suprématie des femmes (58/100 contre 50/100) sur les hommes. Cela n’est pas surprenant dans le contexte de la société libanaise, il y a une tendance à orienter les garçons vers l’anglais, langue du « business », et les filles vers le français, langue de culture, nécessaire au bagage éducatif féminin.

Cette supériorité linguistique des femmes en français peut aussi s’expliquer par le souci féminin de contrôler au mieux une variété traditionnellement perçue comme une langue de prestige social et culturel.

-variable âge : la supériorité en français des locuteurs âgés (56,6), alors que le taux de scolarisation général est plus élevé chez les jeunes (46,7), s’explique par :

- une scolarisation de meilleure qualité chez les sujets âgés alors que celle des jeunes a subi les effets de la guerre et de la crise économique.

- un profil d’attitudes différent : les jeunes manifestent plus d’indifférence que les anciens par rapport à la pratique de la langue en général et à celle du français qui, aux yeux des sujets âgés continue à être perçu comme élément de stabilité dans l’ensemble des représentations relatives à la notion de patrimoine culturel.

Variable régionale : l’écart entre la région de Beyrouth (56,6) et les autres zones (50,6) n’a rien pour surprendre et sera confirmé par les résultats ultérieurs. C’est naturellement à

Beyrouth que l’exposition au français, ainsi que sa production et sa consommation culturelle sont les plus élevés.

Variable ethno- confessionnelle : le résultat (57,1 chez les chrétiens ; 50,2 chez les musulmans) confirme la tendance générale, établie par les descriptions classiques (Abou, 1962), à une «meilleure » francophonie en milieu chrétien qu’en milieu musulman, où le taux de monolinguisme arabe est plus important.

Variable catégorie socio- économique (CSE) : les scores sont les suivants : 50, 2 pour la classe moyenne et 61,4 pour la classe supérieure.

Variable niveau d’études : l’écart fort entre les catégories « sans bac »(41,9) et « études supérieures en français »(66,9), même relativisé par la marge d’erreur, correspond à l’hypothèse d’une corrélation entre niveau de scolarisation et score en français.

2. Sécurité et insécurité linguistique : le taux de sécurité linguistique est de 22% et celui d’insécurité est de 78%. Le taux de sécurité linguistique a été calculé en fonction des scores globaux obtenus lors des tests de phonologie, de syntaxe et de richesse lexicale.

Les adultes bilingues présentent donc, massivement, par rapport à leur pratique du français, une attitude d’insécurité.

L’analyse des corrélations entre les variables sociologiques et le taux d’insécurité montre une corrélation forte avec la variable ethno- confessionnelle, la variable régionale et la variable âge.

Pour la variable ethno- confessionnelle, le taux de sécurité linguistique est de 27% pour les chrétiens et de 14,2% pour les musulmans. L’écart important entre les deux catégories peut en partie s’expliquer par les conditions de l’enquête (majorité d’enquêteurs chrétiens, issus d’une université chrétienne connue pour son attachement à la francophonie). Cet effet a pu provoquer le refus d’enquête chez les musulmans « bons » francophones mais hostiles au milieu des enquêteurs, ou, à l’inverse, des réactions de timidité chez des informateurs ayant accepté l’enquête mais se sentant néanmoins en infériorité par rapport à leurs enquêteurs.

Cependant, on observe que cette tendance à l’insécurité ne contredit pas les résultats précédemment donnés : dans son ensemble, la catégorie des informateurs musulmans obtient des scores linguistiques moins élevés.

Pour la variable régionale, le taux de sécurité est de 26% à Beyrouth et Mont- Liban.

Enfin, pour la variable d’âge, le taux d’insécurité linguistique des jeunes est nettement plus fort que celle de leurs aînés :

• 20-29 ans : 15,7%

• 30-49ans : 18,7%

• 50 ou plus : 36,6%

Ce résultat, qui converge avec celui de la « supériorité » linguistique en français des informateurs les plus âgés, mérite au moins deux commentaires : d’abord, il traduit une auto- évaluation fiable ; ensuite, et surtout, il semble confirmer chez les jeunes un certain malaise par rapport à la langue française. Contrairement à leurs aînés en effet, pour lesquels le français pouvait être perçu comme un élément stable de patrimoine social et culturel, les jeunes, déstabilisés par la guerre et la crise économique, ne le perçoivent plus ainsi. Ajoutons qu’il se pourrait bien que le malaise par rapport au français traduise ainsi un malaise politique par rapport à la France.

En ce qui concerne l’oral et l’écrit, il y a un déséquilibre au profit de l’oral.

Des profils aux portraits

Dans son analyse des portraits des enquêtés, Gueunier distingue trois variétés du français : -la variété français langue maternelle : théoriquement, elle est analogue à celle des locuteurs natifs du français et pratiqué par des informateurs issus d’un milieu familial bilingue, où le français est utilisé au moins autant que l’arabe, scolarisés en français et continuant à pratiquer cette langue dans leur milieu professionnel et leur vie culturelle. Les enquêteurs parlant cette variété représentent 14% et ils ont un score de 23/30.

-la variété intermédiaire : elle est pratiquée par ceux qui ont été ou demeurent exposés au français mais plus irrégulièrement, dans des proportions variables par leur milieu familial, leur scolarisation, leur vie professionnelle et culturelle. Les enquêteurs parlant cette variété représentent 58%, et ils ont un score entre 12 et 23/30.

- la variété « français approché » ou « arabisé » : elle caractérise un bilinguisme que définit deux traits négatifs principaux :

1. absence d’acquisition familiale, apprentissage scolaire peu poussé ou trop ancien ; 2. absence d’occasions professionnelles et culturelles de pratique.

Cette variété se caractérise par un maximum d’interférences issues de l’arabe, tant au niveau phonétique qu’intonatif. Apprise exclusivement en milieu scolaire, elle correspond au cas de locuteurs peu scolarisés ou scolarisés dans des conditions défavorables, ou encore des locuteurs de niveau 2 ou 3 mais manquant d’occasion de pratiquer le français dans leur vie

adulte. Les enquêteurs parlant cette variété représentent 28% et ils ont un score entre 2 et 11,7/30.

Malgré la fragilité statistique de l’étude de Gueunier, elle est intéressante dans la mesure où c’est la première recherche sur le français au Liban après la guerre, et c’est un travail qualitatif qui dresse des profils et des portraits détaillés des francophones libanais.