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Interaction et discours didactique

1. Les modèles de la communication

1.1. La communication comme un courant d’échange multicanal et continu

Les chercheurs (Goffman, Bateson, Birdwhistell...), qui forment ce qu’on appelle le « collège invisible » (Winkin, 1981), remettent en cause le modèle dyadique qui présente la communication comme une succession de transmission de messages. Ils placent au centre de leurs préoccupations, la question suivante : « parmi les milliers de comportements corporellement possibles, quels sont ceux retenus par la culture pour constituer des ensembles significatifs ?» (Winkin 1981 : 23). La prise en compte de « tous les comportements corporellement possibles » inclut donc dans le processus de communication le canal visuel et éventuellement les canaux olfactif et tactile.

Or la prise en compte de ces différents canaux dans le fonctionnement du système interactionnel conduit à remettre en cause « le modèle élémentaire de l’action et de la réaction, si complexe soit son énoncé » (Bridwhistell cité par Winkin 1981 : 75). En effet, la communication doit être conçue comme un courant d’échange continu (Bridwhistell parle de communicationnal stream) auquel toute personne physiquement présente participe à la fois comme émetteur et récepteur. Par ailleurs, l’idée que, dans une société donnée, seuls certains

de ces comportements sont retenus comme signifiants, renvoie à l’existence de codes du comportement. Le terme de code, explique Winkin, doit ici être compris comme un « corps de règles » auxquelles le locuteur obéit sans forcément en être conscient :

« De même qu’il est possible de parler une langue correctement et couramment et de n’avoir cependant pas la moindre idée de sa grammaire, nous obéissons en permanence aux règles de la communication, mais les règles elles-mêmes, la grammaire de la communication, est quelque chose dont nous sommes inconscients » (Waltzlawick et Weakland, cités par Winkin : 24).

On voit donc combien l’approche multicanale du flux communicationnel remet en cause la conception de la communication diffusée par le modèle dit télégraphique.

1.2. Le schéma de la communication à l’aune du dialogisme

La remise en cause du schéma binaire de la communication doit également beaucoup aux travaux menés par le cercle de Bakhtine autour du dialogisme, notion dont Maingueneau présente ainsi les deux principaux aspects : « celui de l’interaction entre énonciateur et co- énonciateur, mais aussi celui de l’immersion du discours dans un interdiscours dont il surgit et qui ne cesse de le traverser » (Maingueneau 1991 : 153).

A la suite de Moirand (1990 : 75), nous distinguerons donc le « dialogisme interactionnel » qui se manifeste par des traces linguistiques du travail de co-construction du message qu’un locuteur conduit avec son interlocuteur, et le « dialogisme intertextuel » qui se caractérise par la présence de diverses sources énonciatives dans l’énoncé d’un même locuteur.

Le dialogisme intertextuel, qui s’intéresse à la multiplicité des sources énonciatives décelables dans un texte, remet en cause la conception simpliste d’un émetteur unique tel que le conçoit le schéma bipartite. Les manifestations linguistiques les plus évidentes de cette diversité sont les jeux de citations et de discours rapporté.

Prolongeant les travaux du cercle de Bakhtine, Ducrot distingue trois types de voix dans ce qu’il appelle « la polyphonie » énonciative : la voix du sujet parlant, qu’il appelle également

« le producteur empirique de l’énoncé » (Ducrot 1984 : 172), celle du locuteur, qui prend en charge, endosse la responsabilité de l’acte de langage et celle de l’énonciateur. Chez Ducrot, les « énonciateurs » sont « ces êtres qui sont censés s’exprimer à travers l’énonciation, sans que pour autant, on leur attribue des mots précis ; s’ils « parlent » c’est seulement en ce sens

que l’énonciation est vue comme exprimant leur point de vue, leur position, leur attitude, mais non pas, au sens matériel du terme, leurs paroles » (Ducrot 1984 : 204).

Ducrot illustre la distinction entre sujet parlant et locuteur par l’exemple du formulaire que l’on remplit en écrivant son nom à côté de la formule « soussigné » et en le signant. Celui qui le remplit ne peut en aucun cas être considéré comme l’auteur empirique, le sujet parlant, mais il en devient le locuteur : « Une fois donnée ma signature, l’administration pourra me dire : « Vous nous avez envoyé un papier où vous autorisez votre fils à ... » (Ducrot, 1984 : 194).

La distinction entre locuteur et énonciateur peut être illustrée par des énoncés du type : « Ah je suis un imbécile ; eh bien, tu va voir » prononcée par un sujet parlant auquel on reproche d’avoir fait une erreur. Ducrot récuse la théorie d’Ann Banfield qui conserve l’unicité de l’énonciateur et du locuteur e ramenant cet exemple au cas d’un discours rapporté et en

« décrivant le « je suis un imbécile » du discours précédent » comme un « tu dis que je suis un imbécile » (Ducrot, 1984 : 173).

Pour lui, ce type de reprise relève bien du style indirect libre et il explique que : « l’acte d’affirmation accompli dans le premier énoncé, ce n’est certainement pas L(le locuteur) qui en prend la responsabilité- puisque justement L à l’immodestie de le contester. Au contraire, L l’attribue à son interlocuteur I (même si I n’a pas en fait parlé de bêtise, mais seulement fait un reproche, qui, selon L, implique en bonne logique, chez I, la croyance à l’imbécillité de L) ».

Les cas multiples où l’énonciateur ne se superpose pas avec le locuteur ne se réduisent pas à celui de l’exemple cité où l’énonciateur se « cache » derrière l’interlocuteur. La

« polyphonie » énonciative peut se manifester par l’intervention d’énonciateurs extérieurs aux individus de la situation d’interlocution ou par l’absence de source énonciative identifiable, comme par exemple dans les énoncés que Benveniste appelle « historiques » « caractérisés par le fait qu’ils ne véhiculent, ni marque explicite, ni indication implicite de première personne, et n’assignent donc à aucun interlocuteur la responsabilité de leur énonciation » (Ducrot, 1984 : 195). Ce bref aperçu des théories de la polyphonie énonciative montre combien, si on les intègre à un modèle de communication, le pôle émission du schéma télégraphique, va se trouver complexifié.

Parmi les voix tierces qui se superposent dans les énoncés d’un même locuteur physique, le dialogisme interactionnel s’intéresse donc plus particulièrement à celle de l’interlocuteur. La théorie du dialogisme bakhtinien postule qu’ « il n’y a pas de message tout fait X. Il se forme dans le processus de leur interaction » (Todorov, cité par Maingueneau 1991, p.154). On retrouve une analyse similaire dans la notion de co- énonciation telle que Culioli a pu la définir. Plutôt que de destinataire, celui-ci préfère parler de co-énonciateur, terme qui traduit mieux ses activités : « reconstruire une représentation en correspondance identique [à celle du sujet locuteur], si certaines conditions optimale se produisent, équivalente en tout cas, ou ratée dans le cas du malentendu » (Culioli 1991 : 63).

La production de régulateurs verbaux, para-verbaux ou éventuellement non verbaux participe également de l’activité de production de co- énonciateur qu’on ne devrait plus dès lors appeler

« récepteur ». En effet, les feed-back qu’il produit n’ont pas comme seule fonction mentale d’accuser réception du message. Ils manifestent le travail de re- construction mentale évoqué par Culioli et communiquent ainsi l’envie d’en savoir plus, l’approbation, le doute, l’ennui...Par là même, ils jouent un rôle clef dans le dialogisme interactionnel puisqu’ils influent plus ou moins directement sur la formation du message en cours.

Le dialogisme interactionnel peut donc se caractériser par le fait qu’à un même moment T tout locuteur est à la fois émetteur et récepteur de messages. D’une part parce que les participants émettent et reçoivent sans discontinuité des messages sur les différents canaux qui constituent le « flux communicationnel », d’autre part parce que les messages sont le résultat d’un travail de co- construction mené par au moins deux interlocuteurs.

La prise en compte du dialogisme interactionnel et du dialogisme intertextuel inhérents à toute communication vient donc, elle aussi, ébranler le modèle linéaire et bipolaire du schéma télégraphique de la communication qui oppose un émetteur unique à un récepteur passif récipiendaire d’un message pré- formé.