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L’ordonnance pour la réforme de la justice en Guyenne (1454-1455)

Chapitre 2 Le choix politique des sièges

3. Bordeaux : les méandres de la sujétion

3.2. La mise en ordre juridictionnelle

3.2.1. L’ordonnance pour la réforme de la justice en Guyenne (1454-1455)

À la fin de l’été 1454, quatre commissaires sont chargés de règlementer la « police et la justice » de la ville de Bordeaux. Il s’agit de Jean de Jambes, seigneur de Montsaureau et gouverneur de la Rochelle ; Girard le Boursier, maître des requêtes ; Jean Bureau le trésorier de France et maire de Bordeaux ; et enfin Jean Augier, trésorier de France en Guyenne734. Ils sont accompagnés de Joachim Luart, notaire et secrétaire du roi735. Tous les quatre occupent alors déjà des fonctions stratégiques en Guyenne ou non loin de Bordeaux et au palais de l’Ombrière, où ils consultent plusieurs anciens règlements736. Leur mission s’étend sur quelques semaines, et leurs prérogatives semblent assez larges : dès la mi-septembre, on les voit nommer deux administrateurs pour l’abbaye de Sainte-Croix – dont l’abbé, Pierre de Béarn VI, s’est rendu coupable de trahison, particulièrement lors du retour des troupes anglaises en 1452737. Au mois de janvier suivant, surtout, ils produisent une grande ordonnance définissant minutieusement – en 192 articles – les droits, devoirs et compétences de chacune des juridictions bordelaises738.

L’objectif général de mise en ordre juridictionnelle, si elle s’adresse principalement aux juridictions royales, articule plusieurs échelles et surtout s’adresse à l’ensemble des acteurs du processus judiciaire au sens large : juges, justiciables, les auxiliaires de justice dans la grande variété de leurs fonctions. Quant aux mesures prises, il s’agit d’abord de clarifier la hiérarchie de l’appel qui doit s’exercer en Guyenne, mais aussi de limiter l’enchevêtrement des différentes juridictions. Un second enjeu consiste à mettre fin à des abus sans doute constatés par les commissaires – ou dénoncés auprès d’eux – concernant le prix de l’élaboration des actes par les notaires, clercs et greffiers des différentes cours gasconnes ; ainsi que la rémunération de plusieurs auxiliaires de justices.

734. Tous sont déjà sur place et se sont déjà vus confier par le roi des missions dans la région, comme évoqué plus haut.

735. Joachim Luart est présent lors des grands jours de Bordeaux. Voir également BnF, ms. fr. 23261, pièce 14, la quittance du paiement adressé à Joachin Luart pour avoir accompagné les commissaires et fait « plusieurs informations » sur le fait de la commission, en date du 19 mars 1455.

736. Une « chronique bordeloise » du XVIIe siècle assigne à Jean Bureau un certain leadership dans leur travail : « En

cette annee, Jehan Bureau, thresorier de France en la generalité de Guienne, est faict par le roy maire perpetuel de la ville de Bourdeaux ; lequel, avec des jurisconsultes, et de leur avis, et d’aultres gens notables et suffisants, qu’il prenoit pour assesseurs, pourvoya aux affaires de la justice ». Jean de Gaufreteau, Chronique bordeloise, éd. par J. Delpit, Paris, 1877, vol. I, p. 20. Dans l’ordonnance rendue par ces commissaires, on trouve à l’article 1 la précision suivante : « il nous est apparu par les registres et papiers encians par nous trouvez au Chasteau de l’Ombriere… », Livre des coutumes, op. cit., p. 704. Voir une mention semblable p. 678-679, à l’article 188. 737. « Nomination par les commissaires du roi de France de deux administrateurs de l’abbaye de Sainte-Croix » (14

septembre 1454), Archives Historiques de la Gironde, op. cit., t. I, p. 50-51.

738. L’ordonnance est éditée par H. Barckhausen sous le titre « Ordonnances des commissaires de Charles VII sur la réformation de la justice en Guyenne », dans le Livre des Coutumes, tome 5 des Archives municipales de Bordeaux, Bordeaux, 1890, p. 642-680.

181 3.2.1.1. Hiérarchie de l’appel et clarification juridictionnelle

Le respect de la hiérarchie de l’appel fait l’objet d’une large première partie de l’ordonnance739. Un court préambule précédant la première mesure, énonce un premier motif général, celui de la célérité de justice. Celle-ci est empêchée par les agissements des justiciables, qui cherchent à « fouyr ou dilayer » le cours de justice. Derrière cette dénonciation des justiciables, jugés responsables de la longueur des procès, ce sont en réalité les négligences ou confusions rendant possibles ces abus qui sont visées par l’ordonnance. On peut distinguer ici trois types de mesures : une partie d’entre elles consiste à réduire les délais aussi bien qu’à clarifier les procédures aux deux échelons de l’appel et donc pour l’ensemble des juridictions concernées. Un deuxième ensemble des mesures vise à permettre la bonne articulation entre ces différents échelons. Enfin, un dernier groupe d’articles a pour objet la clarification des compétences, dans l’idée de réduire les entreprises – c’est-à-dire les empiètements – rendus fréquents par la confusion juridictionnelle gasconne.

La première série de mesures est double, chacune étant répétée pour un échelon bien distinct de l’appel : le premier est celui des appels de tous types de juges inférieurs auprès des juges royaux en Guyenne, le second s’intéresse aux appels des sentences de ces juges royaux auprès du parlement de Paris – on note d’ailleurs que la compétence « de plain droit740 » de ce dernier pour la Guyenne est réaffirmé à cette occasion : de cour souveraine, il n’est évidemment pas question. Ces mesures consistent à réduire les délais aussi bien qu’à clarifier les procédures aux deux échelons de l’appel et donc pour l’ensemble des juridictions concernées. En cas d’appel aux juges royaux en Gascogne comme au Parlement, les délais de toutes les étapes de l’appel, depuis l’interjection orale jusqu’à l’expédition du jugement, sont strictement définis741. Les justiciables n’ayant pas dûment relevé leur appel doivent être sanctionnés, et la sentence initialement prévue rigoureusement exécutée742.

Un second ensemble permet la bonne articulation et fluidification du parcours juridictionnel royal, autrement dit la bonne intégration de la Guyenne au ressort du parlement de Paris. La responsabilité des juges royaux – sénéchal de Guyenne et juge des appeaux de Gascogne – est ici en jeu. L’ordonnance prévoit qu’ils doivent non seulement communiquer au Parlement l’ensemble des procès par écrit aux jours prévus pour la sénéchaussée de Guyenne, mais aussi dénoncer directement auprès du procureur du roi en Parlement toutes les atteintes aux droits du roi – entreprises, voies de faits ou abus – commises dans la sénéchaussée. On retrouve ici un usage que l’ordonnance de Montils-lès-Tours, publiée quelques mois plus tôt, entendait rétablir : celui de

739. Ibid., Articles 1 à 34, p. 642-654. 740. Ibid., Article 14, p. 647.

741. Délai de relèvement (article 1, p. 643), mais aussi celui donné aux juges pour fournir les apôtres (article 3, p. 644), de renonciation de l’appel (article 9, p. 646).

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l’action de relais des baillis et sénéchaux auprès du parlement de Paris. L’article 81 de l’ordonnance de Montils recommande ainsi à ces juges non seulement d’apporter les procès par écrit, de déclarer tous les appels de leurs sentences, mais aussi d’être présents à Paris lors de la réception de ces derniers ainsi que lors des plaidoiries, et d’informer le Parquet des « surprises » et autres « excès » commis contre les droits du roi743.

Enfin, il s’agit visiblement de remédier à l’enchevêtrement juridictionnel en clarifiant les compétences des différentes cours. Une première salve concerne précisément la juridiction ecclésiastique qui, dans son ensemble – officialités archiépiscopale, épiscopales et canoniales744 –, est dénoncée pour l’ampleur de ses entreprises à l’encontre des juges laïques. Ses compétences sont drastiquement restreintes par un article dénonçant vivement ces empiètement commis à la faveur des « guerres et divisions745 » – autrement dit à la faveur de la domination anglaise. Interdiction leur est faite désormais de connaître des successions, des inventaires, des ventes judiciaires, et surtout des actions réelles – c’est-à-dire l’ensemble des actions relatives aux biens, qu’il s’agisse des droits de propriété ou de la possession effective. Tout ce qui, explique-t-on, relève de la compétence des juges laïcs. Une seconde série d’articles cible les notaires, qui participent de cette confusion juridictionnelle, perceptible au creux des mesures énoncées : d’une part les notaires royaux ne doivent en aucun cas exercer en court d’Église, et à l’inverse, les notaires apostoliques ne doivent pas exercer auprès des laïcs746. D’autre part, les notaires ne doivent en aucun cas insérer dans leurs actes des clauses favorisant la multiplication des litiscontestations, mais au contraire expliciter la compétence d’une seule et unique juridiction747. Enfin, l’ordonnance réaffirme et encadre la compétence du prévôt royal de l’Ombrière, exerçant au nom du roi la justice sur les étrangers et sur les filles publiques, au civil comme au criminel. En jeu, la surveillance stratégique des navires et du port, dont le prévôt doit aussi assurer la police. Du point de vue des juridictions laïques elles- mêmes, l’écheveau gascon doit s’en trouver quelque peu clarifié : du prévôt de l’Ombrière, l’appel devait être renvoyé devant le juge des appeaux de Gascogne, puis en Parlement, quand le sénéchal et ses lieutenants devaient connaître des causes touchant le domaine et les barons du pays748. Sur la cour des jurats, compétente en première instance à Bordeaux pour tout ce qui ne relevait pas du prévôt de l’Ombrière, l’ordonnance reste résolument muette.

743. « Lettres de Charles VII pour la réformation de justice », op. cit., article 81, p. 303.

744. Pour un point sur les juridictions ecclésiastiques bordelaises, voir F. Lainé, Fasti ecclesiae Gallicanae, 13. Diocèse de Bordeaux, Turnhout, 2012, p. 18-19.

745. « Ordonnances des commissaires de Charles VII », op. cit., Article 28, p. 651-652. 746. Ibid., Articles 29 et 34, p. 652-654.

747. Ibid., Article 30, p. 653.

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3.2.1.2. La règlementation du prix des actes et du salaire des auxiliaires de justice

Un second grand enjeu de l’ordonnance consiste à règlementer précisément les attributions et le salaire des greffiers et autres auxiliaires de justice. Pour tous les juges royaux – sénéchal de Guyenne, juge des appeaux de Gascogne, prévôt de l’Ombrière – l’importance accordée à l’enregistrement des procédures est frappante. Pour les gardes des sceaux, greffiers, clercs et notaires de ces trois juridictions, ou ceux qui pourraient être commis à les remplacer, le prix de chaque acte est précisément règlementé, et sont alignés d’une juridiction à l’autre749. Ces articles sont aussi l’occasion de rappeler la manière idoine de procéder quant à l’élaboration des actes – en termes de support comme de langage – mais aussi quant à leur expédition, certains actes devant être signés par les juges et d’autres directement expédiés aux parties750. L’enregistrement à la fois clair et méticuleux de toutes les étapes est essentiel, dans la mesure où il doit permettre la perception des amendes prévues en cas de retard ou d’abus, mais aussi réduire les possibilités de recours ou de contestation751 : autant de mesures elles aussi préconisées dans l’ordonnance de Montils-lès- Tours752.

Enfin, d’autres auxiliaires sont également concernés par la réforme : la rémunération des sergents de la sénéchaussée ainsi que du portier de l’Ombrière – en charge des prisonniers – fait aussi l’objet d’une règlementation précise visant à limiter les possibilités de fraude753. Mais au-delà de la grille précise des rémunérations, l’ordonnance est là encore l’occasion d’articuler l’action des « exécuteurs » avec celle du juge – notamment dans l’exécution de mandements – et de rappeler la nécessité d’un enregistrement régulier de leur activité754. Depuis le Parlement jusqu’aux justiciables gascons, l’ordonnance restitue ainsi le cours de la justice, à partir des juridictions en place sous domination anglaise – enquête faite dans les archives de l’Ombrière – mais aussi en diffusant dans la région fraîchement reconquise les grands principes qui viennent d’être réaffirmés à l’échelle du royaume, via la grande ordonnance de Montils-lès-Tours. Celle-ci devait accompagner les commissaires – l’un d’entre eux, Jean de Jambes, était d’ailleurs présent en Conseil lors de son élaboration755.

749. Ibid., Articles 35 à 75, p. 654-660, puis, touchant le prévôt de l’Ombrière, articles 76 à 123, p. 660-667. 750. Ibid., Article 71, p. 659. Il est également précisé que les actes doivent être rédigé brièvement et sur parchemin. 751. L’article 103 commence par réaffirmer la nécessité pour le prévôt de l’Ombrière d’avoir un greffier, lequel doit

être « ung office a par çoy », Ibid., p. 664.

752. « Lettres de Charles VII pour la réformation de justice », op. cit., notamment article 17, p. 296.

753. Les fraudes touchant les aumônes recueillies pour les prisonniers doivent êgalement être limitées, et seront donc désormais délivrées directement à ces derniers. Article 181, p. 677. Voir également l’article 182, qui règlemente le paiement du portier.

754. Article 159, p. 673.

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