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Chapitre 1 Les années 1450 : (re)constructions

2. Guerre, paix et justice

2.2. Justice et paix dans la législation royale

2.2.3. L’exaltation des cours souveraines

La place qu’occupe le parlement de Paris dans la réforme globale de la justice du royaume est capitale. Sa « réintégration490 » dans son ancien ordre, c’est-à-dire dans son effectif, son organisation et son autorité, se font « à l’honneur de Nous et de nostre royaume, et au bien de la chose publique et de nos subjectz491 ». Elle est l’« exemple et lumiere492 » des autres justices du

487. À commencer par les lettres intempestivement obtenues auprès de la chancellerie, ou dont les procureurs se prévalent alors qu’ils ne les ont pas encore obtenues : Ibid., articles 55 et 56, p. 297. Là encore, le thème est présent au siècle précédent, et des lettres de Charles VI expressément consacrées à ce problème : voir nt au siècle précédent, notamment Lettres de Charles V expressément consacrées à ce problème : « Ordonnance qui défend au Parlement d’avoir égard aux Lettres royaux ou aux ordres qu’on luy apportera de la part du Roy, lorsqu’il jugera qu’ils tendent à empêcher ou à retarder l’expédition de la justice », vol. 7, p. 290.

488. L’articulation avec l’état de paix y est en effet explicite : « considérans que par la grace de Nostre Seigneur, Nous avons expellez et déboutez noz ennemys de nostre royaume & que l’on peut aller par nostredict royaume seurement, avons ordonné & ordonnons que doresenavant en nostre Court de Parlement ne sera donné qu’une dilation pour garand, pour veue, ou pour sommation de garand ». « Lettres de Charles VII pour la réformation de justice », op. cit., article 65, p. 298.

489. Rappelons que les appels frivoles sont ainsi caractérisés par la cour car uniquement interjetés par les parties pour différer le cours de la justice, en raison de l’effet suspensif de l’appel à l’égard du juge dont il est appelé. Les appels omisso medio sont ceux qui ne respectent pas la hiérarchie de l’appel et « sautent » une juridiction, généralement le bailliage, pour en appeler directement au Parlement.

490. « Lettres de Charles VII pour la réformation de justice », op. cit., article 106, p. 308. 491. Ibid.

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royaume, et doit donc constituer à la fois un modèle juridictionnel pour le royaume et une assise institutionnelle d’une solidité renouvelée pour la monarchie. À ce titre, elle doit aussi être comprise dans le contexte de réforme générale touchant plusieurs domaines et institutions du royaume.

Il faut souligner que la célébration conjointe des différentes réformes du règne de Charles VII est précoce. Au milieu du XVe siècle déjà, l’exaltation de l’activité réformatrice du roi fait l’objet d’un enregistrement mémoriel. Un manuscrit enluminé, daté de 1457, relie ainsi la Pragmatique Sanction de 1438 et la grande ordonnance pour la réformation de la justice de 1454, précédées d’une enluminure figurant le roi en majesté, en robe fleurdelisée, entouré de ses conseillers493. La réforme de l’Église et de la justice sont ainsi associées, peut-être pour exalter l’attention prêtée à ces deux piliers idéologiques et institutionnels de la monarchie de Charles VII, à moins qu’il ne s’agisse de rappeler le rôle grandissant du parlement de Paris dans la résolution des conflits ecclésiastiques, interventionnisme accru et légitimé par la Pragmatique494. Plus largement, les deux ordonnances affirment de nombreux principes communs, à commencer par l’impérieuse nécessité d’une mise en ordre juridictionnelle, laquelle passe par le respect de la hiérarchie des appels pour les justiciables qui doivent recourir, gradatim, aux différents degrés juridictionnels495. Le corrélat de ce respect de la hiérarchie est la clarification des compétences respectives des différentes institutions : dans le cas contraire, c’est tout l’ordre de justice, comme celui de l’Église, qui s’en trouvent confondus et désorientés496.

Dans les mêmes années, un registre plus prestigieux encore relie plusieurs règlements de finance, tous liés au fonctionnement de la Chambre des Comptes, et notamment l’ordonnance de Mehun-sur-Yèvre, publiée en décembre 1454, et qui donne également une tardive suite à la réunification de la Chambre en 1436. Ici aussi, le roi justicier est représenté et mis en scène à plusieurs reprises : l’enluminure qui surmonte l’ordonnance de 1454 le montre, dans une posture tout à fait similaire, entouré de conseillers et de maîtres des comptes497. Le thème de la justice, outre les enluminures, est omniprésent dans le registre qui comprend aussi une série d’adages et de proverbes destinés à rappeler aux juges des comptes l’importance de leur fonction. Ces deux

493. BnF, ms. lat. 1577A, f. 1.

494. Contrevenir aux décrets de Bourges, et particulièrement au décret de causis, justifie en effet le recours à la cour souveraine. L’article 76 de l’ordonnance pour la réformation de la justice témoigne d’ailleurs que le Parlement est victime de son succès : « sous couleur et moyen » de la Pragmatique, de nouvelles et trop nombreuses causes affluent à la cour : « Lettres de Charles VII pour la réformation de la justice », article 76, p. 300-301.

495. C’est la solution privilégiée dans les deux textes au grand préjudice subi par les justiciables, celui de la lenteur dans le traitement des procès, à laquelle s’ajoutent la grande distance des cours d’appel.

496. Confuditur etiam exinde ordo ecclesiasticus, dum ordinariis judicibus sua jurisdictio minime servatur. « Pragmatique Sanction de Charles VII », ORF vol. 13, p. 280. Le préambule de la Pragmatique précise en outre que la multiplication des procès conduit au délaissement des bénéfices, qui ne sont pas désservis. Ibid., p. 269.

497. A.N., KK 889, f. 67. Le registre a été étudié par Olivier Mattéoni dans « La Chambre des comptes du roi de France et l’affirmation de l’État au milieu du XVe siècle », art. cité.

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« mémoriaux498 » témoignent, au terme d’une longue chronologie de la réforme, depuis la Pragmatique Sanction de 1438 jusqu’aux réformes de 1454, en passant par celle d’armée en 1445, d’un moment particulier au milieu du XVe siècle qui est celui de l’affirmation de l’identité des cours souveraines à la faveur de leur restauration499.

Quoique la réforme de la Chambre des comptes soit d’une moindre portée – contrairement à l’ordonnance de Montils-lès-Tours, elle est consacrée à la seule institution centrale et non à l’ensemble du royaume – le parallèle entre les réformes des deux cours est frappant. Les motifs énoncés de la réforme de Mehun-sur-Yèvre, et donc les modalités de sa genèse, sont très similaires à ceux de la réforme de la justice : les guerres et divisions ont empêché l’entretien des anciennes ordonnances, que les maîtres de la Chambre ont été invités à consulter, et à en « prendre et rédiger par écrit » mais aussi « en adviser de nouvelles et tout mettre en forme par articles500. Les aspects essentiels de la réforme, ensuite, à savoir la réaffirmation de la hiérarchie et la rationalisation du travail des maîtres – laquelle passe par un respect strict du calendrier et des horaires – font également écho à la réforme de la justice501. Enfin, l’analyse de l’ordonnance comme un « manifeste de la chose publique502 » et surtout l’exaltation de la vocation judiciaire de la Chambre des comptes associent plus étroitement encore les deux cours souveraines – parallèle renforcé par la présence d’un tableau de la Crucifixion dans le « Grand bureau » de la Chambre des comptes comme dans la Grand chambre du Parlement503 – pour laquelle un retable est précisément exécuté en 1454, confortant l’assimilation du palais de justice au temple, des juges aux « prêtres504 », et leur mission au sacerdos justitiae505.

498. Ibid.

499. Et même au-delà, depuis Louis IX. Voir M. Dejoux, Les enquêtes de Saint Louis. Gouverner et sauver son âme, Paris, 2014.

500. « Lettres de Charles VII, contenant un règlement pour la Chambre des Comptes », ORF, vol. 14, p. 341-349, ici p. 341.

501. Ces principaux aspects sont ceux identifiés par Olivier Mattéoni dans son article, « La Chambre des comptes du roi de France », art. cité, p. 161-163. Sur la réaffirmation de la hiérarchie en lien avec le gonflement des effectifs découlant de la réunification, qui peut paraître moins nette dans l’ordonnance de Montils, voir la lettre du 16 avril 1454, qui réaffirme au contraire l’égalité des conseillers, entre les anciennes et nouvelles créations. ORF, vol. 14, p. 278

502. O. Mattéoni, « La Chambre des comptes du roi de France », art. cité, p. 163.

503. Le tribunal de la Rote au palais des Papes possédait également un retable de la Crucifixion, ce dès le XIVe siècle.

Voir R. Lentsch, « La localisation et l’organisation matérielle des services administratifs », dans Aux origines de l’État moderne. Le fonctionnement administratif de la papauté d’Avignon, Rome, 1990, p. 293-312, ici p. 302-303. 504. J. Krynen, « De la représentation à la dépossession du roi », art. cité. Sur le juge comme médiateur entre Dieu

et les hommes, voir également C. Gauvard, « Introduction. Le rite, la justice et l’historien », dans Ead. et R. Jacob (dir.), Les rites de la justice. Gestes et rituels judiciaires au Moyen Âge. Cahiers du Léopard d’Or, n°9, p. 5-18, en particulier p. 7-11.

505. C’est au conseiller Jehan Paillart que revient de négocier avec le peintre, identifié par Philippe Lorentz comme le maître de Dreux Budé, notaire et secrétaire du roi, audiencier de la chancellerie, trésorier des chartes, prévôt des marchands en 1452. L’œuvre est imposante : 2,26 mètres de hauteur pour 2,70 mètres de longueur. Voir P. Lorentz, La Crucifixion du Parlement de Paris, Paris, 2004.

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L’ordonnance pour la réformation de la justice de 1454 s’inscrit donc dans un moment général de réforme et d’affirmation de l’identité des cours souveraines, dont la vocation judiciaire est particulièrement mise en avant, célébrant une royauté « fontaine de justice ». Le discours qui se développe alors dans les ordonnances fait écho aux écrits politiques du temps, qui réaffirment le devoir de réforme du souverain et le soin particulier devant être porté à la justice dans un processus de construction de la paix, dont les victoires ne constituent que le prélude. Les grands jours doivent donc être replacés dans ce contexte de réforme qui, s’il permet le déploiement d’un discours renouvelé sur l’idéal de justice, occasionne surtout une série de mesures concrètes visant à la pleine reprise du cours de celle-ci.

* * *

L’accomplissement de la justice dans le but de pérenniser la paix, sous l’égide d’un roi victorieux : revenons pour conclure aux vers d’Henri Baude, polis et travaillés par plusieurs siècles d’histoire. Polis, car la proposition s’est comme figée, d’abord mythifiée presque sans transition, puis constamment reprise pour célébrer le règne sans que jamais cette célébration soit démentie par la critique parfois virulente de l’action royale. Travaillés ensuite, par la construction et la déconstruction de récits – qu’ils soient nationaux, républicains, royalistes ou catholiques – dont il nous a paru essentiel de nous déprendre, pour revenir au nœud le plus complexe de ce contexte si particulier, la paix. Celle-ci est espérée, projetée et anticipée, avant d’être patiemment construite. Cette construction passe notamment par la réintégration du parlement de Paris, et donc du royaume, et ce au double sens médiéval du terme. Celui du rétablissement dans l’intégrité, de la restauration à l’état antérieur, celui aussi de la jouissance redonnée de ce dont on a été dépouillé.

La réintégration du royaume doit être permise par la reprise du cours de la justice, et donc de l’activité du Parlement. Les grands jours s’insèrent dans ce contexte, parmi les multiples formes du déploiement judiciaire royal et parlementaire, entre les lettres de pardon, de rémission, et les procès politiques – dont on a trop longtemps pensé qu’ils étaient l’apanage de Louis XI. Avec l’une comme l’autre de ces pratiques, les grands jours partagent plusieurs caractéristiques qui les placent à la frontière de l’ordinaire et de l’extraordinaire : déviant le parcours normal de la cause d’appel, ils interrompent le cours ordinaire de la justice, pour venir tempérer non la rigueur de la justice royale, mais sa lenteur. Les juges qui les tiennent sont commis spécialement par le souverain, et les sessions délocalisées en des lieux bien spécifiques, choisis pour des raisons qu’il nous faut maintenant explorer.

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