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Chapitre 2 Le choix politique des sièges

1. Montferrand : l’enclave royale en terre princière

1.1. Le bailliage royal

Pour comprendre le choix de Montferrand pour accueillir les grands jours en 1454, il faut revenir à la création du bailliage royal de Montferrand, quelques trente ans plus tôt. Celui-ci, véritable enclave royale au sein d’une principauté, celle des Bourbons, est créé en 1425. Les possessions des Bourbons regroupent alors le Bourbonnais, le Forez et l’Auvergne, formant un vaste territoire où le bailli royal de Montferrand vient, en plein cœur de la principauté, faire figure de sentinelle. En complément de celui de Saint-Pierre-le-Moûtier – situé juste au-delà des limites septentrionales du duché – il rappelle la présence royale en terre apanagiste : après la cession de l’Auvergne aux Bourbons, tout l’enjeu consiste en effet, depuis, à jouer avec les limites du ressort de ce nouveau bailliage.

1.1.1. La création du bailliage

Dès le début du XVe siècle, plusieurs sièges de juridictions royales participent déjà d’une forme de « politique de l’encerclement512 » de la principauté bourbonnaise. Au sud du comté de Forez, le bailliage du Velay – le plus ancien – date de la fin du XIIIe siècle513 ; à l’est, on trouve le bailliage de Mâcon et la sénéchaussée de Lyon514. Au nord du duché de Bourbonnais se trouve le

dans les registres du parlement, lorsqu’est prévue la session, en août 1454. Sur le ressort des grands jours, voir infra, chapitre 3, 2.2.

511. Un premier parlement est installé à Toulouse en 1420, il est transféré à Béziers en 1425, puis supprimé en 1428 et son ressort soumis au parlement alors installé à Poitiers. Un parlement à Toulouse est finalement institué, cette fois de manière définitive, en 1443. Voir A. Viala, Le Parlement de Toulouse et l’administration royale laïque, 1420-1525 environ, Albi, 1953. Sur l’éphémère parlement des années 1420, voir aussi supra, Introduction, 1.2.1. 512. O. Mattéoni, Un prince face à Louis XI, Paris, 2012, p. 43.

513. Sur la formation et le ressort de ce bailliage, voir E. Delcambre, « Géographie historique du Velay. Du pagus au comté et au bailliage », Bibliothèque de l’École des Chartes, 1937, t. 98, p. 17-63.

514. C’est à partir de 1293 qu’une partie de l’Auvergne doit désormais ressortir au bailliage de Mâcon. La sénéchaussée de Lyon est créée en 1313, après l’annexion du Lyonnais par Philippe le Bel. Sur ces deux

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bailliage de Saint-Pierre-le-Moûtier, créé en 1361 alors que les duchés de Berry et d’Auvergne étaient constitués en apanage pour Jean de Berry515. Enfin, c’est aussi dans ce contexte que s’inscrit, cinq ans plus tard, la création du bailliage des Montagnes d’Auvergne à Aurillac – en Haute- Auvergne –, initialement destiné aux exempts de la juridiction du duc de Berry, et dont les appels devaient être portés devant le bailli de Saint-Pierre-le-Moûtier à son siège de Cusset516. Si bien que lorsque la principauté s’agrandit sous le gouvernement de Louis II (1356-1410) par l’annexion du Forez, l’achat de la seigneurie de Combraille et le rattachement du Beaujolais, ces circonscriptions royales épousent presque parfaitement les nouveaux contours de la principauté517.

Le basculement territorial du duché de Bourbonnais vers un vaste État princier est parachevé en 1425, lorsque Jean Ier, successeur de Louis II, fait l’acquisition définitive de l’Auvergne – ce au terme d’un long processus, entamé dès 1400 par son mariage avec la dernière héritière de Jean de Berry, Marie518. Après de longues années d’incertitude – notamment en raison de la guerre civile – l’Auvergne est finalement intégrée à l’apanage bourbonnais, à l’exception de la ville de Montferrand, où un bailliage royal est aussitôt créé. En d’autres termes, à l’expansion territoriale bourbonnaise répond aussitôt l’implantation juridictionnelle royale. Le ressort de ce bailliage est au départ très restreint, du moins théoriquement, puisqu’il est limité à la ville et à la banlieue immédiate – le « circuit » – de Montferrand, et aux seuls justiciables exempts de Basse-Auvergne. Le respect de ce ressort suscite alors très vite une série de conflits entre les officiers royaux de Montferrand et ceux du duc de Bourbon, mais aussi avec le bailli de Saint-Pierre-le-Moûtier, qui détenait jusqu’alors la juridiction des exempts d’Auvergne via son siège à Cusset519.

juridictions, voir J.-J. Mangin, « Les baillis de Mâcon, sénéchaux de Lyon, fin XIIe-début XVIe siècle :

administration, pouvoir et vie politique dans le centre-est du royaume de France à la fin du Moyen Âge », thèse de doctorat sous la direction de Bernard Demotz, Université Lyon III, 1995, restée inédite.

515. P. Durye, « Le bailliage de Saint-Pierre-le-Moûtier, de sa création au milieu du XVIe siècle », Positions des thèses de

l’École des Chartes, 1943.

516. « Lettres portant que les affaires des personnes de l’Auvergne, qui sont exemptes de la jurisdiction du duc d’Auvergne, seront portées devant le bailly royal des Montagnes d’Auvergne, au siège d’Aurillac, ensuite par appel devant le bailly de Saint-Pierre-le-Moustier, et en dernier ressort, au Parlement » ORF, t. 4, p. 685. Son ressort est alors réduit aux terres des établissements ecclésiastiques de Haute-Auvergne placées sous protection royale, ce qui représente en réalité une superficie considérable. Sur la création du bailliage d’Aurillac et son ressort initial, voir B. Fourniel, Du bailliage des Montagnes d’Auvergne au siège présidial d’Aurillac. Institutions, société et droit (1366-1790), Toulouse, 2009.

517. Pour la chronologie de l’expansion territoriale du duché, voir O. Mattéoni, Servir le prince, op. cit., p. 69-91. 518. Le contrat de mariage, accepté par le roi Charles VI, stipule dès cette date que l’héritière pourra garder une

partie de l’apanage de son père, en l’occurrence l’Auvergne. À la mort de Jean de Berry en 1416, dans un contexte troublé par la guerre civile, le Parlement refuse d’entériner la succession. Ce n’est qu’en 1425 que Charles VII fait valider la succession. Sur le détail de ces étapes, voir O. Mattéoni, Servir le prince, op. cit., p. 84 et suivantes.

519. Dès la nomination du bailli et la publication des toutes premières ordonnances relatives au fonctionnement du bailliage, le procureur général du duc de Bourbon se rend à Montferrand pour rappeler la juridiction du duc sur l’Auvergne. L’ensemble des péripéties des conflits qui ont suivi a fait l’objet d’une étude minutieuse : A. Bossuat, Le bailliage royal de Montferrand, Paris, 1986.

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FIGURE VII

La justice royale dans la principauté bourbonnaise dans les années 1450 : la « politique d’encerclement » juridictionnelle520

1.1.2. Les conflits touchant le ressort depuis 1425

Le Parlement, dès l’installation du bailliage, est en effet amené à connaître de la double concurrence entraînée par la création du bailliage. Celle-ci pose en effet, d’une part, la question du maintien de la compétence du siège de Cusset. Le gouvernement royal choisit de trancher en faveur du maintien de celui-ci, pour lequel plaidaient les habitants, contre les officiers nouvellement installés à Montferrand – désireux de capter la justice des exempts du duché521. S’agissait-il de maintenir le dynamisme des multiples sièges royaux dans l’espace auvergnat ? Leurs positions sont en tout cas maintenues jusqu’à la fin du règne de Charles VII, et même au-delà522. Quant à la concurrence qui oppose désormais les officiers royaux aux officiers ducaux, d’autre part, celle-ci révèle des enjeux évidemment plus politiques. Sa résolution, même temporaire, s’avère dès lors bien plus complexe.

520. Carte réalisée avec ©Inkscape, à partir des cartes de l’ouvrage d’O. Mattéoni, Servir le prince, op. cit., p. 73-74. 521. Dès l’installation du nouveau bailli, deux commissaires royaux entament une enquête de commodo et incommodo

pour savoir si le siège des exempts devait être installé à Montferrand ou maintenu à Cusset. Sur cette enquête et la décision du Parlement, voir A. Bossuat, Le bailliage royal de Montferrand, op. cit., p. 68 et suivantes. Cette décision est maintenue jusqu’en 1466, sous le règne de Louis XI.

522. Par l’édit de la Ferté-Hubert, en 1466, Louis XI transfère la justice des exempts à Montferrand. Voir O. Mattéoni, Servir le prince, op. cit., p. 50-51.

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Après de premières vaines protestations sur place, les officiers du duc en appellent au parlement – installé à Poitiers depuis 1418 – où les procès s’accumulent dès 1430. Pendant leur lente instruction, les assises du bailliage royal continuent de se tenir, témoignant d’un succès croissant auprès des justiciables523. Les officiers royaux multiplient en effet, tout au long du XVe siècle, les tentatives d’empiètements, en étendant progressivement mais méthodiquement leur juridiction dans un rayon d’une vingtaine puis d’une cinquantaine de kilomètres autour de la ville524. Cette avancée méthodique est permise par la consolidation du personnel du bailliage : un avocat du roi est installé en 1432 pour défendre – donc renforcer – les droits du roi dans la circonscription, et le nombre de sergents est multiplié : huit en 1426, ils sont cinquante-deux trente ans plus tard525. La concurrence entre la justice du prince à l’intérieur de ses terres et celle que le Parlement entend réserver au roi se déploie donc à deux échelles, entre les conflits qui opposent les officiers princiers et royaux sur le terrain et le parlement à Poitiers, théâtre d’inlassables plaidoyers sur le sujet526. Les travaux d’André Bossuat ont bien montré l’enjeu éminemment politique de ce qui aurait pu apparaître, au premier regard, comme d’infinies tracasseries juridictionnelles.

À l’approche de la décennie 1450, les officiers royaux de Montferrand concentrent les tentatives d’extension du ressort de la juridiction sur les terres du dauphin d’Auvergne, de la baronnie de Mercœur et celles du seigneur de Canillac527. En 1452 encore, Charles VII confirme l’irrévocabilité de l’union de Montferrand à la Couronne, puis ses privilèges528. Par vertu de lettres royaux obtenues par le duc de Bourbon, l’année suivante, l’affaire est discutée au Grand Conseil, puis devant le parlement de Paris529. Les bonnes relations entretenues entre Jean II, nouveau duc en 1456, et Charles VII – le duc de Bourbon a activement participé aux campagnes de Normandie

523. A. Bossuat, Le bailliage royal de Montferrand, op. cit., p. 42.

524. J. Teyssot, « La justice royale de Montferrand (1425-1455) », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », Hors-série, 2001, p. 173-179, qui renvoie à É. Braure, « Le bailliage royal de Montferrand d’après ses registres d’assise, de 1425 à 1456 », Mémoire de maîtrise sous la direction de Josiane Teyssot, dactylographié, Université Jean Moulin Lyon III, 1998-1999.

525. Ibid. Rappelons l’organigramme du bailliage, dont tous les officiers sont nommés par le roi et lui prêtent serment de fidélité : autour du bailli – Hervé du Mesnil, un fidèle du roi, dès 1426 et jusqu’en 1454 – on trouve un lieutenant général – Guillaume Toulouzain, dont la longévité en poste est également à souligner, puisqu’il reste en fonction jusqu’en 1458 –, un lieutenant particulier – un second est créé en 1455 –, un procureur du roi, un substitut du procureur, et un avocat du roi. À ceux-ci, il faut ajouter un greffier, un receveur, un garde du sceau, un châtelain – chargé de la police dans la ville de Montferrand – et son lieutenant, un procureur de la châtellenie, et des sergents probablement recrutés localement pour faire appliquer les diverses décisions prises par le bailli ou ses adjoints. Voir G. Dupont-Ferrier, Gallia Regia, op. cit., t. IV, p. 178-198.

526. Voir par exemple A.N., X1A 9199, f. 204. D’autres exemples sont donnés par A. Bossuat, Le bailliage royal de

Montferrand, op. cit., p. 41 et suivantes. On peut y ajouter de nouveaux débats, tenus dans les années contemporaines des grands jours : Ibid., X1A 4804, f. 418v.

527. A. Bossuat, Le bailliage royal de Montferrand, op. cit., p. 51-53. 528. ORF, vol. 14, mai 1452, p. 204-225.

529. « Fragment d’un registre du Grand Conseil de Charles VII », éd. par N. Valois, op. cit., p. 279. Sur le rôle judiciaire du Grand Conseil, et l’adjonction à cette occasion de gens du Parlement pour les affaires d’importance, voir M. Morgat-Bonnet, « Quand le Parlement imposait l’ordre du droit. Guerre et paix au XVe siècle », dans

F. Hildesheimer et S. Blond (dir.), « Quand la guerre se retire… ». Actes de la journée d’études du 19 novembre 2012, La Roche-sur-Yon, 2012, p. 11-40. L’auteur y montre que le Grand Conseil peut siéger in parlamento.

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et de Guyenne, et Charles VII fait de très fréquents séjours en Bourbonnais dans les années 1450 – n’apaisent pas la situation juridictionnelle et les officiers royaux, soutenus par les gens du parlement de Paris, ne renoncent aucunement à leur politique d’expansion530. Comment comprendre dans ce contexte l’envoi des grands jours en 1454, 1455 et 1456 ? Solennellement envoyés à Montferrand, pour un ressort indiscutable puisque temporaire, exceptionnel, ils marquent la présence royale de manière très complémentaire au bailliage, et ce en deux sens.

D’une part, tenus annuellement pendant trois années consécutives, ils renforcent l’importance de la ville comme point d’ancrage juridictionnel pour les officiers royaux. Ils permettent de réaffirmer son statut de capitale régionale, auquel on sait qu’elle tenait vivement et qu’elle se disputait à la fois avec Riom, capitale ducale, et avec Clermont, capitale épiscopale531. C’est toute la supériorité d’une capitale royale qui s’exprime et qui, « située au centre de l’Auvergne (…) en était comme le carrefour532 » : elle en devient alors, provisoirement, le centre. L’appel des sentences des tribunaux de l’apanage étant toujours porté au parlement de Paris en dernier ressort, la délocalisation partielle et solennelle de celui-ci, précisément à Montferrand, est un coup symbolique et stratégique porté aux juridictions ducales.

D’autre part et très concrètement, la délimitation du ressort embrasse de manière frappante la principauté bourbonnaise. Bref intermède à ces lents et patients grignotements effectués par les officiers royaux, Montferrand est par la vertu des grands jours le centre d’un vaste ressort qui se superpose et même englobe l’ensemble des possessions bourbonnaises. C’est un véritable saut qui s’opère, et qui ne peut être qu’opportun pour les progrès de la justice royale en Auvergne. Loin des « molestations533 » dont se seraient rendus coupables les officiers – royaux comme ducaux – afin de contraindre les justiciables à présenter leurs causes lors de leurs assises respectives, les grands jours témoignent d’une volonté politique venue d’en haut. Ils court-circuitent provisoirement – mais radicalement – les allers et venues entre malversations locales et interminables procès parisiens534.

530. O. Mattéoni, Un prince face à Louis XI, op. cit., p. 49 et suivantes. 531. A. Bossuat, Un bailliage royal à Montferrand, op. cit., p. 140-142. 532. Ibid., p. 142.

533. Ibid., p. 27.

534. Celles-ci se poursuivent bien au-delà du milieu du XVe siècle. L’acmé du conflit consistant certainement en la

nouvelle tenue de grands jours en Bourbonnais en 1481, cette fois dans une toute autre perspective, celle de juger les abus des officiers ducaux. Voir O. Mattéoni, Un prince face à Louis XI, op. cit., p. 217-288.

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FIGURE VIII

La justice royale dans la principauté bourbonnaise dans les années 1450 : le ressort annoncé des grands jours de Montferrand535