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La nature du lien entre le pavillon et le droit, et le contrôle des Etats sur « leur » flotte

Chapitre II – DU DROIT A LA SCIENCE ECONOMIQUE

I. La nature du lien entre le pavillon et le droit, et le contrôle des Etats sur « leur » flotte

A. La nature du lien entre le pavillon et le droit.

Le lien entre le pavillon et le droit est ancien. Il peut être schématisé par un tableau à double entrée qui croise le droit public et le droit privé, et le droit au pavillon et le droit du pavillon, qui comme on l’a noté plus haut n’est pas sans rappeler la distinction classique entre droit objectif et droits subjectifs.

Droit au pavillon Droit du pavillon

Droit public (1) (3)

Droit privé (2) (4)

1. Droit au pavillon et droit public.

Le droit au pavillon est un droit public qui se définit comme le droit reconnu à chaque Etat d’immatriculer des navires. C’est un droit ancien et coutumier attaché à la notion même d’Etat. Par simplification pédagogique, on rapproche quelquefois ce droit du pouvoir souverain que chaque Etat possède d’attribuer sa nationalité à ses ressortissants : en effet, dès lors qu’un Etat est un Etat, il peut attribuer sa nationalité à ses citoyens comme à ses navires.

2. Droit au pavillon et droit privé.

Le droit au pavillon est par nature un droit public puisqu’il résulte de la reconnaissance de la qualité d’Etat souverain par d’autres Etats. Ce faisant, ce droit a de fortes incidences sur le droit privé qui règle les rapports ou les litiges entre les individus ou les personnes morales de droit privé. En effet, l’Etat conclut des conventions avec d’autres Etats, conventions qui vont avoir une incidence sur les rapports privés entre les individus. Ainsi, par exemple, les Etats concluent des accords pour définir les modalités de règlement des litiges en cas d’abordage entre deux navires de pavillons différents ou en cas d’assistance maritime. Ces conventions engagent certes les Etats qui les ont ratifiées, mais de jure les navires qui battent pavillon de ces Etats.

3. Droit du pavillon et droit public.

Le droit du pavillon est, de même que le droit au pavillon, un droit public. En effet, le droit du pavillon peut se définir comme la collection des lois et règlements qui précisent les liens entre l’Etat et le navire qui y est immatriculé. Le droit du pavillon va ainsi traiter des conditions à respecter pour immatriculer un navire – propriété, sécurité, composition de l’équipage, qualifications professionnelles exigées, etc. – et des conséquences nationales de cette immatriculation – fiscalité, droit du travail applicable à bord, protection sociale, etc. En d’autres termes, une fois qu’il est reconnu par la communauté internationale, l’Etat dispose librement de son droit au pavillon en édictant son propre droit du pavillon. Par sa nature – règles générales – et son origine – l’Etat –, ce droit est en principe un droit public, mais la question peut se poser lorsque des Etats sous-traitent à des organismes privés et/ou non résidents tout ou partie du processus d’immatriculation 122.

4. Droit du pavillon et droit privé.

Enfin, le droit du pavillon, comme tout droit public, a des incidences sur le droit privé. C’est ainsi que le droit du pavillon va par exemple définir les « catégories de navigation » entendues ici comme la capacité des navires à s’éloigner à plus ou moins grande distance des côtes. Le non respect de ces normes engage non seulement la responsabilité pénale du propriétaire ou du capitaine du navire, mais également leur responsabilité civile en cas d’accident – c’est-à-dire l’obligation de réparer les dommages éventuellement causés. Le droit du pavillon va aussi permettre à l’Etat du pavillon de définir souverainement le type de régime de travail ou de couverture sociale applicables à tel ou tel type de navire ou à une flotte entière. Ces règles de droit public conditionnent les contrats privés passés entre les individus, en l’occurrence entre les employeurs – compagnies maritimes ou sociétés de main d’œuvre – et les employés – personnels servant à bord des navires.

Le pavillon maritime et le droit sont attachés l’un à l’autre par des liens très forts. Ces liens touchent à la fois :

- à la substance même de l’Etat – puisqu’il s’agit de sa souveraineté à l’extérieur, ainsi que de son monopole de création et d’application de ses règles à l’intérieur de son territoire ;

- aux rapports des individus entre eux – droit civil, droit commercial, droit maritime, etc. à l’intérieur du territoire étatique et en dehors de ce territoire ;

- et aux rapports des individus avec l’Etat qui immatricule 123 – droit pénal, voire droit disciplinaire – mais aussi avec l’Etat étranger qui accueille le navire 124 – régime douanier, activités prohibées, respect des règles de conduite dans les eaux territoriales étrangères ou dans les ports, etc.

Il convient d’ajouter enfin que ces liens pavillon-droit sont anciens : sans remonter aux lois rhodiennes 125 de l’Antiquité, on peut dater ces liens du XVIIème siècle et de la stabilisation en Europe des notions d’Etat national et de nationalité avec les Traités de Westphalie. L’Acte de navigation 126 de Cromwell (1651), qui, schématiquement, réserve le trafic à destination de

123Etat du pavillon.

124Etat du port ou Etat côtier.

125 Angelelli & Moretti, 2008, p.12 et pp.235 & ss.

l’Angleterre aux navires anglais, et l’Acte de navigation de la Convention nationale française du 21 septembre 1793 dessinent les contours des liens modernes entre le pavillon et le droit.

B. Le contrôle des Etats sur « leur » flotte.

1. Les limites de l’économie.

Le contrôle des Etats sur « leur » flotte à partir des XVIIème et XVIIIème siècles correspond à l’ère de l’impérialisme mercantile ou encore la « Quête de la Puissance maritime ». Bien que le contrôle étatique ait à l’époque une base économique, même « dirigiste » ou « colbertiste », la traduction pratique de ce contrôle a essentiellement été juridique et le recours à l’économie s’est avéré limité dans l’espace et dans son contenu.

Dans l’espace, le souci d’une politique de puissance maritime n’a concerné qu’un faible nombre d’Etats, certes parmi les plus importants aux époques considérées : Portugal, Espagne, Pays-Bas, Angleterre, France et, plus tard, USA, Japon, Allemagne.

Dans son contenu, le recours à l’économie semble avoir rencontré deux limites.

La première concerne l’interprétation donnée au lien entre flotte maritime et développement. Les grandes flottes ont accompagné le développement des grandes puissances européennes puis mondiales depuis la fin du XVème siècle, mais la causalité n’est pas nettement établie. Il n’est pas possible de déterminer si la flotte est à l’origine du développement ou si le développement est à l’origine de l’essor de la flotte. A cette question complexe – autant que l’approche de la croissance et du développement économiques en général – les réponses à caractère économique ont paradoxalement réintroduit le droit comme instrument d’une volonté politique des Etats.

Et c’est la seconde raison qui a limité la théorisation économique. Le recours à l’argument de puissance maritime illustre le mélange des genres 127. La puissance maritime est conditionnée, selon des auteurs comme Mahan, par certains phénomènes naturels fondamentaux comme la situation insulaire ou continentale des Etats, et par la politique nationale concernant les marines de guerre, les marines marchandes et les bases outre-mer (Tuttle Sprout, 1943, pp.158-159). Et, à son tour, la puissance maritime est appelée à amplifier la puissance et le prestige d’une nation.

127 A propos du Royaume-Uni, Marlow (Marlow, 1991c, p.292) rappelle : « the reasons for its dominance as a major maritime

Cette vision d’une économie dirigée est renforcée pendant une partie des XIXème et XXème siècles par l’intégration empirique de filières de production et le souci des Etats de maintenir localement l’emploi et les profits.

Pour Sletmo (Sletmo, 1989, p.297), dans le développement de l’industrie du transport maritime, après une première « vague » s’étendant des débuts de la civilisation au XVIème siècle 128, la deuxième « vague » est celle de la « quête de la puissance maritime ». Cette phase s’étend du XVIIème siècle à la Première Guerre Mondiale. Sletmo décrit ainsi cette période :

« [It] is interesting to note that a contemporary of Grotius, Sir Walter Raleigh, wrote around 1610 that :

‘Whosoever commands the sea commands trade; whosoever commands the trade of the world commands the riches of the world, and consequently the world itself’.

« This battle for the seas and the oceans was won by Britain. An extreme expression of British maritime dominance can be seen in the statistics showing that in 1850 the British Empire controlled 82 per cent of the world's steam shipping tonnage. In 1880 this share was still in excess of 70 per cent.

« Britain's dominance of world shipping would appear to be quite consistent with the trade cycle theory presented by Vernon. During the 19th century Britain was the centre for know-how in a wide range of technologies, including steam propulsion, steel processing and the working of metal sheets, expertise essential to the construction of steel vessels. Britain, at the focal point of the vast British Empire, was the centre of world trade and London was the one place where access to market information, financial and commercial, was readily available.

« Britain continued to provide a privileged location for shipping companies during the early stages of steam-powered shipping. London was to shipping what Silicon Valley became to electronics a hundred years later. In fact, it might be argued that during the second wave of shipping, i.e. the development of a maritime transport system that increasingly encompassed all the continents, international shipping became synonymous with British shipping. »

2. Les instruments du contrôle public sur la flotte.

A propos de la Grande-Bretagne, l’amiral Mahan écrivait en substance que le fondement de la puissance maritime résidait toujours dans un commerce actif, de grandes industries mécaniques et un vaste système colonial (Tuttle Sprout, 1943, p.164).

Ce faisant il opérait le constat d’une politique mise en œuvre par les grands empires coloniaux. Pour la France, cette politique a pris la forme du Pacte colonial (Angelelli & Saint-Cyr, 2008). Celui-ci, établi dans la première moitié du XVIIème siècle, comportait un certain nombre d’obligations juridiques dans les rapports entre la Métropole et l’outre-mer avec la volonté d’établir une économie nationale étanche aux fuites de signes monétaires à l’étranger.

128 Caractérisée selon Sletmo par des techniques assez rustiques mais aussi par le fait que les hommes ne s’inscrivent

Parmi les cinq obligations principales qui pesaient sur le commerce entre la Métropole et ses colonies figurait l’obligation d’opérer tous les transports maritimes entre les ports de France et des colonies à bord de navires français.

Bien qu’officiellement aboli pendant la période libérale du Second Empire (1861), le Pacte colonial a perduré de facto jusque dans les années 60 (de Miras, 1997, p.95), et même au-delà dans le secteur maritime à travers le maintien de restrictions de concurrence. Cette rémanence du Pacte colonial s’est manifestée notamment sous trois formes intéressant le trafic maritime (voir supra, Chapitre I, Section I), le monopole de pavillon, le trafic administré ainsi que les conférences maritimes.

Celles-ci étaient de nature à conforter le lien navires-Etat dans la mesure où l’accès au trafic était fondé sur l’appartenance nationale des compagnies déterminée par le pavillon de leurs navires.

En complément du monopole de pavillon, du trafic administré et des conférences maritimes, un dernier point de cette revue tendant à attester de la primauté du droit et de la politique sur l’économie dans les liens entre les navires et les Etats concerne les questions de défense nationale, apparaissant, pour les Britanniques par exemple, comme « the fourth arm of defence ».

Traditionnellement, les flottes marchandes ont entretenu des liens étroits avec les flottes militaires : proximité des techniques de construction navale, des techniques de navigation, de la composition et de l’organisation des équipages à bord, etc. Cette proximité, voire cette complémentarité, est attestée par Mahan (Tuttle Sprout, 1943, p.161) pour qui le commerce maritime d’une nation est un indice de sa « capacité d’endurance » dans la guerre navale. Pour lui, l’ensemble de la population doit disposer d’une grande réserve de ces talents indispensables à l’entretien des navires en temps de paix comme en temps de guerre.

Le cas de la France sert ici d’illustration. En voulant rénover la marine marchande française à la fin du XVIIème siècle, l’Ordonnance sur la Marine d’août 1681 amorce d’une part l’intégration de la marine de commerce et de la marine militaire françaises, et d’autre part l’intégration de ces marines avec les ports et les arsenaux. En France, il en résultera jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle un régime militaire de la marine marchande caractérisé par les quelques aspects suivants :

. existence à bord des navires marchands battant pavillon français d’une hiérarchie proche – en grades et autorité – de la hiérarchie de la marine militaire, concrétisée par des codes spéciaux 129 ; . existence d’un régime avantageux de couverture sociale, conçu en 1681 puis amélioré sous Louis XV pour compenser les sujétions militaires des marins du commerce et de la pêche ;

. existence d’une administration militaire pour gérer la marine marchande ;

. mobilisation des équipages sous le régime de l’affectation collective de défense, contrairement au droit commun de l’affectation individuelle qui caractérisait le service militaire obligatoire jusqu’à sa suppression en 1997 130 ;

. mise en œuvre du contrôle de la navigation par le Gouvernement 131.

L’ensemble des mesures décrites traduit l’emprise de l’Etat sur les navires, pour l’essentiel à travers des mesures réglementaires.

En résumé, même lorsque la préoccupation de l’économie apparaît ou sous-tend concrètement l’existence d’une flotte, le cadrage politique étayé par le droit s’impose renvoyant au second plan l’analyse économique du pavillon. Une double évolution dans les rapports entre les navires et les Etats a lieu depuis le XIXème siècle.