• Aucun résultat trouvé

2. La politique des apanages (années 1360-1370)

2.2. La politique judiciaire des apanages

2.2.1. Les intentions royales

Jusqu’alors, les textes par lesquels étaient constitués, modifiés ou accrus des apanages depuis le XIIIe siècle n’apportaient guère de précision quant à la justice d’appel devant s’y exercer : tout au plus y était-il précisé que l’apanagiste devait détenir, parmi les divers droits, « appartenances et dépendances » des domaines concernés, la haute, basse et moyenne justice135. Au cours du second

132. ORF, vol. 6, p. 26-30 ; 45-48 ; 49-53 et 54-55.

133. Raymond Cazelles a qualifié le premier l’ordonnance sur la majorité des rois de France comme la « première loi constitutionnelle de la monarchie française », Société politique, noblesse et couronne sous Jean le Bon et Charles V, Genève-Paris, 1982, p. 580. Cette piste a été depuis approfondie par des travaux nombreux, que nous ne saurions citer ici de manière exhaustive, de même que le contexte intellectuel de cette législation. Voir notamment G. Giordanengo, « De la Faculté de Décret aux negocia regis. Une répétition d’Evrard de Trémaugnon », dans J. Krynen et A. Rigaudière (dir.), Droits savants et pratiques françaises du pouvoir, Bordeaux, 1992, p. 211-251 ; F. Autrand, « La succession à la couronne de France et les ordonnances de 1374 », dans J. Blanchard (éd.), Représentation, pouvoir et royauté à la fin du Moyen Âge, Paris, 1995, p. 25-32, qui replace cette série d’ordonnances dans un contexte européen, entre influence impériale et papale ; J. Krynen, « ‘Le mort saisit le vif’. Genèse médiévale du principe de l’instantanéité de la succession royale française », Journal des savants, 1984, p. 187-221 ; Id., L’Empire du roi. Idées et croyances politiques en France. XIIIe-XVe siècle, Paris, 1993, p. 135-153 ;

plus spécifiquement sur la première et la plus célèbre des ordonnances, voir surtout A. Rigaudière, « La Lex vel constitutio d’août 1374 », dans J. Claustre, O. Mattéoni et N. Offenstadt (dir.), Un Moyen Âge pour aujourd’hui. Mélanges offerts à Claude Gauvard, Paris, 2010, p. 169-189. Enfin, sur le beau préambule de cette même ordonnance, voir G. Brunel, Images du pouvoir royal : les chartes décorées des Archives nationales, XIIIe-XVe siècle, Paris,

2005 ; et surtout S. Barret, B. Grévin, Regalis excellentia : les préambules des actes des rois de France au XIVe

siècle, Paris, 2015, passim, ainsi que B. Grévin, Histoires textuelles (XIIe-XVe siècle), dossier pour l’obtention de

l’habilitation à diriger des recherches, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2015. 134. A. Rigaudière, « La Lex vel constitutio d’août 1374 », art. cité, p. 187.

135. Voir les pièces justificatives édités dans L-F. Du Vaucel, Essai sur les apanages ou mémoire historique de leur établissement, vol. 1, Paris, 1780, p. 113 et suivantes.

47

XIVe siècle, des lettres données par le roi viennent préciser l’organisation juridictionnelle des apanages et donc du royaume. Dès 1337, une ordonnance de Philippe VI organise la justice d’appel dans le comté d’Alençon, détenu par son frère, sans pour autant expliciter la création d’une instance dédiée136. En 1344, Philippe VI accorde à son fils puiné, Philippe d’Orléans, outre le duché d’Orléans et le comté de Valois, le comté de Beaumont-le-Roger et la vicomté de Breteuil137. L’année suivante, il ordonne à tous les vassaux de ces espaces de lui prêter hommage138. Enfin, par de nouvelles lettres données deux ans plus tard, en 1348, il lui accorde le droit de tenir des grands jours : en Normandie pour ses sujets normands, à Paris ou ailleurs pour le comté de Valois139. Il s’agit de la première lettre conservée dédiée à l’organisation de la justice d’appel dans l’apanage concédé, par la tenue de grands jours. Par la suite, des lettres spécifiques viennent souvent compléter celles qui constituent ou accroissent les apanages, lesquelles n’apportent toujours guère de précision sur ce point. Ainsi Charles V accorde à son frère Jean, en 1366, et à son frère Louis, en 1371, des lettres les autorisant à tenir ou faire tenir des grands jours – dès lors et systématiquement appelés comme tels140. Rappelons que la situation de la Bourgogne est quant à elle un peu plus complexe : lorsque Jean le Bon proclame son rattachement au domaine royal en 1361, il y maintient les « jours generaux » de Beaune et attribue même la souveraineté judiciaire au duché141. Le don de ce même duché à Philippe, son dernier fils, en 1363, confirmé par Charles V, change évidemment la donne : les institutions bourguignonnes sont certes maintenues, mais à la réserve des droits « de supériorité et de ressort142 » – ce qui fait en théorie des jours généraux de Beaune des grands jours. Enfin, de telles lettres n’ont pas été conservées pour l’apanage de Louis d’Orléans à la fin du XIVe siècle – duché de Touraine et comtés de Valois et de Beaumont-sur- Oise en 1386, duché d’Orléans en 1392143 – mais on en possède pour le comté de Vertus – qu’il

136. « Déclaration du roi Philippe de Valois, que le comte d’Alençon, son frère, ait pour les gens de ses comptes, ressort et connoissance des appellations de ses baillis au Perche », éditée dans L-F. Du Vaucel, Essai sur les apanages, op. cit., pièce justificative n°16, p. 140-142. À cette date, un échiquier d’Alençon existe déjà depuis le début du siècle, mais il faut attendre 1379 pour que soient formellement accordés au comte le droit de grands jours pour le comté du Perche, même si ces lettres entérinent probablement une situation plus qu’elle ne la crééent. Voir F. Mauger, « Le dernier apanage. Administration et gouvernement des comtés d’Alençon et du Perche (1290-1525) », op. cit., p. 588.

137. AN, KK 4, n°1. En échange de cet accroissement, Philippe d’Orléans cède le Dauphiné à son frère aîné, Jean. 138. Le texte est édité dans l’Essai sur les apanages ou mémoire historique de leur établissement, op. cit., pièces

justificatives, XVIII, p. 145.

139. BnF, NAF 7990, f. 319, édité dans R. Cazelles, La société politique et la crise de la royauté sous Philippe de Valois, Paris, 1958, p. 455-456.

140. Lettres pour le duc de Berry en 1366 : AN, J 185 A, n°13, édité par R. Lacour, Le gouvernement de l'apanage de Jean, duc de Berry (1360-1416). Paris, Auguste Picard, 1934, pièce justificative n°8. Lettres pour le duc d’Anjou : ORF, vol. 5, p. 435 et A.N., K 214, n° 23.

141. ORF, vol. 3, p. 534. Ces lettres sur le gouvernement du duché de Bourgogne précisent effectivement que « la justice des pays dudit duché sera gardée et gouvernée quant à présent par baillis et chanceliers, auditeurs et notaires, jours generaux et ressorts ez lieux accoutumez, par la manière que l’on l’a fait au tems passé, sans innovation aucunne, ne ne pourra l’en appeler des jours generaux dessus dit. »

142. L-F. Du Vaucel, Essai sur les apanages, op. cit., pièces justificatives n°21, p. 155. 143. ORF, vol. 7, p. 467-469.

48

récupère par son mariage avec Valentine Visconti – qui laissent entendre que le duc s’était bien vu accorder ce droit pour le reste de ses terres144.

Si on observe ces textes organisant les grands jours, qu’il s’agisse de ceux du duc d’Orléans, de Berry ou d’Anjou, on y retrouve les mêmes motifs. Le droit, d’abord, au nom duquel le prince peut tenir ses grands jours, soit la pairie, systématiquement soulignée dans les textes, et dont découle le ressort – toutes les terres tenues du roi par le prince en pairie145. L’importance, ensuite, du bon exercice de la justice dans l’apanage du prince – les grands jours doivent être une garantie contre l’imperfection des juges locaux pour les justiciables, et constituent également une justice de proximité : Philippe d’Orléans doit ainsi tenir, pour ses sujets normands, ses grands jours en Normandie « ainsy que ceux de Normandie par raison des dits grans jours ne seront pas tenus d’aller hors Normandie146 ». Les grands jours, présentés comme une concession tournée vers les sujets du prince qui ont désormais accès à une justice d’appel de proximité, apparaissent comme le pendant du privilège de pairie – qui permet à son détenteur de ressortir directement au parlement de Paris. L’annualité des sessions, enfin, que le roi tente d’imposer dans ses lettres à partir de 1366147. Ces éléments, auxquels il faut ajouter la réaffirmation constante d’un appel toujours possible en dernier ressort en parlement à Paris, témoignent d’une pleine maîtrise de la stratégie institutionnelle de la royauté concernant les grands jours des apanages, qui illustrent bien la volonté de faire des institutions princières de véritables relais juridictionnels. Au-delà des intentions de la royauté, quels furent les conséquences effectives de l’établissement des grands jours sur le ressort du parlement de Paris et les structures judiciaires du royaume ?

144. ORF, vol. 8, p. 585. Ces lettres rappellent les conditions selon lesquelles Louis d’Orléans pouvait déjà « faire tenir ses grans jours en ses duchié d’Orleans et contez de Valois et de Beaumont, en ses terres de Champagne, de Brie, de Normandie et d’aileurs. » Le comté de Vertus avait été érigé par Jean le Bon pour la dot de sa fille Isabelle de France à l’occasion de son mariage avec Jean Galéas Visconti. C’est leur fille qu’épouse Louis d’Orléans en 1389.

145. On manque de travaux récents rur la notion mouvante de pairie, notamment pour expliquer l’importance de celle-ci dans les rapports entre le roi et les princes. On peut souligner que si le duc de Bourbon met clairement en avant son titre de pair, notamment dans sa titulature, ce n’est pas le cas du duc de Berry – sur ce point nous nous permettons de renvoyer à M. Barry, C. Lescuyer, C. Rager, E. Schmit et M-E. Sterlin, « Imitatio regis ? Pour une diplomatique des actes de Jean de Berry », dans Jean de Berry et l’écrit, Paris, 2018, p. 21-36. Pour le duc de Berry, on ne trouve en effet nulle part mention de la pairie dans les actes de chancellerie. À noter qu’elle figure en revanche sur plusieurs de ses sceaux : voir M-A. Nielen, Corpus des sceaux français du Moyen Âge, t. 2 : Les sceaux des Reines et des enfants de France, Paris, 2011, p. 231-234.

146. BnF, NAF 7990, f. 319.

147. Dans ses lettres pour le duc de Berry : « … il puisse tenir et faire tenir par autres ses grans jours a Paris en certain lieu ou en sesdictes duchiez ou en l’une d’icelles ou bon lui semblera en lieu ou lieux convenables ausquiex l’en ressortira sanz moien de ses baillifs ou ses autres juges et non a nous ou autre court, pourveu qu’il les tiegne chascun an ». R. Lacour, Le gouvernement de l'apanage de Jean, duc de Berry, op. cit., pièce justificative n°18.

49