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2. La politique des apanages (années 1360-1370)

2.3. L’esprit et la lettre des grands jours

2.3.1. Des grands jours « desquels l’en peut appeler »

Le répertoire de termes utilisés pour nommer les cours, très souple à la fin du XIIIe siècle, tend à se fixer. Ainsi, dans le discours royal comme parlementaire, on observe des tentatives de plus en plus pressantes de maîtriser ce répertoire au XIVe siècle, à la fois pour réserver l’usage de certains termes aux institutions royales, mais aussi pour s’arroger le droit de désigner par des appellations de son choix des institutions potentiellement concurrentes.

Aussi bien dans les ordonnances royales que dans les registres du parlement, on renâcle en effet rapidement à désigner toute autre cour que la cour royale par le terme de « parlement » : dès 1328, une ordonnance évoque ainsi pour la Bretagne les magni dies qui dicuntur parlamentum, expression qui se généralise ensuite dans les registres du parlement179. Le terme de grands jours – qui commence alors tout juste, rappelons-le, à désigner les grands jours des douaires et des apanages – vient ainsi avantageusement remplacer celui de parlement, qui fait déjà l’objet d’une

177. A.N., X1A 22, f. 21.

178. BnF, Clairambault 730, art 6, p. 110.

179. Les deux appellations, grands jours et parlement, restent d’abord associées. Ainsi la même année, une ordonnance de Philippe VI précise que les appels des juges du duché de Bretagne « seront d’abord portez devant les Grands-Jours au Parlement de ce duché, & que les Appels de ce Parlement seront portez devant cleuy de Paris ». Voir ORF, vol. 4, p. 112. Un réel conflit sur l’appellation éclate plus tard, en 1492, quand Charles VIII prend le contrôle des structures administratives bretonnes. Voir B.-A. Pocquet du Haut-Jussé, « Les débuts du gouvernement de Charles VIII en Bretagne », Bibliothèque de l’école des Chartes, 1957, 115, p. 138- 155.

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exclusivité royale proclamée. Cette exclusivité s’applique également aux territoires apanagés : l’espace politique cohérent des apanages ne connaît qu’un parlement, celui de Paris. Les grands jours de Beaune ne portent ce nom qu’à Paris, à la chancellerie ou au parlement, pour prendre en Bourgogne celui de parlement180. Même l’emploi du terme d’échiquier, assimilé à la royauté et donc à la souveraineté, devient problématique. L’exemple de l’échiquier d’Evreux est à ce titre particulièrement éclairant181. En 1354 en effet, selon les dispositions du traité de Mantes entre Jean II et Charles de Navarre, un échiquier d’Evreux est formalisé et surtout est érigé en cour souveraine, le roi reconnaissant par-là l’indépendance judiciaire de la principauté182. Très vite, dès l’année suivante, un traité vient révoquer cette concession exorbitante. Une série de conflits juridictionnels éclate alors entre les gens du roi de Navarre et ceux du roi de France. C’est dans ce contexte que l’échiquier de Normandie enregistre, à la session de la Saint-Michel de l’année 1366, une ordonnance « contre divers echiquiers particuliers183 ». Le texte commence par la maxime suivante : « nul eschiquier en Normandie fors le roy », avant de préciser que « nul hault home quel qu’il fut en Normendie n’auroit point d’eschiquier, la royne Blanche, le conte d’Alenchon, [le] mestre de foretz ne autres. » On comprend que les grands jours de la reine Blanche, déjà évoqués, prennent en Normandie le nom d’échiquier. Quant à l’échiquier d’Alençon, son existence a, depuis le début du XIVe siècle, souvent suscité de vives tensions avec l’échiquier de Normandie184. L’échiquier d’Alençon, apanage très ancien, est antérieur à la vague de grands jours des apanages. Apparu au tournant des XIIIe et XIVe siècles, il n’est pas le fruit d’un privilège octroyé explicitement. Son ancienneté et certaines de ses prérogatives le rapprochent de l’échiquier de Normandie – mais en terre apanagée. De manière remarquable, on observe une très grande présence parlementaire dans les sessions tenues dans les années 1370, soit précisément pendant la multiplication des grands jours des apanages – qui se manifeste notamment par la présence de prestigieux magistrats en Bourgogne et en Anjou185.

Or ce nom d’échiquier, comme celui de parlement, est désormais réservés aux institutions royales. Comment, dès lors, appeler les cours princières, qu’il s’agisse de princes non apanagistes ou d’apanagistes indociles, autrement dit de ceux dont le pouvoir ne repose pas sur une captation et imitation consentie des modèles royaux mais sur leur propre projet souverain ? La réponse est

180. Voir notamment les registres édités par P. Petot, Registres de Saint-Laurent-Lès-Chalon, op. cit.

181. Cet exemple s’appuie sur chapitre de la thèse de Philippe Charon sur la principauté d’Evreux, sous la direction de Claude Gauvard, publiée en 2014 : Princes et principautés au Moyen Âge : l’exemple de la principauté d’Evreux, 1298- 1412, Mémoires et documents de l’Ecole des Chartes, vol. 93.

182. Rappelons que le comté d’Evreux accueillait déjà une Chambre des Comptes depuis 1329. 183. F. Soudet, Ordonnances de l’echiquier de Normandie aux XIVe et XVe siècles, p. 22.

184. Ce développement s’appuie largement sur le chapitre très éclairant de la thèse de F. Mauger, déjà citée, sur cet échiquier. F. Mauger, « Le dernier apanage. Administration et gouvernement des comtés d’Alençon et du Perche (1290-1525) », op. cit., p. 584-631.

185. Nous avons vu qu’en 1370, Pierre d’Orgemont tenait les grands jours de Beaune (voir supra, 2.2.2.). En 1372, 1376 et 1382, c’est Étienne de la Grange qui préside l’échiquier d’Alençon. Ibid, p. 593.

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apportée dix ans plus tard, lorsqu’un nouveau conflit éclate sur le calendrier des assises, les sessions de l’échiquier d’Evreux ayant été tenues simultanément à celles de l’échiquier de Normandie. Dans un mémoire produit à l’occasion de ce conflit, daté de 1377, le procureur du roi exige que le nom d’échiquier « soit adnullé ou converti en grands jours, desquels l’en peut appeler »186. Pourquoi ce choix ? Le terme est finalement, depuis les assises de la reine Jeanne et de plus en plus grâce à la multiplication des grands jours des apanages, synonyme d’appel en parlement et empreint de l’idée de concession royale. Les grands jours, c’est alors une institution qui se concède. On comprend dès lors l’habitude prise par le parlement de Paris de réunir sous une même appellation les grands jours des princes, qu’ils soient apanagistes ou non : il paraît ainsi les coiffer également de sa souveraineté.