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Les écrits politiques : Jean Juvénal des Ursins et Thomas Basin

Chapitre 1 Les années 1450 : (re)constructions

2. Guerre, paix et justice

2.1. Justice et paix dans la littérature historiographique et politique

2.1.2. Les écrits politiques : Jean Juvénal des Ursins et Thomas Basin

Dans les écrits politiques du temps, l’idéal de justice associé au pouvoir royal et à la paix se double d’une théorisation de son bon exercice, voire de conseils concrets visant à l’améliorer. Si la seconde partie du règne de Charles VII voit de manière générale un certain ralentissement dans la production d’écrits politiques, deux prélats « entre l’Église et l’État428 » se distinguent par leur prolixité dans le champ d’une forme de « littérature d’actualité réactive429 » : Jean Juvénal des Ursins (1388-1473) et Thomas Basin (1412-1489) sont en effet les auteurs, dans le contexte qui nous intéresse, d’écrits partiellement ou spécialement destinés à encourager et mettre en œuvre la réforme de la justice430. L’articulation entre la justice et la paix, dans ce type d’écrit, est beaucoup plus nette que dans les chroniques, tant il s’agit d’exhorter le roi justicier à agir en faveur de l’une et au service de l’autre.

427. Le caractère purement pédagogique de cette distinction a été souligné par Jacques Krynen, pour qui cette distinction, toute théorique et pédagogique permet certes de distinguer les pratiques mais révèle rapidement ses failles. Voir « De la représentation à la dépossession du roi. Les parlementaires ‘prêtres de la justice’ », Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge, t. 114, n°1, 2002, p. 95-119, ici p. 97 et suivantes.

428. Pour reprendre l’expression fameuse de Bernard Guenée dans son étude, Entre l’Église et l’État. Quatre vies de prélats français à la fin du Moyen Âge, Paris, 1987.

429. F. Collard, « Au-delà des miroirs ou de l’autre côté : le Charles VII de Jean Juvénal des Ursins », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 24, 2012, p. 113-127, ici p. 115.

430. On ne présente plus ni l’un ni l’autre personnage. Rappelons leur cursus de juristes – tous deux sont docteurs in utroque – de prélats et de membres du Conseil du roi. La famille et la carrière du premier – Juvénal – sont certes beaucoup plus remarquables. Voir les notices consacrées à l’un et l’autre dans P. Arabeyre, J.-L. Halphérin, J. Krynen (dir.), Dictionnaire des juristes français, XIIe-XXe siècle, Paris, 2015.

113 2.1.2.1. Paix et justice

Parmi les écrits politiques de l’archevêque de Reims, deux se situent dans le contexte de la fin du règne de Charles VII431 : d’abord son œuvre la plus ambitieuse, Verba mea auribus percipe, achevée entre les deux campagnes de Guyenne, à l’occasion d’une assemblée réunie à Bourges au printemps 1452 au sujet de la Pragmatique Sanction432, et l’Exhortacion, épître beaucoup plus brève adressée au roi lors du procès de Jean II d’Alençon en 1458433. Rappelons brièvement la structure – fort claire – du premier texte : dans une première partie sont célébrées les victoires royales pour lesquelles le roi est invité à rendre grâce à Dieu, dans une seconde partie le prélat dresse un portrait particulièrement sombre de l’état du royaume – la partie de loin la plus longue du discours – avant, dans un dernier temps, d’exposer au prince une série de conseils visant à améliorer la situation du royaume. Les victoires célébrées dans un premier temps n’équivalent en aucune manière à la paix – le terme n’apparaît d’ailleurs pas dans cette première séquence434. Après les victoires, le roi ne doit pas oublier la gratitude qu’il doit témoigner à Dieu, mais veiller à la « prospérité » de la « chose publicque » : il importe qu’il vive du sien et n’impose pas sans concertation ses sujets – pourquoi ces derniers paieraient-ils l’entretien des gens de guerre dans la mesure où le roi n’a « plus aucune guerre435 » ? – il doit enfin, comme ses illustres prédécesseurs, réformer son royaume. Il faut non seulement légiférer, mais ensuite faire garder les ordonnances. C’est ici – et donc seulement quand intervient la justice – que la paix entre en scène :

La propriété d’un roy c’est de faire justice et relever et conforter les opprimez […] c’est adire que la justice d’un roy c’est la paix des peuples, l’aide des gens, la cure et garison des languissans, la joye des hommes, l’atemprement de l’air, la securité de la mer, fecundité de la terre, le solas des povres, l’eritaige des enffans, et quant ung roy la fait il doit esperer la beatitude advenir436.

La justice, essentielle au bon gouvernement et à la stabilité du royaume est ensuite longuement célébrée. Le roi doit faire personnellement preuve de miséricorde, mais :

431. Les écrits de Juvénal des Ursins ont été édités par P.S. Lewis entre 1978 et 1993 en deux volumes, auxquels Les deux textes considérés ici sont placés dans le second volume Écrits politiques de Jean Juvénal des Ursins, op. cit. 432. Sur l’assemblée de 1452, voir P. Ourliac, « La Pragmatique Sanction et la légation en France du cardinal

d’Estouteville (1451-1453), Mélanges d’archéologie et d’histoire, t. 55, 1938, p. 403-432, et N. Valois, Histoire de la Pragmatique Sanction de Bourges sous Charles VII, op. cit.

433. Écrits politiques de Jean Juvénal des Ursins, op. cit., t. II, p.179-406 et 407-414.

434. À une seule exception, qui évoqué déloyauté anglaise qui, « sous umbre de paix », ont pénétré dans le royaume. Ibid., p. 192.

435. Écrits politiques de Jean Juvénal des Ursins, op. cit., p. 261. 436. Ibid., p. 293-294.

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justice en ung royaume y doit estre continuelment, et est plus neccessaire a la paix et transquilité et nourrir bonne amour et union entre les subgetz que ne est clemence437.

Par opposition à la clémence personnelle, celle-là même dont le roi doit faire preuve à l’égard de Jean d’Alençon, l’administration de justice se fait grâce au conseil, ce qui ouvre sur une série de développements consacrés à l’importance pour le prince de s’entourer de conseillers et de juges idoines, auprès de lui comme de par le royaume. À ce sujet apparaît à nouveau l’horizon de la paix :

Vous devez mettre en offices de judicature gens sages et qui craignent Dieu, esquielx soit vérité et qui hayent avarice et toute hayne, et en faire de diverses manieres, en les matieres grosses et pesantes te soient apportees a decider et determiner ; se tu le fais le peuple pourra estre en paix en ses lieux438.

Il ne reparaîtra à aucune autre occasion. Les trois seules occurrences de la paix dans ce texte prononcé en 1452 prolongent le constat permis par la lecture des chroniques : l’état de paix n’est pas donné, et ne saurait résulter du seul recouvrement du royaume. Qui desiderat pacem, preparat bellum : la citation de Végèce, au cœur de la réflexion de Juvénal des Ursins au cours de décennies précédentes – faut-il fait une juste guerre pour avoir bonne paix439 ? – a laissé place à une autre démarche et une autre démonstration : finalement, après la guerre et les victoires dûment célébrées, l’état de paix reste un horizon à construire, par l’administration d’une justice qui implique non seulement le chef – le roi – mais aussi les membres – les officiers de justice – et les yeux et oreilles – les baillis et prévôts – du corps de la chose publique440. De nombreux abus en grèvent le bon fonctionnement, explique le prélat, témoignant d’une impérieuse nécessité de réforme. Qui veut bonne paix ne doit pas faire juste guerre, mais réformer le royaume.

2.1.2.2. Exigence et moyens de la réforme

Après une série de considérations générales données lors de la seconde partie de son épître, sur la nécessité de s’entourer de bons juges, mais aussi de faire cesser les abus touchant la juridiction ecclésiastique, l’archevêque de Reims prodigue dans la dernière partie du texte les conseils spécifiques qui doivent être suivis afin du pourvoir « au fait de justice441 » : d’une part, un petit groupe d’hommes compétents doivent réunir et consulter les anciennes ordonnances des rois de France et les adapter aux nécessités du temps, par diminution ou augmentation des articles. Le résultat, présenté au roi et à son Conseil, doit donner lieu à la publication de nouvelles « belles

437. Ibid., p. 308. 438. Ibid., p. 322.

439. G. Naegle, « "Qui desiderat pacem, preparat bellum" : Guerre et paix chez Jean Juvénal des Ursins et Enea Silvio Piccolomini », dans Id. (dir.), Frieden schaffen und sich verteidigen in Spätmittelalter, op. cit., p. 267-314.

440. Écrits politiques de Jean Juvénal des Ursins, op. cit., p. 203. 441. Ibid., p. 402-403.

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ordonnances442 ». D’autre part, il est conseillé au roi de réunir les états, afin d’écouter les doléances et complaintes, et leur rendre justice également par ordonnances. Le nombre des officiers, enfin, doit être réduit, la vente d’offices interdites, et leur provision par le souverain beaucoup plus attentive.

Le premier conseil est très clairement suivi d’effet : au début de l’année 1454, des délibérations commencent à Paris, réunissant prélats, barons et membres du Grand Conseil, mais aussi présidents et conseillers du parlement et autres « juges et prud’hommes du royaume » : la formule du préambule de la grande ordonnance pour la réformation de justice de 1454 fait assez clairement écho à la première recommandation du prélat. Vingt-six noms sont égrenés à la fin de cette ordonnance rendue à Montils-lès-Tours, et parmi ceux qui ne sont pas nommés il faut sans aucun doute compter le sénéchal de Normandie, Pierre de Brézé, ainsi que Thomas Basin, juriste, évêque, et conseiller du roi443. On sait que les vues de l’évêque de Lisieux, qui ambitionne de révolutionner – et non de réformer – entièrement la procédure, n’ont pas été entendues, mais donnent lieu à la rédaction dans les mois qui suivent d’un traité dédié au sénéchal de Normandie444. On y retrouve très probablement, derrière les propositions visant à réformer l’échiquier de Normandie, les mesures que Basin voulait voir prendre pour le parlement de Paris. Il s’avère que la parfaite pratique judiciaire, pour l’auteur, existe : il s’agit du tribunal de la Rote. Les avantages merveilleux qu’y voit l’évêque de Lisieux opposent en tous points le noble tribunal aux tribunaux français : très peu de juges, peu de délais, un rôle réduit des avocats, et uniquement un procureur. Autrement dit, une justice silencieuse et discrète : les plaidoiries y sont abandonnées, au profit d’une procédure entièrement écrite445. Thomas Basin imagine donc très logiquement d’appliquer

442. Ibid.

443. En 1449, à la fin de la campagne de Normandie, l’évêque de Lisieux avait prêté serment de fidélité à Charles VII et s’était imposé rapidement comme un nouveau conseiller du roi. Au début des années 1450, il fait partie des assemblées réunies au sujet de la Pragmatique Sanction et de la réhabilitation de Jeanne d’Arc : en 1453, il rédige d’ailleurs à la demande de Charles VII une Consultation pour la révision du procès de celle-ci. C’est Bernard Guenée qui a confirmé avec certitude la présence de Brézé et Basin à Paris à cette période : voir B. Guenée, Entre l’Église et l’État, op. cit., p. 373.

444. Ce traité, intitulé Libellus editus a Thoma, espicopo Lexioviensi, de optimo ordine forenses lites audiendi et diffiniendi, a été publié par J. Quicherat, dans Histoire des règnes de Charles vii et Louis xi, t. 4, J. Quicherat (éd.), Paris, 1859, p. 29- 69. Quicherat évoque ce texte dans un bref mémoire sur la vie et les œuvres de Thomas Basin, publié quelques années plus tôt : « Thomas Basin, sa vie, ses écrits », Bibliothèque de l’École des Chartes, 1ère série, 3, 1841-1842, p.

313-376. Notons que le traité attend toujours d’être « mis en regard des critiques politiques et des idées réformatrices dont à la fin de sa vie, pétri de culture classique et bon connaisseur de l’Italie, il emplit son récit des règnes de Charles « le Victorieux » et du « tyran » qui succéda. », J. Krynen, « Thomas Basin », dans P. Arabeyre, J.-L. Halphérin, J. Krynen (dir.), Dictionnaire historiques des juristes français, XIIe-XXe siècle, op. cit., p. 45-

46.

445. (…) sed mille et mille superstites sunt, qui pariter et melius me viderunt, cognoverunt et experimento probaverunt qualiter aliquibus in locis per curiam xii aut xiii personarum, una hora qua curia sedet, tanta et in tot causis expeditio datur, quanta fortassis in uno integro anno posset in venerabili curia parlamenti, dico in magna camera, ubi causae verbaliter placitantur. THOMAS BASIN, Projet de réforme, p. 41.

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l’organisation du tribunal de la Rote en France, et d’en importer la procédure savante, la jurisprudence et la délibération collégiale.

Ces mesures radicales sont assez éloignées de l’invitation de Juvénal des Ursins à reprendre et adapter l’ancien : il ne s’agit guère pour l’archevêque de Reims, en effet, de proposer une réforme proprement nouvelle. Pour autant, l’exigence de l’amélioration de l’exercice de la justice semble découler d’un constat partagé par les deux auteurs, celui d’une justice grevée de nombreux maux, parmi lesquels figurent le trop grand nombre d’officiers, la valse et la vénalité des offices. Ces reproches sont loin d’être inédits : il y a longtemps déjà que la justice est fréquemment jugée trop lente, trop chère, et comme alourdie par la multiplication des professionnels et des abus qu’ils sont soupçonnés de commettre446. Si bien que cette exigence de réforme resurgit davantage qu’elle n’apparaît : il n’en demeure pas moins qu’elle est, en 1454, entendue. Plus encore : si, dans les modalités de son impulsion comme dans le détail de quelques articles, on y trouve quelques – rares – échos des recommandations de l’archevêque de Reims447, l’esprit de cette réforme a été jugé dans les quelques études qui lui ont été consacrées, profondément nouveau448.

Au terme de cette mise en contexte judiciaire dans la littérature historiographique et politique, il apparaît que l’état de paix, longtemps un horizon du temps de la guerre, ne s’observe dans les chroniques que par opposition à celle-ci – qu’elle soit délocalisée en Angleterre, projetée en Orient, ou qu’elle continue d’être crainte dans le royaume lui-même. Si le temps de la guerre interrompt le cours de la justice, celui-ci pour être rétabli doit faire l’objet de l’action et de la réforme royales, dans un contexte où la justice personnelle du roi se déploie déjà par des moyens très variés, et s’exerce sur les individus comme sur les collectivités, avec une notable plasticité. Par quels moyens le gouvernement royal répond-il à cette exigence de la réforme institutionnelle ? Quel discours cette mise en œuvre occasionne-t-elle ? L’enquête doit maintenant être prolongée dans les textes de la législation royale, afin de replacer la grande ordonnance de la réformation de la justice de 1454 dans

446. Notamment chez Philippe de Mézières, pour qui les officiers des comptes sont si nombreux qu’ils « devroit assez souffire se le roy avcques son royaume, parlant moralment, avoit le gouvernement de toute Almaigne et de l’Empire », cité dans O. Mattéoni, « Vérifier, corriger, juger. Les Chambres des comptes et le contrôle des officiers en France à la fin du Moyen Âge », Revue historique, 2007|1, n°641, p. 31-69, ici p. 63.

447. Peter Lewis met ainsi en regard les articles sur les heures de plaidoirie, la vénalité des offices et la résidence des baillis et sénéchaux avec les recommandations de Juvénal dans l’épître de 1452, voir Écrits politiques de Jean Juvénal des Ursins, t. I, p. 131, note 41. Sur cette question et le détail de l’ordonnance, voir supra dans ce chapitre, 2.2.2.

448. Cet esprit de nouveauté est très clairement explicité chez Françoise Autrand et Bernard Chevalier dans plusieurs articles. Voir F. Autrand, « Rétablir l’État : l’année 1454 au Parlement » art. cité, mais aussi Ead., « Progrès de l’état moderne ou construction de l’état de droit ? Les ordonnances de réforme du royaume de France, XIVe-

XVe siècles », dans E. Baumgartner et L. Harf-Lancner, (dir.), Progrès, réaction, décadence dans l’Occident médiéval,

Genève, 2003, p. 65-77 ; et B. Chevalier, « La réforme de la justice, utopie et réalité (1440-1540) », dans A. Stegmann (dir.), Pouvoir et instritutions en Europe au XVIe siècle, Paris, 1987, p. 237-248.

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un contexte global de réforme et d’exaltation des cours souveraines du royaume, mais aussi dans la législation consacrée au parlement de Paris depuis l’entrée du roi dans la capitale.