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Chapitre 1 Les années 1450 : (re)constructions

1. L’historiographie du règne de Charles VII : le sommeil, le réveil et l’oubli

1.2. La Nation, avec ou sans roi ?

1.2.1. La Nation naît au Moyen Âge

À l’aube du XIXe siècle, la nécessité d’écrire une histoire englobant le phénomène révolutionnaire s’impose aux historiens comme aux pouvoirs publics. Sous la monarchie de Juillet, qui voit l’essor conjoint de l’archivistique et de la pratique historique, la naissance et le renforcement de la Nation constituent peu à peu le fil rouge d’une histoire qui vise à embrasser aussi bien la tradition monarchique que les idéaux de 1789. Dans cette perspective, l’histoire du Moyen Âge est amenée à jouer un rôle parfois déterminant, et en particulier ses deux derniers siècles. Une attention accrue est alors portée au règne de Charles VII, dans la perspective d’une histoire non plus royale ni dynastique, mais nationale.

On s’entend en effet dans ce contexte à trouver dans les XIVe et XVe siècles français un moment fondateur de la Nation, certains de ses soubresauts annonçant la Révolution française, et

266. Sur ce grand thème, nous renvoyons à L. Kendrick et alii (dir.), Le Moyen Âge au miroir du XIXe siècle (1850-1900),

Paris, 2003 ; B. Delmas, C. Nougaret (dir.), Archives et nations dans l’Europe du XIXe siècle, Paris, 2004 ; S. Bernard-

Griffiths et alii (dir.), La fabrique du Moyen Âge au XIXe siècle. Représentations du Moyen Âge dans la culture et la littérature

françaises du XIXe siècle, Paris, 2006 ; et surtout I. Guyot Bachy, J.-M. Mogelin (dir.), La naissance de la médiévistique.

Les historiens et leurs sources en Europe au Moyen Âge (XIXe – début du XXe siècle), Paris, 2015.

267. Sur ce nouveau statut de l’histoire et en particulier de l’histoire du Moyen Âge, voir J.-M. Moeglin, « Naissance de la médiévistique ? Des antiquaires-érudits aux historiens-professeurs », dans I. Guyot-Bachy, J.-M. Moeglin (dir.), La naissance de la médiévistique, op. cit., p. 3-33.

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ses progrès administratifs et institutionnels amorçant une centralisation moderne268. Pour François Guizot, c’est en effet la fin du Moyen Âge qui voit l’entrée presque « naturelle et instinctive de l’Europe dans les voies de la centralisation269. » C’est en France que l’on observe selon lui, à la fin du règne de Charles VII, l’expression la plus nette de cette évolution, avec la conjugaison d’une « idée nationale » – forgée par la guerre contre les Anglais –, d’un territoire – avec « l’incorporation de la plupart des provinces qui sont devenues la France » –, et d’un pouvoir « public » prenant le pas sur les pouvoirs féodaux270. »Pour Augustin Thierry, qui retrace dans son Essai sur la formation du Tiers-État la « marche simple et régulière » de la « masse entière de la nation » – dont l’histoire est, du XIIe au XVIIIe siècle, « indissolublement liée à la royauté271 » – la chronologie est quelque peu différente puisqu’il accorde une très grande importance aux événements du règne de Charles V, sous lequel il voit une alliance de la royauté et de la bourgeoisie – c’est-à-dire les deux piliers de la France moderne – contre la noblesse272. Le règne de Charles VII quant à lui, correspond à une nouvelle ère, celle de la « monarchie administrative273 » mais aussi d’un « élan national » et d’une « inspiration publique » autrement plus fructueux que l’action personnelle du prince274.

Ces deux travaux pionniers et ceux qui les suivent s’inscrivent dans un contexte de forte instabilité politique entre la Restauration et le Second Empire, contexte qui entraîne une réflexion nouvelle sur la nature des différents régimes politiques. Le paradigme qui s’en dégage, en tout cas, est clair, et devient la principale clé de lecture de l’évolution politique du royaume de France à la fin du Moyen Âge : une nouvelle configuration politique y aurait vu le jour, entre le XIVe et le XVe siècles, sous les auspices de l’alliance entre le roi et la bourgeoisie, et cette configuration se serait déployée ensuite à travers un développement administratif et une centralisation du pouvoir, fondements d’une unité nationale275.La fin du règne de Charles VII est, quant à elle, le moment du déploiement conjoint, simultané, d’un sentiment national et de réformes institutionnelles décisives.

268. Sur ce point voir les différentes contributions liées au rôle du Moyen Âge l’interprétation immédiate de l’événement révolutionnaire, ainsi qu’aux relectures libérales du Moyen Âge pour le premier XIXe siècle, dans

S. Bernard-Griffiths et alii, La fabrique du Moyen Âge au XIXe siècle, op. cit., p. 285-318 et 327-421.

269. F. Guizot, Histoire générale de la civilisation en Europe : depuis la chute de l’Empire romain jusqu’à la Révolution française, éd. par P. Rosanvallon, Paris, 1985, p. 239. Ce texte, publié pour la première fois en 1829-1832 sous le titre Cours d’histoire moderne constitue la version écrite du cours professé par Guizot en Sorbonne, en 1828.

270. Ibid.

271. A. Thierry,Essai sur l’histoire de la formation et des progrès du Tiers-État, Paris, 1853, préface, p. IX

272. Ibid., voir Chapitre II, p. 24-45. Notons que dans cette perspective, l’importance des assemblées politiques ou états – dans lesquelles la bourgeoisie joue un rôle crucial, est dès lors soulignée par Thierry comme, plus tard, par Guizot. Sur ce point, voir O. Mattéoni, « Les assemblées au royaume de France à la fin du Moyen Âge. Considérations historiographiques, du XIXe siècle à nos jours », dans J.-P. Genet, D. Le Page et O. Mattéoni,

Consensus et représentation. Actes du colloque organisé en 2013 à Dijon par SAS avec la collaboration du centre Georges-Chevrier de l’université de Dijon, Paris/Rome, 2017, p. 95-114.

273. Ibid., p. 64. 274. Ibid., p. 64-68.

275. C’est Bernard Guenée qui, dans un bilan dressé en 1964, insiste le premier sur le caractère absolument fondateur des travaux d’Augustin Thierry dans l’histoire politique du Moyen Âge en France. Voir « L’histoire de l’État en

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Par la suite, ce volet institutionnel et administratif se trouve grandement privilégié, en raison du contexte politique et des évolutions institutionnelles de la discipline historique sous le Second Empire. Le contexte politique favorise l’étude d’un processus de centralisation monarchique jugé bien plus crucial dans l’affermissement de l’unité nationale que la construction d’une liberté française « due au moins en partie au peuple ». Les évolutions institutionnelles – l’École des Chartes, l’École Normale Supérieure et l’Institut – ont consacré le succès de l’histoire des institutions. Du point de vue des sources médiévales, on cherche à documenter de manière massive un processus de centralisation monarchique qui n’est plus questionné sur le fond276. Le développement de la chaire d’ « Histoire des institutions politiques, administratives et judiciaires277 » instituée à l’École des Chartes en 1869 consacre l’attention privilégiée aux sources issues des institutions – jugées plus fiables – et alimente une vague d’éditions d’actes, mais aussi de chroniques médiévales278. Peuvent ainsi se dresser les deux piliers de l’histoire méthodique : la succession événementielle – à l’appui de chroniques certes « critiquées pour leur subjectivité mais indispensables à [sa] reconstitution279 » – et la construction institutionnelle – décrite grâce à des sources jugées plus fiables car produites par les institutions elles-mêmes. L’instauration puis la stabilisation de la IIIe République enfin, dans le dernier tiers du XIXe siècle, voit se prolonger l’intérêt pour les institutions – en l’élargissant toutefois aux institutions locales et représentatives, tout en dynamisant l’engouement pour l’histoire de la Nation et de ses origines. Les historiens continuent à s’appuyer sur le paradigme de Thierry, non plus pour défendre la monarchie constitutionnelle bourgeoise, mais pour exalter l’unité nationale du peuple français face à l’ennemi allemand. La corrélation entre la guerre de Cent ans et l’union nationale contre l’ennemi extérieur – en l’occurrence anglais – s’impose alors durablement280. Dans ce contexte, la construction

France à la fin du Moyen Âge vu par les historiens français depuis cent ans », Revue historique, t. 232, 1964, p. 331-360.

276. Jean-Marie Moeglin résume cette situation en des termes limpides : « À la fin du XIXe siècle, écrire l’histoire

c’était désormais reconstituer en détail l’histoire politique des règnes et décrire des institutions et des rouages administratifs. La méthode critique conduisait en effet nécessairement à affirmer le primat de l’histoire politique événementielle et de l’histoire institutionnelle, le tout étant porté par la croyance dans le rôle des grands hommes et une sorte de téléologie orientée vers l’avènement des états-nations. ». J.-M. Moeglin, « Naissance de la médiévistique ? Des antiquaires-érudits aux historiens-professeurs », art. cité, p. 29.

277. Le premier titulaire est Edgard Boutaric, à qui l’on doit notamment le premier volume de l’inventaire des Actes du Parlement de Paris. De l’an 1254 à l’an 1328, t. 1 (1254-1299), Paris, 1863.

278. La Société de l’histoire de France, fondée en 1833 par François Guizot, est relayée dès 1835 par le Comité des travaux historiques et scientifiques, qui entreprend la publication de Documents inédits relatifs à l’histoire de France. Voir L. Theis, « Guizot et les institutions de mémoire », dans P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire, II., La Nation,

Paris, 1986, p. 569-592.

279. J.-M. Moeglin, « Naissance de la médiévistique ? Des antiquaires-érudits aux historiens-professeurs », art. cit, p. 30.

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progressive de la Nation est, plus que jamais, « la finalité même du discours historique281 » – et le rôle attribué à la guerre de Cent ans jugé décisif282.

Les deux grandes biographies de Charles VII – celle de Gaston du Fresne de Beaucourt et celle d’Auguste Vallet de Viriville – s’inscrivent en plein dans ce « moment méthodique283 » : on doit d’ailleurs à Viriville, chartiste lui-même, de nombreuses éditions de sources narratives, ainsi qu’un Mémoire sur les institutions de Charles VII284. Ce moment méthodique, cependant, est aussi le plus polémique – ainsi ces biographies sont elles aussi documentées que partiales – tant, tout au long du XIXe siècle, la question de la figure du souverain médiéval en général, et de Charles VII en particulier, constitue un enjeu important : la figure royale, délégitimée par la Révolution, est ensuite sacralisée dans le cadre de la Restauration monarchique de 1815, puis (ré)conciliée avec l’histoire du peuple – du « Tiers-État », avant d’être conspuée à nouveau. Sous la IIIe République enfin, à l’opposition entre monarchistes et républicains se superposent les divergences historiographiques entre auteurs laïques et catholiques. Quant à Charles VII en particulier, il est au cœur de la très vive polémique qui suit la publication par le chartiste Jules Quicherat des pièces des procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc, entre 1841 et 1849, et qui pose la question de la responsabilité royale dans la mort de la Pucelle285.

En d’autres termes, si l’importance accordée à cette période ne faiblit pas, la perception de la figure de Charles VII de son règne varie considérablement. La constitution et l’étude attentive d’un corpus d’une vingtaine d’auteurs francophones durant ce long XIXe siècle fait apparaître trois schémas interprétatifs très différents, constituant finalement une sorte de foisonnement conflictuel et contradictoire d’une telle ampleur qu’il ne pouvait peut-être laisser place, ensuite, qu’à une longue mise en sourdine.

281. A. Guéry, « L'historien, la crise et l'État », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1997, p. 233-256, ici p. 247. 282. En 1875 paraît d’ailleurs une Histoire du sentiment national pendant la guerre de Cent ans, Paris, par Georges Guibal.

La thématique, en effet, continue encore aujourd’hui d’irriguer la recherche. Les jalons historiographiques sont trop nombreux pour les citer ici : pour une mise au point récente, voir B. Bove, Le temps de la guerre de Cent Ans, 1328-1453, Paris, 2015, p. 472 et suivantes.

283. Nous reprenons ici le terme employé par C. Delacroix F. Dosse et P. Garcia pour désigner cette période, dans Les courants historiques en France, XIXe-XXe siècle, Paris, 2007, p. 96.

284. Publié dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, n°33, 1872. Par ailleurs, on doit en effet à Auguste Vallet de Viriville la publication de la Chronique de Charles VII, roi de France, par Jean Chartier. Nouvelle édition revue sur les manuscrits, suivie de fragments inédits, trois volumes, Paris, 1858-1859 ; mais aussi de la Chronique de la Pucelle, ou Chronique de Cousinot, suivie de la Chronique normande de P. Cochon, relatives aux règnes de Charles VI et de Charles VII, Paris, 1859 ; ainsi que de l’Armorial de France, Angleterre, Écosse, Allemagne, Italie et autres puissances, composé vers 1450 par Gilles Le Bouvier, dit Berry, en 1866.

285. Cette publication intervient d’ailleurs dans le contexte d’une vive rivalité entre chercheurs autrichiens, allemands et français pour l’édition des procès. Voir G. Krumeich, Jeanne d’Arc à travers l’histoire, Paris, 2017 [1ère édition

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FIGURE V

Le règne de Charles VII à l’épreuve des historiens du XIXe siècle

auteur titre de l’ouvrage dates de la

1ère édition

Jean de Sismondi

(1773-1842) Histoire des Français 1821-1844

Prosper de Barante

(1782-1866) Histoire des ducs de Bourgogne et de la maison de Valois 1824-1825 François Guizot

(1787-1874) Histoire générale de la civilisation en Europe 1828

Henri Martin

(1810-1883) Histoire de France 1833-1836

Théophile Lavallée

(1804-1867) Histoire des Français 1838

Ferdinand Leroy

(1808-1866) Tableau général de l’Europe vers 1453 1839

Jules Michelet

(1798-1874) Histoire de France (t. V) 1841

Pierre-Sébastien Laurentie

(1793-1876) Histoire de France 1841

François-Auguste Mignet

(1796-1884) Formation territoriale et politique de la France depuis la fin du XIe s. jusqu’à la fin du XVe s. 1843

Georges Ozaneaux

(1795-1852) Histoire de France depuis l’origine de la nation jusqu’au règne de Louis-Philippe 1846 Augustin Thierry

(1795-1856) Essai sur l’Histoire de la formation et des progrès du Tiers-État 1853 Pierre Clément

(1809-1870) Jacques Cœur et Charles VII ou la France au quinzième siècle 1853 Henri Martin

(1810-1883) Histoire de France depuis les temps les plus reculés jusqu’en 1789 1855-1860 Hippolyte Dansin

(1824-1872) Histoire du gouvernement de la France pendant le règne de Charles VII 1856 Victor Duruy

(1811-1894) Histoire populaire de la France 1862

Auguste Vallet de Viriville

(1815-1868) Histoire de Charles VII 1862-1865

Cléophas Darest

(1820-1882) Histoire de France depuis les origines jusqu’à nos jours 1865-1879 François Guizo

(1787-1874) Histoire de France depuis les temps les plus reculés, racontée à mes petits-enfants 1870-1875 François-Tommy Perrens

(1822-1901) La démocratie en France au Moyen Âge 1873

Gaston du Fresne de Beaucourt

(1833-1902) Histoire de Charles VII 1881-1892

Charles Petit-Dutaillis

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