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LA LIBRE IMMATRICULATION DES NAVIRES EST-ELLE UNE SOURCE DE GAIN POUR LES PETITES

PARTIE II – LA LIBRE IMMATRICULATION DES NAVIRES

EST-ELLE UNE SOURCE DE GAIN POUR LES PETITES

ECONOMIES INSULAIRES DE LA CARAIBE ?

Les chapitres précédents ont permis d’examiner la manière dont les sciences économiques avaient progressivement investi le domaine de la libre immatriculation des navires. Le pavillon maritime, attribut de souveraineté, est devenu un service que certains Etats ou territoires ont cherché à valoriser au plan économique.

Utile à la compréhension de ce travail, une lecture économique de la libre immatriculation a été faite dans la Première Partie. Toutefois la contribution des pavillons au développement – ou au moins à la croissance de long terme d’indicateurs élémentaires de production et de commerce extérieur – des pays d’accueil, et singulièrement des petites économies insulaires de la Caraïbe reste en suspens. Cette question est centrale mais encore largement éludée par la Science économique.

1. La question des pavillons de libre immatriculation est centrale.

La généralisation de la libre immatriculation des navires est un fait économique d’importance. Entre 1970 et 2010, le commerce maritime mondial a été multiplié par plus de trois (voir par exemple le graphique n°26 ci-après).

Sur la même période, il convient de signaler la tendance des taux de fret moyen par tonne – qui constituent le prix du service de transport – à baisser. Par ailleurs, en parallèle à l’augmentation des volumes transportés et à la baisse du prix moyen des transports maritimes, la nature et l’organisation de l’activité de transport maritime ont évolué depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Des fonctions qui naguère étaient exercées au cœur des compagnies maritimes ont été externalisées, souvent, en dehors du pays même où les compagnies ont leur siège social (Mitroussi, 2004, p.78 249 ; Cariou & Wolff, 2011), créant un « nouvel ordre international du transport maritime » combinant en particulier les pavillons et les équipages de complaisance, mais aussi la division des flottes en autant de sociétés que de navires (Forsyth, 1993).

249 « Professional ship management companies having developed expertise in operating efficiently with low cost labour while drawing on western technology and capital contribute to the development of new, more efficient factor markets to such a degree that they are instrumental in creating a new form of organization of shipping, its globalization. » (Mitroussi, 2004, op.cit., p.78).

Graphique 25: Evolution du commerce maritime mondial de 1970 à 2010, en milliards de tonnes-miles

Source : Fearnley's Review (2010), citée par The Round Table of international shipping associations. URL :

< http://www.marisec.org/shippingfacts/worldtrade/volume-world-trade-sea.php > [Consultée en juillet 2011].

(a) l’évolution est ici mesurée en milliards de tonnes-miles, ce qui rend mieux compte de l’effort de

transport maritime (poids x distance) que les valeurs, les volumes ou les poids.

Cette « dénationalisation » a permis de limiter les coûts liés à l’application de législations nationales contraignantes. Un auteur atteste avec humour de cette situation nouvelle (Eyre, 1990, p.120) :

« Not long ago I chartered a Liberian flag from a Hong Kong owner whose office was in Bermuda. She

had Pakistani officers and a crew from Gilbert Islands. She was built in Korea, and a Swiss bank held the first mort-gage. The deal was done by a London broker, and a New York lawyer vetted the details. The manager was in Singapore, and the cargoes did not touch any of the nations or cities mentioned above. This is now normal. ».

Un constat identique sera fait à la suite du naufrage du pétrolier libérien Erika le 12 décembre 1999 sur les côtes françaises 250.

250 « L’externalisation répond à deux objectifs : le premier financier – faire baisser les coûts généraux d’exploitation –,

le second juridique – échapper à toute poursuite, voire sanction, en cas d’infraction, grâce à la multiplication des intermédiaires dans un système opaque où s’enchevêtrent sociétés et intervenants. L’Erika est un bon exemple de ce maquis économique, juridique, technique et humain : en vingt-quatre ans, il change sept fois de nom, neuf fois de gestionnaire et cinq fois de pavillon. Le bateau naviguait sous pavillon maltais, était propriété d’un puissant lobby d’armateurs grecs, basé à Londres et au Pirée, qui semble avoir servi de prête-nom à une grande famille napolitaine, les Savarese, travaillant dans le négoce international depuis des siècles. Géré par une société italienne de Ravenne, recruté par un courtier anglais, armé d’un équipage indien, il est affrété pour le compte de TotalFina, premier groupe industriel français. Cette situation a permis à M. Thierry Desmarest, PDG de TotalFina – qui affrète plus de 1 000 bateaux par an –, de rejeter la responsabilité de la marée noire sur l’armateur en se retranchant derrière le droit

On imagine comment l’informatique et les télécommunications ont pu accentuer quatre tendances qui apparaissent en filigrane dans les descriptions ci-dessus qui datent de 1990 et 2000 (Palan, 1998): (1) la possibilité de multi-localisation matérielle des différentes fonctions concourant au métier d’armateur ; les fonctions sont localisées pour maximiser les gains : propriété des navires, mutations de propriété, fiscalité des revenus des navires, crédit à la construction ou à l’acquisition des navires, garanties bancaires, gestion technique des navires, gestion des équipages (droit du travail, rémunérations, couverture sociale, fiscalité des revenus des personnes physiques), sécurité, etc. (2) le renforcement de la cohérence et de la rapidité des décisions de gestion des flottes et d’échanges des flux financiers (Sletmo, 1989, p.302) et (3) l’évolution des Etats, qui deviennent paradoxalement eux-mêmes les agents de la globalisation en entrant en concurrence pour attirer les investissements (Brenner, 1999, p.67) 251.

L’offshore devient également un des moyensd’assurer la compatibilité entre la mondialisation et les

Etats :

« by this process of bifurcation of the sovereign space, the state system is dealing with the more mobile economic sectors by providing them with areas where government interference is less stringent. And since these more mobile elements are increasingly bracketed out of the state, the state can carry on discharging its traditional roles as if nothing had happened, thus helping to alleviate some of the tension between globalization and the state system.(…) In other terms, offshore does not isolate the state from globalization as much as it offers a politically acceptable resolution to the tension between globalization tendencies and the state » (Palan, op.cit., p.627).

Ainsi, plutôt que de les combattre, certains Etats ont préféré créer leurs propres centres offshore

pour la réalisation de différentes activités mondialisées, telles que les banques de dépôt et d’investissement, les registres maritimes, la domiciliation des avions, la location de main d’œuvre, les compagnies pétrolières ou minières, les droits d’auteurs, la domiciliation Internet pour des activités de casinos virtuels (Hines & Rice, 1994, pp.150-153, 174 & 178 ; Roberts, 1995, pp.246 & 250-252 ; Hudson, 1998, pp.920-923 ; Palan, 1998, p.633-634).

international (la convention de Bruxelles de 1969, modifiée en 1992) qui stipule que le propriétaire du navire assure sa gestion et les dommages d’une éventuelle pollution. Pourtant, en utilisant les services de Total International Limited, sa filiale commerciale enregistrée aux Bermudes, et de Total Transport Corporation, autre filiale consacrée aux transports et immatriculée à Panama, le groupe s’insère parfaitement dans cette logique d’irresponsabilité et

d’opacité afin de rogner sur les coûts. » (Carroué, 2000, op.cit., p.24).

Dans le même ordre d’idées, la Cour Suprême des Etats-Unis avait caractérisé, dans l’arrêt Lauritzen v.Larsen de 1953

la possibilité pour le conflit qui portait sur (…) de relever de sept juridictions différentes (Palan, 2002, op.cit., 171).

251 « If the role of the national scale as an autocentric socioeconomic container has been undermined during the last three decades, the importance of territoriality has actually intensified : for it is only through the construction of fixed geographical infrastructures that the global circulation of capital, money, commodities, and people can be continually accelerated and expanded » (Brenner, 1999, op.cit., p.67).

Dans ce contexte, l’influence de l’immatriculation des navires sur les coûts d’exploitation a progressivement été reconnue, à mesure que l’ « offre de pavillon » se diversifiait et se libéralisait, permettant aux Etats de répondre à la « demande de pavillon » émanant des compagnies maritimes. Tout en restant un attribut de la souveraineté des Etats, l’immatriculation des navires est ainsi devenue un service quasi-marchand.

2. Pourtant la question des pavillons de libre immatriculation est souvent contournée.

Lorsqu’elle existe, l’approche économique de la libre immatriculation privilégie l’examen de la « demande de pavillon ». Autrement dit, dans l’analyse de la croissance des pavillons de libre immatriculation dans les quarante dernières années, les études portent principalement sur le

flagging out en provenance des pays maritimes traditionnels.

On recherche alors ce qui détermine au plan micro-économique les compagnies de navigation des pays maritimes traditionnels à immatriculer leurs navires sous un pavillon autre que celui du pays où réside le siège de direction effective de la compagnie 252.

Parallèlement, au plan macro-économique, on a vu dans le Première Partie que les recherches – et les politiques publiques dans les pays maritimes traditionnels – ont trait aux moyens de maintenir les flottes sous leur pavillon traditionnel 253.

Quelquefois, les études sont orientées vers le secteur des transports maritimes des pays émergents tels que Singapour, Taiwan, la Corée-du-Sud et la Chine, y compris Hong-Kong, qualifiés de nouvelles nations maritimes (Thanopoulou, 1995 ; Tenold, 2003 ; Haralambides & Yang, 2003). Plus rarement, elles se rapprochent des territoires d’accueil des nouvelles immatriculations, dans un contexte soit global (T. Alderton & Winchester, 2002b, § 3) , soit à caractère plus monographique, tout en conservant néanmoins le souci des intérêts des pays maritimes traditionnels dont on cherche à capter une partie de la flotte de navires (K. Cullinane & Robertshaw, 1996). Mais alors que l’intérêt des centres financiers offshore apparaît bien du point de vue des stratégies de développement des territoires d’accueil (Hudson, 1998, op.cit., p.919 et ss.), celui des pavillons de libre immatriculation l’est beaucoup moins.

252 Voir Eyre, 1989; Ledger & Roe, 1992 ; Bergantino & Marlow, 1998 ; Thanopoulou, 1998; Chung & Hwang, 2006;

Hoffmann et al., 2004.

253 Voir Eyre, 1989, précité ; Marlow, 1991, précités ; Ledger & Roe, 1992, précités ; Sletmo & Holste, 1993, précités ;

Knudsen, 1997, précitée ; Goulielmos, 1997; Goulielmos, 1998 ; Brownrigg et al., 2001, précités ; Selkou & Roe,

En bref, dans la littérature la question des pavillons de libre immatriculation demeure paradoxalement centrée sur les coûts et bénéfices pour les pays maritimes traditionnels ou, plus largement, les pays développés. L’ « offre de pavillon » des petites économies insulaires – en développement ou non ; à faible revenus par habitant ou non –, qui constituent pourtant l’essentiel des pavillons de libre immatriculation, est en revanche peu traitée.

Au mieux, ces territoires sont présumés avoir des objectifs et des moyens similaires aux pays maritimes traditionnels ou aux nouvelles nations maritimes. Objectifs : navires, emplois, revenus de l’exportation de biens, revenus des services, recettes fiscales, etc. Moyens : fiscalité favorable ; création par les pouvoirs publics d’économies externes favorables aux compagnies maritimes : formation, charges sociales et fiscalité des personnels, infrastructures portuaires publiques prises en charge par la collectivité. Oubliant que les délocalisations industrielles peuvent être « totalement orchestrées par des décisions étrangères »254, on pourra même considérer en accord avec le bon sens que la libre immatriculation présente un intérêt pour les territoires qui hébergent cetet activité, sinon pour quelel sraisons le feraient-ils.

Mais à l’examen cependant, ni la généralisation des objectifs et des moyens adoptés par les pays maritimes traditionnels ou les nouveaux pays maritimes, ni l’intégration des différents pays – développés et en développement – dans un cycle international de vie des produits dérivés de Vernon (1966) ne correspondent vraiment à la problématique des pavillons de libre immatriculation.

En effet, les objectifs, les moyens et les résultats des pays maritimes traditionnels et des petites économies insulaires ne sont pas comparables en pratique.

En matière de transport maritime, les petites économies insulaires n’ont pas non plus besoin de disposer d’une flotte sous leur pavillon national pour assurer l’export ou l’import. Enfin, les pays maritimes traditionnels n’attendent pas de leurs flottes qu’elles leur rapportent au plan de la fiscalité ; au contraire, les mesures incitatives dans ce domaine – fiscalité et subventions – sont coûteuses car les pouvoirs publics attendent des flottes un avantage plus global (puissance, emplois, revenus, etc.) (Li & Cheng, 2007).

En termes de moyens, les politiques qui peuvent être conduites dans les pays maritimes traditionnels et dans les petites économies insulaires ne sont pas non plus comparables 255. Dans les pays maritimes traditionnels, eu égard aux tailles respectives du secteur de la marine marchande et des budgets publics, les interventions peuvent à la fois être massives par rapport au secteur et représenter une très faible part du budget. Par ailleurs, les moyens mis en œuvre se déploient sur un spectre assez large, depuis les aides financières à l’investissement ou à l’exploitation, jusqu’à la formation des personnels et la prise en charge des infrastructures portuaires. Dans les petites économies insulaires, il est attendu un effet direct de la flotte immatriculée ou au moins une corrélation significative entre la flotte de navires et le PIB ou certains éléments de la balance des paiements, d’autant que les moyens budgétaires que les territoires concernés peuvent consacrer aux flottes sont intrinsèquement plus faibles.

En résumé, les pavillons de libre immatriculation, lorsqu’ils sont envisagés au plan économique, sont généralement traités ou examinés

- soit du point de vue des compagnies de navigation des pays maritimes traditionnels ou plus récents : les déterminants du flagging out ;

- soit du point de vue des pays maritimes traditionnels : il s’agit alors, ou bien de limiter le

flagging out en conservant une flotte sous pavillon national à l’aide de moyens économiques,

financiers, législatifs ou réglementaires nationaux ou internationaux (« shipping policies »), ou bien au contraire de privilégier la limitation des aides financières publiques et la baisse du coût des transports (éventuellement en laissant aux compagnies la liberté d’immatriculer leurs navires sous le pavillon de leur choix), à l’instar de la Grande-Bretagne des années 1980 sous les gouvernements conservateurs de Margaret Thatcher (1979-1990) et John Major (1990-1997) (Ledger & Roe, 1992, op.cit., p. 248), ou de l’Union européenne (depuis les Lignes directrices encadrant à partir de 1997 des aides publiques dans le domaine des transports maritimes jusqu’à l’interdiction des ententes sur les prix pratiqués pour le transport de ligne);

- soit d’un point de vue plus global. Celui-ci peut être lié à la performance économique des entreprises des pays maritimes, traditionnels ou plus récents, qui participent à la mondialisation en localisant les combinaisons de facteurs de production pour minimiser les coûts des transports maritimes. Mais le point de vue plus global peut être élargi aux instruments de réglementations internationale ou régionale dont on attend d’une part qu’ils traduisent le consensus politique

mondial autour des questions de sécurité de la navigation (protection contre les accidents maritimes) (Francisco J.Montero, 2003), de sûreté maritime (protection contre les actes criminels en mer) (Roach, 2004) et d’environnement (protection de l’environnement marin) (Eyre, 1989, pp.182-186 ; Sage, 2005, pp.349-350 ; Roe, 2009, pp.39-43) et d’autre part une homogénéisation minimale des règles internationales, afin de faciliter la concurrence entre les entreprises sur la base de coûts moindres, mais dans le respect du consensus politique précité.

La question des pavillons de libre immatriculation est donc peu abordée du point de vue des pays qui les mettent en œuvre, et particulièrement des petites économies insulaires.

Chapitre III – IDENTIFICATION ECONOMIQUE DU