CHAPITRE 1. PROBLEMATIQUE
1.2. État de la question
1.2.2. Le problème principal dans ce champ de recherche
1.2.2.1 Sur la nature de l'enseignement
L'enseignement vu dans un processus instructionnel, qui fait à son tour partie
d'un curriculum, a un caractère intentionnel. Il obéit par conséquent à des
finalités et à des buts préalablement établis visant toujours à un idéal d'homme
et de société. Ces finalités sont d'ordre axiologique, raison pour laquelle le
processus d'enseignement dans un curriculum déterminé ne concerne pas
seulement la transmission des connaissances et des savoir-faire pour la
maîtrise d'un domaine de la connaissance en particulier. Dans ce processus qui
a lieu à l'école, on doit agir pour éduquer, c'est-à-dire, se rappeler qu'on doit
développer un travail sur la volonté, les sentiments, les attitudes de ceux qui
prennent part à ce processus d’enseignement. L'enseignement étant lui-même
imprégné de valeurs, celles-ci doivent par conséquent être présentes dans
l'oeuvre de l'enseignant pendant la situation d'instruction. Dans le cas contraire,
on donnerait à l'enseignement une connotation étrangère à l'éducation formelle,
on le sortirait de son contexte, en déformant son action. La particularité de
l'école c’est qu’on ne s’y rend pas seulement pour apprendre les matières qui
font partie du patrimoine culturel, mais aussi pour apprendre beaucoup d’autres
choses concernant les rapports avec son entourage social dans une société où
priment des règles de valeur. Ainsi, on enseigne la musique d'une certaine
manière et non d'une autre, on enseigne les mathématiques, la géographie,
l’histoire, la danse, les sciences naturelles, en fonction d’un projet d'homme et
de société et non d’une manière arbitraire ou selon le libre jugement de
l'enseignant. Voilà le sens de l'école et des processus qui sont planifiés pour
qu’ils se déroulent en son sein. Cette caractéristique est propre à la nature
complexe de l’école. D'une part, dans l’école, on effectue des actions pour
acquérir des connaissances, des savoir-faire et pour développer des attitudes
propres à l'apprentissage d'un contenu déterminé. D'autre part, il lui appartient
aussi de développer des actions inhérentes au domaine éthique.
Il en découle que, dans les processus d'enseignement, il peut y avoir des
finalités et des buts de nature différente qui réclament, par conséquent, des
actions et des attitudes aussi diverses pour réussir leur développement. Pour
cette raison, en considérant l’enseignement comme un fait et une donnée
pratique, nous devons comprendre la pratique, au moins dans ces deux sens.
La pratique de l'enseignement, de la part de celui qui enseigne, est en mesure
de susciter en lui des réflexions sur son travail, des tentatives de nouvelles
méthodes dans le but de les mettre en pratique, d’en voir les effets dans le but
d'améliorer cette pratique, tant au niveau éthique que dans l'organisation d'un
savoir particulier.
Ainsi par exemple, on peut réfléchir sur le partage d'une classe de quarante
élèves que l’on va enseigner à lire et à écrire ; disposer du matériel et du
mobilier d'un atelier de céramique pour diminuer le temps superflu au moment
de l’arrivée des élèves ; évaluer si la lecture qui a été proposée en classe était
appropriée ou non pour la situation, selon ce qu'on prétendait réussir. Mais une
réflexion ferait aussi partie du domaine pratique comme celle faite par Bakulé à
propos de sa rencontre avec les enfants dont il a dû s'occuper : « Il serait vain
de vouloir convaincre Miloch qu’il n’est pas raisonnable de descendre une
pente à toute vitesse, avant qu’il se soit lui-même cassé le nez en courant sur
la pente abrupte d’une montagne » (Ferrière, 1928, pp. 8-9) ou cette autre
réflexion : « J’agirais conséquemment et constamment de telle sorte que
l’enfant se persuade que mon seul but est de lui apprendre comment on doit
agir ou ne pas agir pour faire son chemin dans la vie… » (Idem. p. 18).
un contenu spécifique, dans ses aspects conceptuels, et dans les procédés et
les attitudes à développer. Dans ce sens, il a été considéré comme un domaine
privilégié pour l'application de techniques et de règles.
Une bonne partie des aspects prescriptifs
12a été le produit et le résultat du
transfert des principes de la psychologie de l'apprentissage, des manières de
comprendre comment l'homme apprend, ce qui a eu pour conséquence
attendue l'amélioration des aptitudes académiques et des techniques
d'enseignement. Toutefois, comme l'avait affirmé Ausubel (1976) au début des
années soixante-dix, on a extrapolé les théories de l'apprentissage et les
résultats testés dans des situations expérimentales de laboratoire, à des
situations de classe qui n’avaient rien ou très peu à voir avec celles-ci, en
exagérant leur application.
À cette tendance qui prend en compte l'application d'une approche scientifique
et systématique dans le but d’améliorer l'enseignement s’apparente ce qu’on a
appelé : technologie éducationnelle, technologie instructionnelle. Il s’agit donc
de la tendance prédominante dans le domaine pédagogique qui a sévi pendant
plus d’un demi-siècle.
Tant à partir du champ behavioriste de la psychologie de l'apprentissage que
du champ cognitiviste, on a entendu des voix qui rendaient plus
compréhensibles les propos éducatifs en termes d'objectifs pour l'apprentissage
des contenus de matières, pour la sélection des moyens et des stratégies pour
atteindre ces objectifs, pour les mettre en action et pour les évaluer. La
condition d'entrée pour parler d'un modèle technologique a été de prétendre
qu’il est fondé sur une connaissance scientifique de l'apprentissage. Un tel
modèle technologique a impliqué la structuration méthodique de l'instruction et
une mise en relief très ferme de la programmation de l'enseignement
13.
12
« ... l'approche technologique classique est à caractère prescriptif ; il ne se préoccupe que de soutenir la cohérence interne et l'efficience du système en termes de “ si vous voulez obtenir ceci, faites telle chose ” » (Camilloni, 1995, p. 17).
13
Dans le processus instructionnel nous pouvons distinguer plusieurs phases : la rencontre à proprement parler, qui peut arriver avec ou sans la présence directe d'un enseignant ; une phase qui la précède, avant la rencontre elle-même (phase de programmation sur un plan qui résume l'intention curriculaire ou le projet pédagogique) et une autre phase qui implique la réflexion sur ce qui est mis en pratique.
Carr et Kemmis (1986) placent leur réflexion sur un plan différent de ce que
nous venons d’exposer. Pour eux, l'approche technique de l'enseignement n’a
rien à voir avec l'approche pratique puisque la pratique de la vie en classe jouit
d’un caractère indéterminé et ne peut être vue comme un moyen qu’on peut
contrôler pour obtenir des fins spécifiques de manière systématique, car la
pratique n’est pas réductible au contrôle de type technique.
Des auteurs comme Schön (1992) séparent aussi le domaine pratique du
domaine technique, en affirmant que « la rationalité technique défend l'idée que
les professionnels de la pratique résolvent des problèmes instrumentaux en
sélectionnant les moyens techniques les plus appropriés pour certains objectifs
(...) les praticiens compétents non seulement sont obligés de résoudre les
problèmes techniques (...) mais ils doivent aussi réconcilier, intégrer ou choisir
parmi les valorisations opposées d'une situation... » (Schön, 1992, pp.17-19).
Cet auteur suggère que pour la formation d’un enseignant, au lieu de se
demander comment se servir de la sociologie de l'éducation, de la psychologie
du développement ou de la psychologie de l'apprentissage (très important pour
la formation des enseignants), l'essentiel était d’essayer d’apprendre en
analysant ce que les enseignants proposaient dans des situations très
spécifiques n’obéissant pas à des formats déjà décrits, ce qu'il a appelé « les
zones indéterminées de la pratique ».
Nous pensons que l'enseignement, par sa nature complexe, n’est pas
réductible à quelque chose en particulier car dans chaque situation
d'enseignement interviennent de multiples facteurs, ce qui explique sa
singularité. Certaines situations selon la conception de l'enseignant se
caractériseront par un empirisme vulgaire, d'autres par une pratique dans
laquelle la délibération entre des enseignants réunis en communauté joue un
rôle fondamental ; dans d’autres situations, l'approche technique sera
prédominante. Toutefois, toutes ces approches différentes peuvent coïncider ou
s’entremêler tout au long d'un processus d'enseignement déterminé. Il s'ensuit
que les tentatives, pour leur accorder un caractère prioritaire de « praxis », ou
pour leur concéder seulement un caractère « technique », ne seraient que des
morceaux atomisés de connaissance qu'on a sur l’enseignement.
À notre avis, les deux visions peuvent être concurrentes, tel que l'exprime Morin
dans le principe dialogique propre à la complexité qui peut se définir : « comme
l’association complexe (complémentaire/ concurrente/ antagoniste) d’instances,
nécessaires ensemble à l’existence, au fonctionnement et au développement
d’un phénomène organisé » (Morin, 1986, p. 98).
Pour soutenir la conception selon laquelle la nature de l'enseignement devrait
être éminemment pratique et non technique, Carr et Kemmis se basent sur la
classification aristotélicienne de la connaissance en affirmant que :
Le but des sciences productives consiste à faire quelque chose : son telos est la production d'un artefact. Les disciplines pratiques sont ces sciences qui traitent de la vie éthique et politique et son telos est la sagesse et la prudence pour l'action (...) le type de connaissance et de recherche adéquates pour les disciplines productives serait ce qu'Aristote appelait poietiké, que nous pourrions traduire approximativement par "action en cours", et qui est mis en évidence dans les artisanats ou les habiletés. Les Grecs faisaient allusion à la disposition de celui qui est adroit dans un métier avec le mot tekhné, ou à la disposition pour agir d’une manière spécifique ou motivée selon les règles du métier (...) le type de raisonnement implicite dans la poietiké était celui des moyens/fins ou raisonnement instrumental. Selon cette mentalité, l’image-guide est tellement puissant qu'il domine l'action et la conduit vers le but proposé. (Carr et Kemmis, 1986, p 50).